- "Ah, eh bien voilà qui est parfait, cela fera moins de choses à enlever de votre affaire. Allons, allons, rangez cela, je ne vais pas vous tester dans l'instant ! Vous serez payée à la semaine, sans compter les voyages et les suffisances. En guise de bienvenue, vous n'avez rien à payer pour ce trajet. Nous règlerons tous les détails écrits une fois arrivé à une auberge digne de ce nom, c'est-à-dire loin d'ici.
- Herr Georgius !
- Oui, ho, ça suffit vos affaires ! On est ni des roublards ni des rustres, on n'a pas à courir après le blizzard, enfin ! Tsss, allez montez, ma petite. L'hiver est déjà là où nous allons.
- Et qui va payer pour sa place ?
- Considérez qu'elle prend la place de l'idiot qui m'a fait faux-bond. J'avais payé pour deux, de toute façon. A moins que vous ne vouliez renégocier...
- Montez, ou je vous sonne.
- Bien, bien !"
Et voilà qu'en un claquement de porte et de fouet, ils furent lancés, dévalant sans doute dans la cohue de la porte Nord, ou entre les travées de boue de l'avenue pavée. De son point de vue, Tétradie avait été cordialement accueillie par les trois autres passagers à l'intérieur de la carriole, puis sèchement reçue par les planches du fond, étant donné le coup-sec du départ. La face quelque peu pliée, un jeune moustachu aux yeux rieurs l'aide à se remettre du choc soudain.
- " Allons, asseyez-vous là, je vais m'écarter. Klosel, tu veux bien ... ?
- " Oui oui, venez donc monsieur."
Désormais assise convenablement, voilà une scène bien plus confortable qui se dessine : L'intérieur du fiacre se décompose en deux bancs molletonnés se faisant face, l'un avec un dossier cloué, tandis que l'autre n'a que deux maigres coussins d'angle pour s'appuyer. Chaque porte du véhicule est parée de rainures pour ne pas se coincer les doigts lors des chocs ou des potentielles fermetures/ouvertures accidentelles, ainsi que d'un petit rideau opaque qui est actuellement tiré à droite de Tétradie.
- " Voilà qui est mieux, hm ? Oh, et appelez-moi Herr Ans, ce sera plus simple. Voilà mon acolyte et camarade Klosel, et puis vous connaissez déjà Monsieur Georgius, votre mécène.
- Employeur, je préfère. Je croyais que vous étiez Herr Henning, jeune homme.
- Oui, c'est bien cela. Henning Ans, c'est mon nom complet. Mais on ne va pas s'appeler comme ça tout le temps, si ? Surtout vu où l'on se dirige, hein ?
- Oui, vous avez raison. Tenez, voilà votre sac, petite.
- Mais du coup, vous êtes ... ?"
La dernière parole était adressée à Tetradie en personne, vu comme il lui faisait désormais face, avec ses cheveux très fin, sa pilosité de paille, et son regard si rond. Dans tout ce cortège, une seule personne n'avait pour l'instant dit mot dans la cabine, soit la seule autre femme du lot. D'un regard, on discernait des bottes hautes et serrées, un pourpoint molletonné et un étrange chapeau incurvé. D'un autre, ou lorsque le rideau brinqueballait sous les coups des essieux, on apercevait un trait ardent en travers de la joue, un chignon brun désordonné, ainsi qu'un pantalon de cuir usé. L'inconnue avait pour l'instant les yeux fermés, les bras croisés, la tête collée contre la paroi de gauche, juste à coté de Tétradie et Georgius.
- "Ma... Madame ? Mademoiselle ? Vous allez bien ?
- Non mais, laissez-la tranquille, le voyage vient à peine de commencer...
- Mademoiselle, oui. Appelez-moi Ursula, ou ne m'appelez pas, merci.
- V'voyez ? Concentrez-vous sur autre chose, au lieu d'embêter autrui."
Il n'y eut plus une parole en l'air pendant quelques minutes, sinon quelques heures, laissant à Tétradie tout le loisir d'observer ses nouveaux compatriotes. Ans - ou était-ce Henning ? - portait ainsi des vêtements assez urbains, avec son gilet à col, son veston court et ces étranges bas bouffants que les gens d'Altdorf portent en toute saison, pour se donner un air altier. Dans le chahut de la diligence, c'était comme s'il portait un braga de marin, tant le tissu se gondolait et se tordait à chaque sursaut. Klosel avait, quant à lui, un visage long, une maigre tignasse auburn, et de longues mains qui paraissaient gigantesques par rapport à ses petites manches de chemise - mains qu'il gardait plaquées contre ses cuisses, comme s'il était crispé ou prostré. En face de lui, le nouvel employeur de Tétradie, "Herr Georgius", portait des habits bourgeois tout ce qu'il y a de plus classique - béret rond, chemise doublée d'un manteau d'hiver et de bottes courtes, noircies par le temps. Il était peut-être le seul de toute la bande à avoir de l'âge, vu ses doigts craquelés et l'usure de sa chemise. Malgré cela, il maintenait une chevelure cramoisie, presque rase, et aucune pilosité. Lorsqu'il croisa le regard de Tétradie, il lui intima à demi-voix :
- "Ne vous inquiétez pas pour le trajet, je m'en charge. Vous n'avez qu'à vous soucier de votre appétit, de votre logis et de vos mains. Je dois me rendre à Mittelweg, Endwurtz et Carroburg avant le solstice. C'est pour cela que je vous ai alpagué si vite. Considérez que vos temps d'auberge seront là pour vous tester. J'ai quelques transactions à recopier.
- Oooooh-Ho !
- Dallé, dallé-oh !
Il y eut trois chocs sourds sur le toit de la cabine, suivi de trois autres, du coté opposé.
- Eh bien ?
- Nous sommes déjà à l'arrêt ? Klosel ?
- On s'est arrêté, oui.
Depuis le plafond, une voix forte mais assourdie par les couches de bois et de tissu tenta de se faire entendre :
- On va faire une ... Dernier arrêt avant -mid.. ! Vous pourrez prier, il y a un ... !
- Devons-nous sortir ?
Un bruit de chute, suivi de deux coups sourds sur la porte de gauche, vinrent stopper l'interrogation. L'un des cochers venait d'ouvrir la porte.
- Si vous avez besoin de prier, faites-le ici, m'sieurs-dames. Ensuite c'est la Drakwald, on s'arrête pas ent'les r'lais ou les bourgs.
Un autre bruit de chute. Georgius profita de la porte ouverte pour prendre l'air. Qui sait combien de temps s'était-il écoulé depuis Altdorf ?
Depuis l'embrasure de la porte, et grâce aux va-et-vient des passagers, on pouvait y voir différentes tranches du paysage. En effet, il y avait d'un coté de la route, au loin, les hauts-murs jaunâtres de la capitale, avec ses tours éponymes, traversée par un grand fleuve qui semblait affaisser le terrain depuis les deux extrémités de l'horizon. De l'autre, le sol s'élevait doucement, et dès lors on apercevait une myriade de champs désormais boueux, vides, partiellement enneigés ou parsemés de flaques, avec en fond une immense et dense forêt d'épineux, qui s'élevait encore et encore.
Depuis ce point de vue incomplet, Tétradie pouvait aussi deviner la raison de cet arrêt en proche-campagne : Les routes de l'Empire étaient souvent des chemins de pèlerinage importants pour les cultes locaux ou nationaux, et par conséquents ceux-ci étaient pourvus d'oratoires, de statues ou encore de lieux de recueillement spirituels, où l'on trouvait parfois des diacres ou des flagellants s'exerçant à la prêche. Par chance, aucun virulent prophète n'était en vue, et encore moins d'individus braillards ou débraillés.
Rien d'autre que six voyageurs - huit, si l'on comptait les cochers - en route vers le Nord, appréciant leur dernier arrêt avant les terres du Loup.