Rédigé par Reinhard Faul, Assistant MJ
La mère de Robin, qui avait habituellement la réputation d’avoir la tête sur les épaules, tournait autour de son fils en lui répétant avec inquiétude des recommandations déjà données, des informations connues depuis bien longtemps et des conseils qu’il entendait depuis qu’il savait marcher. Écoute bien ce qu’on te dit, ne rêvasse pas comme d’habitude, ne voûte pas les épaules, est-ce que tu as bien mis ta gourde dans ton sac ?
Mais après avoir harcelé une énième fois son fils à propos de son paquetage, la pauvre femme (qui se prénommait Héléna) se rendit compte qu’elle était en train de lui tourner autour en radotant, et que le garçon devait déjà être bien assez inquiet à l’idée de quitter le nid. Elle s’excusa :
« Pardonne-moi, je sais que tu es prêt, c’est seulement que… »
La mère de Robin, peu habituée à parler de ses sentiments, fit un geste du bras en direction de la cuisine. Elle voulait signifier que son absence autour de la table allait l’attrister, mais ne trouvait pas les mots. Afin de cacher son trouble, elle changea de sujet :
« Puis je sais que je te l’ai déjà expliqué, mais c’est important pour moi… la prêtresse Sofia du Val-au-Cerf, c’est… c’est quelqu’un dans la région. Je ne voudrais pas qu’elle pense que je lui envoie un bêta incompétent. Enfin je sais que j’ai fait ce que j’ai pu avec toi, mais… mais c’est Soeur Sofia. C’est une personnalité, comme on dit. »
Héléna ne développa pas sur cet euphémisme mystérieux. Elle retourna près de la seule fenêtre de la cuisine de leur chaumière afin d’observer le portillon du jardin.
Il était prévu que Soeur Sofia passe chercher Robin et qu’ils montent ensemble dans la charrette du rémouleur qui faisait sa tournée dans la région. On parlait d’un voyage de six heures, mais le jeune homme ne l’avait jamais effectué auparavant.
Le village de Val-au-Cerf n’était pas loin, seulement, il s’en trouvait d’autres bien plus accessibles, ce qui expliquait que l’initié ne s’y soit jamais rendu. C’est qu’il fallait contourner le val qui donnait son nom à la localité. Selon les normes en Averland, pays de bocages, de collines douces et de rivières au flot tranquille, c’était une forêt primaire aux reliefs dangereux. Pour le reste du monde, c’était une zone boisée de cinq kilomètres de large qu’un enfant aurait pu traverser. Il y a quinze ans, une vieille dame s’y était tordu la cheville dans un pierrier en cueillant des champignons. On en parlait encore. La seule difficulté que posait le lieu, c’était que les chariots n’y passaient pas.
Ce qui faisait en réalité la réputation du Val-au-Cerf et qui rendait Héléna nerveuse, c’était son abbaye. Elle était assez petite selon les standard de l’Averland, accueillant sept prêtres et prêtresses de Taal et Rhya, mais, ça, Robin ne pouvait pas le savoir, n’ayant pas de quoi comparer. Elle avait sans doute été construite à une période donnée par quelqu’un, mais le jeune homme n’avait jamais eu l’idée de demander quand et par qui. Pas que ça change quoi que ce soit, qu’elle ait été construite il y a cent ans ou deux millions d’années, ce n’est pas ça qui lui donnait une réputation fameuse dans la région.
Même si Robin n’était jamais allé au Val-au-Cerf, il avait déjà vu au marché des étals débordants portant l’enseigne de l’abbaye (des cornes de cerf enveloppé de lierre). Elle avait des vergers débordants de pommes, et tous les produits en découlant. Du cidre, de la confiture, du pommeau, un espèce de gâteau au miel aussi dense qu’une brique qui pouvait se conserver un mois. Pour sa fortune, elle possédait non pas dix, pas vingt, mais trente têtes de Longues-Cornes d’Averland, qui donnait un fromage au parfum de fleurs. La mère de Robin avait de nombreuses fois fait le voyage jusqu’à l’Abbaye pour leur acheter des herbes de leur jardin médicinal. Ils avaient des variétés et des essences qu’on ne trouvait nul par ailleurs. Bref, une place là-bas, c’était l’assurance de repas nombreux et suffisants, d’activités intéressantes et de gens sympathiques à rencontrer. Le rêve de toute mère. C’est pour cela qu’Héléna était nerveuse. Elle, elle était prêtresse dans un village bien plus modeste d’une cinquantaine d’habitants. Son mari étant chasseur, ils vivaient à l’écart, ce qui lui convenait très bien. Le Val-au-Cerf comptait, quoi ? Deux cents familles ? Pour la pauvre femme qui n’était jamais allé à plus de trente kilomètres de son lieu de naissance, c’était la grande ville. Il lui avait fallu beaucoup de courage pour aller jusque là-bas et demander une faveur. C’était pour ça qu’elle fixait la fenêtre comme si sa vie en dépendait, aux aguets et en silence.
Robin sursauta donc quand elle poussa un cri :
« Lui ?! Qu’est-ce qu’il fiche ici ? »
Héléna se tourna vers son fils et expliqua à toute vitesse :
« Frère Moritz est de Val-au-Cerf aussi. Il sert Taal. Il est… gentil, mais il y a une chose qui compte plus que tout pour lui… »
Et Robin ne sut jamais ce qui comptait plus que tout parce que l’homme était déjà en train de frapper à la porte, et sa mère alla ouvrir en lui donnant un ordre d’une voix anxieuse :
« Ne dis rien ! Laisse-moi parler ! »
Le prêtre Moritz était un homme brun d’une cinquantaine d’année au physique atypique pour la région. Plutôt petit, maigre et sec comme une vieille pomme toute ridée, il avait la peau si abîmée par le soleil qu’elle ressemblait à du vieux cuir. Ses yeux étaient plissés et injectés de sang. Il était habillé comme tous les paysans de la région quoiqu’un peu plus sale. Des débris de végétaux avaient trouvé leur chemin jusque dans ses cheveux et il avait des traces de boue dans le dos, comme si il s’était roulé par terre. Il portait un sac étrange, harnaché autour de sa poitrine par beaucoup plus de sangles qu’il n’est nécessaire. Il dégagea une aura de nervosité et de folie douce dès qu’il passa la porte, car il se précipita sur Robin pour lui dire la réplique préférée des adultes énervants :
« Ouuuuh c’est le petit ? Oh la dernière fois que je t’ai vu tu étais grand comme ça ! »
Et il désigna une distance avec ses mains convenant mieux pour mesurer un poisson qu’un bébé.
« Tu étais rigolo comme tout ! T’arrêtais pas de te tripoter le…
- Où est Sofia ? »
Héléna semblait tendue. Moritz lui répondit d’un ton serein :
« Elle est souffrante. Elle a dit que c’est pas grave. Elle a dit que je devais passer prendre le gamin.
- Rien d’autre ? Tu lui as proposé d’aller chercher Frère… »
Le prêtre de Taal lui coupa la parole d’un geste agacé de la main, et expliqua :
« Évidemment. Elle m’a dit d’aller me faire enculer. »
La mère de Robin, qui n’aimait pas les gros mots et possédait même le sang froid de crier « punaise » quand elle se cognait le petit orteil dans un coin de meuble, hocha la tête d’un air entendu. Il semblait naturel que, en ce qui la concernait, si Soeur Sofia disait à Frère Moritz d’aller se faire enculer, le pauvre homme pouvait bien se pencher en avant et écarter les fesses. Héléna conclut donc par :
« Bon. On va faire comme ça alors. Tu prends soin de Robin hein ? »
Moritz roula des yeux en râlant :
« Oh, ça va, l’abbaye est pas si loin ! Je suis déjà allé jusqu’à Parravon moi ! »
« Je vais pas le casser en plus, t’as vu la taille du gamin ? »
Héléna le coupa dans ses récriminations d’une voix tremblante, comme parlant à elle-même :
« Bon, oui, vous êtes avec le rémouleur, il va directement là-bas, ça devrait aller… »
Puis, se forçant à sourire à son fils :
« Mais je ne vais pas vous retarder plus longtemps hein ? Transmets mes remerciements à Sofia. »
Tout le monde se dit au revoir, à plus tard, bonne chance, repasse quand tu veux, au pire c’est pas loin, et Robin partit vers sa nouvelle vie assis à l’arrière d’un chariot de rémouleur à côté de Frère Moritz.
Celui-ci, immédiatement après s’être assis, présenta des signes de nervosité évident. Puis, semblant prendre une décision après avoir regardé en tous sens, sortit une étrange cigarette de son étrange sac. Robin connaissait l’odeur du tabac, mais ceci était différent. Plus épicé. Le prêtre de Taal en pris une bouffée avec un plaisir manifeste, puis s’adressa à son tout jeune et tout nouveau collègue :
« C’est mon petit truc à moi, je fais pousser ça dans ma cabane dans le Val, un peu loin… je te propose pas de fumer parce que tu vas être tout parano et tout mou quand on va arriver au village. T’as de la chance, on arrive juste pour le festival en plus ! C’est tout décoré, y a plein à manger, et puis y a un grand feu… »
Frère Moritz hocha la tête d’un air demeuré, perdu dans ses pensées, puis il reprit :
« Enfin je disais ? Oui ! Fumer ! Je t’apprendrai ! Moi je trouve qu’on ressent mieux les dieux, on est vraiment connecté à la présence de la terre… tu verras, c’est chouette. »
Le prêtre de Taal claqua ses paumes sur ses genoux si fort que de la cendre vola partout, puis déclara d’un ton enthousiaste :
« Mais ça fait plaisir d’avoir un jeune ! J’en ai marre de voir les mêmes faces ridées depuis dix ans. Les gamins de Val-au-Cerf, ils veulent tous aller à la ville ! Ils partent tous ! À Wuppertal ! À Longingbrück, et même… »
Il ajouta ce détail les yeux écarquillés, déployant les mains comme si il révélait le secret du feu aux hommes :
« À Streissen ! C’était la petite du père Machin là, je sais plus. Sa mère était là-bas, elle l’a rejoint. ‘sont tous cons comme des chaises de toute façon dans cette famille. Bref ! »
Il changea de sujet :
« Tu vas voir, tu vas être bien. Je t’emmènerai en tournée chez les gens. Normalement, c’est Sofia qui s’en occupe, mais comme elle est souffrante… enfin c’est ça consiste à aller voir les femmes enceintes, les bébés, les vieux, les gens malades… Moi normalement je fais que les soins vétérinaires, c’est du boulot d’assurer les deux mais bon… j’ai quelqu’un pour m’aider maintenant, hein ? »
Il fit un grand sourire très sincère à Robin, puis regarda ses pieds.
Le prêtre quant à lui leva le nez et s’adressa au rémouleur qui conduisait en silence :
« À droite ? Ouais ouais c’est ça hein. Dis voir, ça fait longtemps que t’es venu au Val ? »
Et le Frère Moritz commença une longue logorrhée à l’adresse du rémouleur qui avait une diction qu’on pourrait avoir la politesse de décrire comme particulière. C’était comme voir un spectacle de guignol. Le prêtre déclara que les rémouleurs c’était très bien, parce que sinon les couteaux ne coupent pas, et c’est quand même pratique d’avoir des couteaux qui coupent, sinon où irait-on ? Puis il se souvenait que sa mère avait des ciseaux de couturière, et qu’il fallait les aiguiser aussi, enfin c’était beaucoup d’ouvrage tout ça. Le rémouleur répondait par des grognements et des mots appartenant à un patois qui avait dû disparaître depuis cent ans.
Personne ne pouvait reprocher à Robin de s’endormir la tête posée sur son sac.
Quand le jeune homme se réveilla, il faisait presque totalement nuit et l’air se rafraîchissait. Le chariot avançait vers le centre du bourg. Il pouvait déjà en voir les illuminations, en cette occasion de fête. Un Moritz complètement défoncé interpella Robin qui ouvrait les yeux :
« Tiens, tu as fini par te réveiller ? »
Puis, à contretemps, il lui secoua l’épaule alors que le pauvre garçon était déjà en train de s’appuyer sur son coude pour se lever. En se redressant, celui-ci pouvait découvrir la place principale du Val-au-Cerf.
Le village avait visiblement été construit autour d’un croisement de route, avec son unique auberge pour les rares voyageurs, un temple, un entrepôt, quelques boutiques, quelques maisons en pierre (la région était assez riche pour en avoir), voilà tout le spectacle que pouvait offrir le Val à un jeune gars avide de découvrir le monde.
Néanmoins, c’était jour de fête. Comme partout ailleurs. Il s’agissait du solstice d’été, un classique. Ici, on mangeait, on décorait les maisons et on brûlait une effigie en paille sur un grand feu de joie. Rien de très original, vraiment, mais très mignon. Si les guirlandes qui festonnaient les deux rues du village n’étaient faites que de modestes fleurs des champs, elles étaient nombreuses et tressées avec soin. L’auberge avait sorti toutes ses tables et ses chaises, et il devait être bien agréable de manger toute cette nourriture posée là en extérieur dans la chaleur de la fin d’après-midi qui imprégnait encore un peu les lieux. Quand il commencerait à faire froid, on allumerait le feu et on danserait.
Mais Robin et Moritz n’eurent pas le temps de s’éloigner à plus de un mètre de la charrette avant qu’un petit vieux ne les interpelle.
Pas n’importe quel petit vieux. Ses vêtements n’étaient pas détonants pour la campagne, mais visiblement de meilleure facture et plus propres que le paysan standard. Plus encore, toute sa gestuelle et sa façon de parler indiquaient la confiance en soi et en l’avenir, un naturel causeur et hospitalier. Il accueillit le prêtre de Taal ainsi :
« Le père Moritz ! Et c’est votre nouvel initié ?! »
Le bonhomme adressa à Robin un immense sourire de bienvenue et le salua par un :
« Je croyais qu’il n’arrivait que demain ! Quelle chance ! Enfin pardon, je devrais me présenter. »
Il toussota avec une gravité visiblement simulée afin de détendre l’atmosphère, puis déclara :
« Herr Walten, représentant local du Seigneur ! Bourgmestre, dit plus simplement. Je m’assure que les comptes tombent juste et que tout le monde s’en sorte avec au moins ses vêtements sur le dos, hihi ! Bien sûr il m’est peut-être arrivé de fermer les yeux quand il a fallu refaire le toit du cloître après la tempête de 82… »
Moritz eu l’air extrêmement embarrassé et siffla entre ses dents :
« Dis pas ça devant le gamin ! Et si le vieux en entend parler ?
- Oh, lui ? Pfffff… le Seigneur est pas venu par ici depuis l’époque de mon grand-père. Ses terrains de chasse préférés sont carrément à l’opposé, à l’Est. Mais revenons-en au petit. Il est arrivé avant le feu de joie, par conséquent… »
Le prêtre de Taal cracha d’un ton indigné :
« Tu ne vas pas lui taper du pognon alors qu’il en a encore jamais gagné ?! Il vient d’arriver !
- C’est deux pièces de cuivre ! Et connaissant Héléna, je suis sûr qu’elle n’a pas laissé son bébé partir sans rien. Puis tu ne vas pas me faire la morale non ?! C’est moi qui aie aidé ta pauvre maman à t’accoucher. Alors laisse-moi expliquer au petit notre petite coutume. »
Moritz avait la mine contrite de quelqu’un de cinquante ans qui vient de se faire rappeler qu’il a eu une mère. Herr Walten se tourna vers Robin et expliqua :
« On a une petite loterie par chez nous, on gagne pas grand-chose mais ça sert à financer quelques bricoles. Des réparations de toit, un cadeau de mariage, des petites bêtises... Tu n’es pas obligé de jouer bien sûr ! C’est normal si tu ne veux pas, tu viens d’arriver. Tu vois l’effigie en paille là-bas ? »
Le vieillard montra du doigt une silhouette posée sur le bûcher. : de la paille nouée ensemble pour figurer vaguement les bras et les jambes.
« On a mis du bois bien bien sec et des bandes de cuir à l’intérieur pour que ça brûle longtemps... Sinon on irait tous se coucher dans une demi-heure et ça, ça serait bien dommage pas vrai ?! Tous les ans, tout le monde parie combien de temps l’effigie va mettre à brûler. On s’est organisé : il y a un tableau noir posé devant le Temple, avec un tableau. Tu peux choisir ton créneau avec les craies à côté… »
Puis il ajouta en tapant l’épaule de Robin :
« En plus le ticket de loterie donne droit à une des tourtes de notre Hanna ! Vu que tu es tout nouveau tu dois en goûter une ! T’en penses quoi ? »