Si le soleil était en effet apparu dans le ciel depuis une bonne heure, Hansel n'avait pourtant pas pu profiter d'un long repos réparateur pour autant, bien au contraire. Depuis qu'il était devenu l'apprenti personnel de la magistère Rebeka Leutze, le sommeil était devenu une denrée aussi rare que précieuse : seul comptait le travail, rigoureux, méthodique, continu et acharné. Si certains sorciers avaient bien du mal à occuper leurs apprentis, leur laissant du temps libre pour étudier à la bibliothèque, se détendre entre étudiants, ou mener leurs propres expériences sans prétention, Frau Leutze ne logeait clairement pas le jeune Hansel à la même enseigne. Le jeune mage doré devait chaque matin organiser tous les instruments du laboratoire pour les expérimentations du jour, puis participer à la préparation de chaque ingrédient, aider la magistère dans ses manipulations, mais aussi nettoyer scrupuleusement toute la pièce du sol au plafond pendant des heures tous les soirs. Quant à la nuit, il devait étudier encore et encore les centaines de thèses déjà rédigées sur l'alkahest afin de pouvoir participer aux intenses réflexions de sa tutrice. Aucun répit, ni aucune gratification d'ailleurs : Rebeka n'était pas le genre de femme à féliciter les réussites, mais plutôt à reprocher les échecs. Cette attitude perfectionniste aurait pu être condamnable si elle ne se traitait pas elle-même avec ce même très haut degré d'exigence au quotidien : aussi n'était-il pas rare de la voir furieuse envers elle-même des heures durant pour la moindre erreur de dosage commise.
Rebeka Leutze avait la stature attendue d'une puissante magistère de l'ordre doré. Elle n'avait pas besoin de parler pour qu'une autorité naturelle se dégage avec prestance de son visage glacial, sur lequel n'apparaissait que très rarement le moindre sourire. Ses deux prunelles aux teintes dorées lui permettaient de soutenir le regard de quiconque et de le forcer à détourner les yeux rapidement. Le peu de peau visible entre son tablier et son menton était recouvert d'une fine pellicule d'or, tandis que son bras droit était constitué non plus de chair, mais d'une machinerie complexe en or reproduisant fidèlement les doigts et articulations d'une main faite de chair et de sang. Hansel savait qu'elle l'avait perdu pendant la Guerre, mais n'avait jamais pu en apprendre davantage, la simple mention du sujet courrouçant sa tutrice plus que de raison.
Dans son laboratoire, elle était toujours vêtue de la même façon : ses cheveux attachés derrière la tête, de grosses lunettes de protection lui faisant des yeux de hibou, un grand tablier de cuir sombre, une paire de gants ignifuges, et d'épaisses bottes sécuritaires renforcées en métal pour protéger ses pieds de tout objet pouvant tomber dessus.
Quand bien même les fenêtres donnant sur la longue pièce n'étaient pas particulièrement grandes, un habile jeu de miroirs disposés dans toute la pièce permettait à la lumière de se refléter partout et d'en éclairer abondamment chaque recoin. Partout contre les murs, des étagères et des casiers dans lesquels étaient parfaitement rangés des centaines de récipients, d'instruments, d'ustensiles, et encore davantage d'ingrédients soigneusement étiquetés par ordre alphabétique. Près de la porte, il y avait également le bureau personnel de Rebeka, sur lequel étaient méticuleusement rangés ses nombreuses notes de recherche. En plus du gros fourneau à chambre double, il y avait quatre paillasses différentes, chacune étant dédiée à la préparation de certains types d'ingrédients selon les besoins de l'expérience du jour. Aujourd'hui, l'une d'elle accueillait une dague ouvragée à côté de plusieurs fioles, et d'un bol rempli de gemmes rouges brillantes et de billes jaunâtres, tandis qu'une seconde accueillait une grande cage accueillant trois gros rats gris qui observaient l'apprenti.
- Dépêche-toi de démarrer les préparatifs ! Te rappelles-tu ce que tu es censé faire pour l'expérience cruciale d'aujourd'hui, Hansel, rassure-moi ?
Ce ne fut pas évident pour l'esprit de l'apprenti de se remémorer les instructions qu'avait donné Rebeka la veille, alors même qu'il était déjà au bord de la perte de conscience à cause de la fatigue et des vapeurs chimiques qu'il avait respiré des heures durant. Mais après un petit effort de volonté, les mots de la magistère lui revinrent en mémoire : aujourd'hui, ils devaient accomplir le rituel du Don Ultime, afin de donner la vie non pas à un golem comme nombre de leurs confrères, mais à un objet bien plus commun : une clé à l'apparence grossière, toute grise, avec un panneton rectiligne et sans relief.
Car c'était là le cœur des travaux de recherche de Rebeka Leutze. Elle souhaitait concevoir la Clé Maitresse, celle qui pouvait ouvrir toutes les serrures. Voilà des mois qu'elle travaillait sur l'alliage parfait, celui à même de permettre à la clé de se déformer à loisir afin de pouvoir prendre la forme de n'importe quelle serrure - et le résultat était là, posé sur une paillasse, un mélange parfait de nickel, de titane et de laiton, capable sous l'influence de la température de faire varier son apparence pour épouser toutes les serrures. Le rituel du Don Ultime devait donner à la clé juste ce qu'il fallait de volonté et d'autonomie pour pouvoir altérer sa propre température et ainsi modifier sa forme par elle-même, sans influence extérieure du magicien.
Bien sur, quand bien même cette journée se solderait d'une réussite, rien ne serait joué pour autant. Rebekka Leutze ne comptait pas se satisfaire d'un vulgaire passe-partout de malandrin, son ambition allait bien au-delà de cet objectif dérisoire. La Clé Maitresse de ses recherches ne serait parfaite que lorsqu'elle serait apte à vaincre non seulement les verrous mécaniques, mais aussi ceux magiques. Si elle ne croyait pas dans l'existence de l'alkahest matériel, le liquide capable de dissoudre tous les matériaux afin de les faire revenir à leurs matières originelles, elle croyait dur comme fer à celui de l'alkahest aethyrique, une matière capable de rompre tous les enchantements, de dissiper les sortilèges avec lesquels il est mis en contact. C'est pour cette raison qu'elle faisait lire à son apprenti tous les ouvrages jamais parus sur l'étude du dissolvant universel, afin qu'il puisse trier le bon grain de l'ivraie dans la somme des expérimentations faites, et voir s'il était possible d'y trouver des pistes déclinables pour son propre projet.
Quoiqu'il en soit, aujourd'hui devait être réglé le problème des serrures mécaniques... pour peu qu'Hansel travaille correctement. Si sa mémoire ne lui jouait pas de tour, il devait commencer par pratiquer une hémisphérectomie sur les rats à l'aide d'un scalpel afin de récupérer leur cerveau encore frais, sans les abimer.
A bien observer sa tutrice ainsi que le laboratoire, le jeune apprenti remarqua également que la petite casserole de fer blanc servant habituellement à la magistère à se préparer sa décoction de café matinale n'avait pas été utilisée. Ayant pris l'habitude qu'Hansel le lui fasse, elle n'avait apparemment pas daigné prendre les quinze minutes nécessaires à la préparation de sa drogue sucrée préférée.