– Jeannette Frame, noble Bretonnienne internée pour hystérie.
Le départ d’Isabelle de son manoir fut étonnamment vif, et, toute doucereuse qu’était la prêtresse de Shallya, il y avait une certaine violence dans la façon dont ça s’était déroulé.
La magicienne n’avait pas eut le temps d’aller se chercher des affaires. On ne lui avait pas proposé de mettre dans une valise des habits ou une trousse de maquillage, et on ne lui avait pas laissé le temps d’emporter une bourse ou une sacoche dans laquelle mettre à l’abri des documents importants ou de l’argent auquel elle tenait.
On ne quitte pas son domicile pour une durée indéterminée sans prendre certaines précautions. Qui allait laisser à manger pour les chatons de la serre ? Qui allait surveiller son manoir au cas où des voleurs passaient dedans ? Qui allait ouvrir les fenêtres pour aérer, ou tirer de l’eau pour éviter que les canalisations de plomb ne stagnent trop ?
En principe, sa gouvernante gérerait toutes ces contingences matérielles. Mais Hannah Merz elle aussi semblait se retrouver dans une situation fort difficile.
Le mélange de mandragore avait l’avantage de pacifier — au moins un temps, c’était certain. Placée dans la voiture, juste en face d’Aure Rondet, elle pouvait juste tranquillement coller son front contre l’écoutille de la porte, et regarder la campagne de la principauté d'Altdorf défiler. Il faisait froid, assez pour que ça se mette à mordre son nez et sa bouche ; elle découvrait des arbres fruitiers devant lesquels on avait fait cramer du petit bois, et un duo de cavaliers sur des roncins patrouillant les ares de terre de leur maître.
Altdorf est une ville ouverte. À chaque heure de la journée, même en pleine nuit, on entre dans la grande cité sans ennuis.
En temps normal.
Ce qui réveillait peut-être Isabelle de sa torpeur, après deux longues heures passées à somnoler devant le paysage absolument invariable, ce tas de champs en jachère et ces troupeaux de bœufs en train de grignoter de l’herbe grasse, c'était quand ses oreilles se mirent à résonner, la faute à des dizaines de sabots de cavaliers au petit trot. Devant l’écoutille, elle vit passer des demi-lanciers portant demi-armures, des grosses gueules cassées de vétérans menés par un enseigne qui soulevait à bout de bras une bannière régimentaire à tête-de-mort. Juste derrière eux, à une cinquantaine de pas, une masse de soldats en colonne, par rangs de trois, marchaient en cadence avec des guisarmes, se faisant entendre par le frétillement d’acier de leurs cuirasses et le « un ! deux ! — un ! deux ! » de leur meneur.
Les Troupes d’État d’Altdorf étaient sorties de leurs casernes, en énorme nombre. Une revue d’arme impromptue, qui semblait avoir pris beaucoup de gens au dépourvu.
La voiture d’Aure Rondet se mit à ralentir, et alors que le conducteur s’embourbait au milieu d’embouteillages devant les portes ouest, une demi-douzaine de petites scénettes se jouaient le long du chemin. Un bébé impatient en train de pleurer malgré les petites secousses de sa maman chantonnant « à cheval gendarme ; hardis Bastignons ». Un Halfelin défait, les fesses par terre, ses pieds-nus couverts de boue, devant un chariot à bras rempli de fruits en train de pourrir en plein air. Un monsieur moustachu en chemise, tout rouge, en train de hurler en postillonnant sur un garde de la ville, une jeune fille apeurée un peu à l’écart de lui.
Et puis, un espace vide.
L’armure scintillante d’un chevalier de la Reiksgarde, le poitrail couvert de ruban et de médailles, l’épée dégainée plantée dans le sol entre ses pieds.
Il était en train de monter la garde devant une petite estrade. L’estrade menait à une grande barre en bois qui servait à suspendre une enseigne. On avait jeté dessus un lien de chanvre, et, en dessous, gisait un corps.
Un cadavre avec de beaux habits de nobles, avec un pourpoint tailladé, des chausses et un col d’où on avait arraché un morceau de la collerette. Son haut était maculé de sang, dégoulinant, et on avait placé autour de ses épaules une pancarte avec, rédigé en lettres capitales à l’aide de peinture blanche, un mot : « Verräter ».
Les militaires semblaient fortement limiter les sorties et les entrées de la ville. Pourtant, la voiture s’arrêta, il y eut une discussion avec le chauffeur, un homme casqué passa devant l’écoutille pour regarder les passagers ; il fit un signe Shalléen en voyant la prêtresse, tandis que ses camarades semblaient ouvrir le coffre derrière.
Finalement, le sergent siffla et agita la main pour faire signe à l’attelage de redémarrer, et voilà qu’Isabelle se retrouvait dans la vieille ville d’Altdorf, dans son versant ouest.
Et la cité était calme. C’est peut-être ce qui pouvait le plus faire paniquer.
Altdorf n’est jamais calme. C’est impossible. Qu’on soit dans un quartier riche, modeste ou pauvre, qu’on soit au milieu d’une communauté étrangère, sur le territoire des marchands ou au milieu de l’université, aucun endroit dans toute la ville ne peut-être qualifié de « calme ». Même certains cimetières sont des domaines où, ironiquement, la vie bourgeonne ; il y a bien, c'est vrai, quelques îlots de tranquillité au sein de la ville, des parcs bénis de Rhya où on peut entendre les oiseaux chanter, et où on peut murmurer à son interlocuteur. Mais ils demeurent confidentiels, connus par le bouche-à-oreille des vieux promeneurs et des jeunes amoureux.
Aujourd’hui, pourtant, Isabelle découvrait une Altdorf enrégimentée. Des gens circulaient bien ; mais ils marchaient tous d’un pas pressé, en lançant des regards inquiets à droite et à gauche. On entendait les cloches de la ville sonner, et on passa devant une place où des militaires attendaient arquebuse au pied. Généralement, les militaires ne sont pas aimés en ville, et Altdorf n’aime pas rester sous état d’urgence bien longtemps ; les Altdorfer savent se faire respecter, quitte à se transformer en émeutiers, et pas certain que les régiments convoqués se permettaient de se montrer en plein jour de cette façon dans le versant est de la cité.
Mais ici, l’armée du prince avait bien imposé son ordre. Aujourd’hui allait être un jour où les écoliers sortiraient plus tôt de cours, où les étudiants des facultés ne feraient pas la bringue, et où chacun irait tranquillement manger et se coucher tôt chez soi.
La voiture s’arrêta trois fois en traversant le pont aux trois péages — histoire de bien respecter son éponymie. Isabelle redécouvrit ce pont si particulier, large et bien construit, sur lequel des petits commerçants tiennent des boutiques. Elles servaient aujourd’hui non à nourrir des débardeurs et des colporteurs, mais des soldats de l’armée et des surveillants de la garde urbaine qui avaient remplacé tout le trafic d’ordinaire si congestionné.
Et voilà que la voiture retournait au quartier de l’université, qu’Isabelle connaissait bien. Le collège doré était si près ; il n’y avait qu’à tourner à droite.
Et les chevaux tournèrent à gauche.
La voiture passa sous un porche, avec deux grandes et lourdes portes en bois ouvertes. Devant, un écriteau noir aux lettres de bronze marquait le nom du lieu : « Grand Asile d’Altdorf », et une invocation en classique juste à côté, qui se traduisait par une formule pieuse : « Bénis soient ceux qui souffrent. ». Sur un panneau de bois, on avait placé des écus héraldiques, qui montraient des armoiries de régiments et de provinces succinctement.
De ce qu’Isabelle savait, le Grand Asile était une fondation de Magnus von Bildhofen — comme un tas d’autres choses à Altdorf, d’ailleurs. Il avait été fondé comme un hôtel des invalides de guerre, et c’était d’ailleurs encore sa fonction principale ; les militaires vétérans de l’Empire, souffrant d’esprit ou de corps, pouvaient toujours venir ici pour qu’on leur offre un endroit où dormir et de la soupe à manger.
La médecine de l’esprit était une discipline nouvelle. Aussi, pour l’heure, Isabelle allait être envoyée dans un sanatorium pour soldatesque.
La voiture s’arrêta au milieu de la cour. Tout autour, on pouvait voir ce grand bâtiment à toiture vernissée et colonnes de pierre.
La prêtresse, qui avait passé le voyage à répondre aux éventuelles questions d’Isabelle, ainsi qu’à rédiger de la paperasse (À croire qu’elle ne craignait pas de renverser de l’encre sur ses feuilles avec le roulis des essieux…), rangea enfin ses affaires avant d’offrir toute son attention à sa patiente. Elle posa une main sur la sienne, et la rassura d’un sourire.
« On va vous donner une chambre individuelle, des vêtements propres et de la nourriture chaude. Nous avons de la lecture, du chauffage, et des sœurs initiées peuvent vous laver.
Tout sera mieux ici, mieux que seule chez vous. Shallya vous garde. »
Elle ouvrit la porte de la voiture, et on entendit ses souliers gratter le gravier de la cour. Le voiturer descendit de l’attelage, et commença à détacher ses bêtes.
Au bout de bien cinq-six minutes, deux jeunes hommes revinrent. Des grands messieurs en chemises et bas tout blancs, avec des amulettes de Shallya autour du cou ; probablement pas des prêtres, sûrement des infirmiers laïcs. Ils se signèrent devant Isabelle, et l’un d’eux, un blondinet aux joues creuses, sourit à son tour.
« Vous avez besoin d’aide pour marcher ? »
Son collègue pointa quelque chose à côté d’elle. Alors, le blondinet attrapa la cane de la magistère.
Quelque chose sembla le déranger. Il tira dessus, et découvrit une lame. Les deux se regardèrent avec des gros yeux. Haussement d’épaules de l’un. Le blondinet ricana.
« Heu… Ouais… on va vous en trouver une autre je pense. »
On la faisait entrer à l’intérieur. Traverser de grandes pièces où chaque porte était décorée de petites statuettes, ou encerclées de fresques peintes aux murs pour représenter des soldats à genoux, pleurant, avec la grande Shallya qui en touchait ou en embrassait parfois. Un grand Magnus von Bildhofen victorieux n’était non pas en armure, mais en robe de prêtre Shalléen, un halo lumineux autour de son crâne.
Visiblement, il y avait un jardin derrière l’asile. On posa Isabelle au chaud devant une cheminée où du bois crépitait, et le blondinet se mit à poser une foule de questions à la magistère : si elle avait froid, si elle avait faim, si elle désirait quelque chose ; et il lui dit que quelqu’un viendrait pour lui offrir son bain, en donnant des horaires, et en précisant l’heure qu’il était actuellement — déjà seize heures !
Puis, très vite, on la laissa seule, à pouvoir juste rester dans son coin sur une chaise au milieu de cette grande pièce vide, sous le regard de Magnus et des militaires éplorés.
Au bout d’un moment, une autre femme entra, avec une prêtresse femme. Une patiente qu’on installa sur une chaise, habillée en robe de chambre, un simple chaisne épais, et un bonnet sur la tête. Les deux parlèrent à voix basse, des éclats de conversation portés par l’écho de la pièce. Et la prêtresse s’éloigna, et voilà qu’Isabelle se retrouvait séparée d’une vingtaine de pas de cette dame assise comme elle à l’autre bout de la salle.
Une grande femme, la cinquantaine entamée. Plutôt fine, surtout de visage, même si elle avait un ventre un petit peu bedonnant. Elle observa à droite, et à gauche, et à nouveau à droite et à gauche.
Et finalement, elle décida de se lever, et d’aller s’asseoir juste à côté d’Isabelle, et d’engager naturellement la conversation avec elle avec une voix pressée, piaillant à toute vitesse sans prendre à peine une pause pour respirer.
« Vous me paraissez nouvelle, non ? Je ne vous avais jamais vue avant. De fait, je ne viens point souvent au Grand Asile — oh comment vous avez de la chance ! Si vous résidez dans une chambre côté jardin vous pouvez voir les beaux soldats faire leurs exercices le matin ! Je me souviens que j’avais une chambre côté cour, ça permet certes de se lever avec le soleil mais cela donne moins matière à s'égayer…
Êtes-vous ici pour… Une raison particulière ? Si ce n'est point indiscret, bien sûr. Si c'est indiscret je vous présente mes excuses et je me récuse ! À titre personnel, je peux vous le dire, je suis ici pour voir le docteur Morell, ou plutôt, on me force à rencontrer le docteur Morell — autrement, je suis à l’hospice de Frederheim — vous êtes venue voir le docteur, vous ?
Oh, mais je parle, je parle, et je ne me présente même pas ! Pardonnez-moi — vous pouvez m’appeler Isabelle ! »
Et elle fit un grand sourire.