La mansuétude et le contrôle de lui-même dont fit preuve le scythien étonna le champion du Nord. Il semblait avoir anticipé une réaction violente de la part de ce dernier. Mais frapper un homme ainsi en public, apparemment gratuitement, lui aurait sans doute valu au mieux de sérieux ennuis, au pire la disqualification voire même une sanction pénale ! Il était assez curieux de constater qu’en Bretonnie, on pouvait frapper et même parfois tuer quelqu’un par inadvertance lors d’un tournoi sans que cela ne choque personne, mais que donner une leçon à une brute qui la méritait mille fois, après la fin d’un duel, aurait été perçu avec une sévérité extrême. Sans doute y avait-il là une question d’honneur.
Sur le chemin du champ des duels jusqu’à sa tente, Raël n’y coupa pas : à ce stade du tournoi, il était devenu une petite attraction, il commençait à se faire un nom et une réputation parmi les spectateurs, et dut composer avec un petit « fan club » d’une dizaine de personnes maximum qui le suivit un moment en le harcelant de compliments, de bravos et autres remarques. Une femme qu’il n’avait jamais vue auparavant lui lança même un « épouse moi, champion du Sud ! ». Ce moment, après la fatigue accumulée d’un combat qui se ressentait d’autant plus une fois l’adrénaline retombée, était certes flatteur, mais sans doute aussi dérangeant. Heureusement, des gardes de l’organisation intervinrent pour écarter les importuns et faire place nette à notre héros.
Quant à Ranya Labelle, qui l’attendait dans sa tente, elle était enchantée et soulagée par la victoire de Raël, sans parvenir toutefois à cacher son appréhension. Elle fut très surprise, positivement, de la réaction du combat à son égard suite à son combat. Il se souciait du sort de ses amies ! Il était rare, dans le dur monde des filles de joie de ce pays machiste, de voire un client s’intéresser à quoi que ce soit d’autre que le pur plaisir charnel qu’il pouvait tirer du corps de ces péripatéticiennes, qui plus pour est un participant étranger en lice pour remporter un grand tournoi.
Durant une dizaine de secondes, la belle Labelle resta coite, bouche bée par tant de sollicitude. Elle paraissait troublée, presque gênée même. Un bref instant, un frisson parcourut son corps qu’on aurait dit ciselé par un sculpteur de talent. Puis elle rougit légèrement et baissa les yeux, s’inclinant dans une révérence pour prendre congé, en balbutiant un remerciement presque inaudible. Sur ce, elle fit volte-face et disparu derrière le battant de toile, laissant le guerrier victorieux seul dans sa tente.
Le scythien était en pleine introspection lorsque l’arrivée de Thibault de Pongevin interrompit le fil de ses pensées. Le jeune chevalier errant paraissait préoccupé. Si Raël y avait prêté attention, il savait que Thibault lui aussi s’était qualifié pour les phases finales de l’évènement, les duels à élimination directe. En revanche, il n’avait pu assister au duel de ce dernier, qui s’était déroulé peu après le sien. Et c’était bien de ce sujet que de Pongevin souhaitait parler.
Le bretonnien semblait amer et inquiet. Il avait de grand cernes sous les yeux et paraissait las, et très très fatigué. Il emmena Raël dans un champ un peu à l’écart du campement du tournoi, qui était vide à cette heure ci. L’endroit était plat et l’on pouvait voir loin, il n’offrait aucune cachette possible, et même s’il n’était pas très discret et qu’on pouvait être vu de loin, au moins pouvait-on y parler tranquille sans peur d’être espionné, confia Thibault en ces termes, à voix basse comme si malgré tout il craignait d’être écouté :
-Désolé de vous avoir emmené si loin mon ami. Mais je devais être certain qu’on ne nous suivait ni ne nous écoutait pas.
Je ne sais trop comment dire cela… Aujourd’hui, je me suis confronté dans mon premier duel à un certain Yvon Bamorel, le mercenaire bretonnien soutenu par certains marchands de la ville qui ne font pas partie de la Confrérie du Phare.
Je ne saurais pas dire quoi ou pourquoi, mais s’il y a une chose dont je sois sûr, c’est que quelqu’un au moins veut que cet Yvon avance dans le tournoi et qu’il semble prêt à tout pour cela. Dès le tirage au sort, j’ai eu l’impression gênante de sans cesse être suivi. Puis les lettres menaçantes, les propositions alléchantes mais déshonorantes pour le laisser gagner, venant chaque fois de l’extérieur, n’ont pas cessé d’affluer. Depuis les incidents auxquels vous n’êtes pas étranger, la Confrérie a renforcé les mesures de sécurité autour des candidats, et j’étais donc sous bonne garde : on n’a rien tenté contre moi directement, la Dame soit louée. Mais...
Qui qu’ils soient, ils n’hésiteront pas. Je devais être perçu comme une menace mineure, ils n’ont donc pas trop insisté, mais j’ai quand même reçu une fausse lettre soi-disant rédigée par un serviteur de ma mère, me disant qu’elle était gravement malade, trop faible même pour écrire et me demandant de venir à son chevet avant qu’elle ne meure. Fort heureusement, j’avais reçu deux jours avant une autre missive de sa main qui contredisait cette version. Il y a aussi eu des menaces, des propositions financières, des pressions diverses comme des gens qui faisaient un boucan chaque nuit juste hors de portée des gardes de ma tente pour m’empêcher de dormir et s’évaporaient à chaque fois que je sortais. Je devais en permanence garder mon équipement et mon cheval sous bonne garde, car les gardes ont repéré des tentatives de la part d’intrus inconnus de s’en approcher, qui ont pris la fuite dès qu’on tentait de les appréhender.
Evidemment, je ne peux rien prouver sinon je serais déjà aller voir Jeannot. De toute façon, j’accepte ma défaite, certes j’avais été privé de sommeil, mais il n’en reste pas moins qu’il m’a battu sur le terrain : Yvon reste un adversaire dangereux en lui-même. J’ignore d’ailleurs s’il est au courant ou non du petit manège qui se joue autour de lui pour l’avantager.
Je sais que vous n’en êtes pas encore là, mais selon le tableau, Yvon Bamorel pourrait vous rencontrer en quart de finale, dans trois matchs. Et vu votre trempe, ça m’étonnerait que vous ne soyez pas déjà épié et écouté à toute heure de la journée et de la nuit. Restez sur vos gardes messire Khem. Vous méritez de gagner ce tournoi, et vous faites peur à beaucoup de monde. La Confrérie de Phare a parié sur vous, et elle a la réputation d’être honnête. Mais ce n’est pas forcément le cas de tous les concurrents, gardez cela à l’esprit.
Sur ce, je vous laisse vous reposer, passez une bonne nuit, et toutes mes félicitations pour votre magnifique victoire sur ce barbare !
Pour la deuxième fois à cette phase de la compétition, Raël pénétrait dans l’arène. En jeu, il y avait une place en huitièmes de finale. Cette fois-ci, son concurrent viendrait de nouveau du Nord, mais d’un pays bien plus civilisé. Bogdan Volkov était un combattant d’élite, un homme rompu aux affrontements permanents contre le chaos plus qu’aux tournois. Fort heureusement pour le scythien, les règles de l’évènement bretonnien ne permettraient pas au kislévite d’exprimer certains talents utiles dans une guerre mais de peu d’intérêt ici, comme la survie, l’orientation, ou encore le tir à l’arc. Il n’en restait pas moins que deux combattants d’exception se faisaient face et que tous deux avaient bien l’intention de décrocher une place en demi-finales.
Volkov était équipé d’une armure légère intégrale d’excellente facture en cuir renforcé ça et là. Il était monté sur un cheval de son pays rompu à la guerre, mais moins majestueux, rapide et puissant qu’Asaph. Toutefois, l’osmose entre cheval et cavalier était certaine –sans doute le duo était-il bien rôdé-, et Raël sut reconnaître là un expert en combat monté, qui ne lui céderait rien. L’affrontement serait rude, car le kislévite était également doué à pied. En fait, il n’avait pas vraiment de « faiblesse », mais était très polyvalent.
Pour le combat, il était armé d’une lance, d’une épée longue, d’un petit bouclier rond, et d’une dague au cas où. Il salua son adversaire lorsque les deux entrèrent en piste.