Laissant trainer ses oreilles dans la salle, elle entendit néanmoins l'accueil plutôt mitigé de son travail auprès de la clientèle. Si les étudiants venus se restaurer semblèrent d'abord surpris mais satisfaits du gout de leur repas, ce ne fut pas le cas de tous ouvriers dont les opinions variaient d'un homme à l'autre, selon leur humeur du jour :
- Bah y a pas d'viande ? Ils sont où les pains d'viande de Heinz ?
- Hé, Heinz, t'as chié dans les pompes d'Iwan pour te r'trouver en salle ?
- D'la soupe et d'la tarte ? Bah merde alors Heidric, j'savais pas qu'ta grand-mère travaillait ici maint'nant.
- Iwan ! C'est quoi ces conneries ? J'viens ici pour me caler pour la journée, là dans vingt minutes mon estomac va crier famine !
- Hé c'est pas mauvais. Meilleur que les briques à la sciure de Heinz.
- Bah y a intêret vu que c'est le même prix pour de l'eau et d'la farine !
- C'est la p'tite halfeline que t'as mis aux fourneaux Iwan ? Elle est douée, mais dis-lui d'mettre d'la bidoche la prochaine fois !
Malgré les railleries de certains, personne ne fit de scandale ou ne renvoya son assiette. Si l'absence de viande semblait en gêner certains, ses plats étaient heureusement positivement comparés à celle de Heinz, le gout de ses préparations surpassant sans mal la fadeur terne des pains trop dur du cuisinier rachitique.
Kora ne put néanmoins trainer en salle trop longtemps ; les clients affluaient, et elle devait sans cesse cuire de nouvelles tartes, et préparer des bols de soupe contenant des quantités équivalentes de poisson pour éviter les scandales entre voisins de table affamés.
Après plus d'une heure d'intense travail dans sa cuisine et arrivant à la fin de sa tâche, elle remarqua un changement d'ambiance dans la grande salle, notamment à cause du bruit de la foule qui ne lui parvenait soudainement plus. Si elle supposa dans un premier temps qu'il s'agissait de la clientèle qui quittait les lieux pour retourner travailler, l'écho d'un homme parlant dans le silence le plus absolu lui fit comprendre qu'il se passait quelque chose là-bas. Heinz débarqua alors dans la cuisine, avec un sourire en coin narquois sur son vilain visage émacié.
- Y a des clients qui veulent te parler Kora. Le patron veut que tu viennes.
Et effectivement, il se passait quelque chose dans la grande salle. Passant de l'autre côté du comptoir, Kora remarqua que la taverne du Vampire Noir s'était vidée de tous ses clients ou presque, certains ayant laissé sur leurs tables un repas non terminé. Dans un coin de la pièce, Iwan faisait barrage de son corps pour protéger Hanna derrière lui, qui affichait une mine effrayée. Et pour cause : il y avait un dizaine d'individus à la mine patibulaire qui étaient entrés, dont Kora reconnut immédiatement les emblèmes de crochet cousus sur leurs vêtements, trahissant leur appartenance à la milice des docks. Deux d'entre eux gardaient la porte d'entrée, tandis que les autres avaient pris leurs aises dans la pièce : certains s'étaient servis des bières, d'autres avaient installé leurs fesses sur une table et grignotaient des restes de tarte. Les trois plus remarquables étaient en train d'agresser un étudiant bien vêtu : deux le maintenaient contre le mur, un surin sous la gorge, tandis que le troisième, un solide quarantenaire au visage couvert de vilaines cicatrices, s'adressait à lui sur un ton mielleux :
- ... petit copain nous a pas payé dans les temps, et pas d'chance, on dirait bien qu'il a disparu maintenant. Tu voudrais pas disparaître, Leo, n'est-ce pas ? T'es un bon garçon qui rembourse ses dettes, hein ?
- Oui ! Oui, je vous jure, je suis sur un coup, j'aurais bientôt l'argent pour vous rembourser ! Laissez-moi juste un peu de temps, par pitié !
Kora reconnaissait l'étudiant en question, un bel éphèbe d'une vingtaine d'années avec une magnifique crinière blonde cascadant sur ses épaules, qui se prénommait Leopold. Pas un habitué, mais il venait de temps à autres avec son compère Oswald, descendre des quantités indécentes de vin avant de devenir désagréables. Des querelles avec Adam lorsqu'ils jouent aux cartes. mais surtout, Hanna et Kora avaient subi plus d'une fois des gestes particulièrement déplacés des deux universitaires, qui n'hésitaient pas à glisser leurs mains partout où ça leur chantait comme si les serveuses leur appartenaient. Des gosses de riche, utilisant l'influence de leurs parents comme protection dès que les choses tournaient au vinaigre. Heureusement qu'ils n'étaient pas des réguliers.
- On ne s'est pas bien compris mon petit Leo. C'est pas parce que ton amoureux a disparu qu'sa dette s'est effacée. Il te l'a léguée, et tu vas devoir payer pour tous les deux.
- Mais... il vous devait des milliers de...
Le chef des crochets fit un geste à ses hommes de main, qui enfoncèrent un bel uppercut dans la cage thoracique de Leopold, qui se plia en deux sous l'impact. Puis saisissant sa crinière, ils le relevèrent brutalement.
- Excuse-moi, je n'ai pas bien entendu.
- Ou... oui, Herr Bischoff.
- Brave garçon, conclut-il en lui tapotant la joue, avant de se tourner vers la halfeline. Oh mais dites donc, regardez-moi qui voilà ! La petite maitresse des tourtes préférée du tavernier ! Elle ne paie pas de mine...
- Je l'avais même pas vue arriver la merdeuse, chef, elle est plus p'tite que le comptoir, rétorqua l'un de ses hommes de main.
- Trop pratique ça, enchaina le second, j'parie qu'pendant qu'Iwan fait son service derrière, elle peut lui sucer la queue sans qu'personne voie rien.
- Moi j'pourrais pas mettre ma bite là-dedans. Les langues de semi-femme tu sais jamais où ça traine.
- Moi non plus j'pourrais pas. Ma poutre rentrerait pas dans un si p'tit machin, y aurait ses dents qui racleraient.
- Ca gêne pas Iwan ça. C'est bien parce qu'il en a une minuscule qu'sa femme s'est tirée.
Leur chef leva la main dans un mouvement aussi vif que soudain, et ses soudards interrompirent leurs rires gras dans la seconde, leurs sourires idiots disparaissant aussitôt. Maintenant qu'il était tourné dans sa direction, Kora pouvait le détailler de la tête aux pieds. Ses cheveux étaient parfaitement répartis de part et d'autre de son crâne selon une raie centrale, à l'instar de ses longues pattes sur ses joues, s'arrêtant au niveau de son menton rasé. Ses sourcils étaient épais et broussailleux, mais celui de gauche était strié de deux vilaines cicatrices qui le coupaient en deux parts inégales. L'un de ses yeux était plus clair que l'autre, certainement la conséquence du trajet d'une lame trop proche de sa cornée. Il portait un pourpoint noir avec un emblème de crochet par dessus une chemise pourpre, ses armes à la ceinture, dont un grand sabre dans son fourreau.
Après un silence pesant, le dénommé Bischoff reprit la parole calmement.
- J'ai été gentil avec toi Iwan. Quand tu l'as recrutée pour la fête des tourtes, j'ai fermé les yeux. Egard à ta famille, à ton établissement. Je me suis dit "Bon, Iwan est un peu gourmand, il fait travailler des étrangers pour pas payer d'impôts, mais il règle toujours ce qu'il doit aux crochets, alors on va lui faire confiance". Mais force est de constater que tu es un goulu, Iwan. Je t'ai donné un doigt, et là t'es en train de me mordre le bras.
- Je vous ai payé tout ce que je vous devais, dit Iwan avec le menton haut, un air de défi sur le visage. Proportionnellement aux gains engendrés, avec les bonus. La petite vous rapporte autant que...
Le chef des crochets frappa soudainement du poing sur une table, l'impact interrompant Herr Malher et faisant sursauter Hanna.
- TOUT N'EST PAS TOUJOURS UNE QUESTION D'ARGENT, IWAN.
L'homme soupira bruyamment, puis recoiffa la mèche qui était venue se perdre sur son visage, retrouvant aussitôt son calme.
- Dans la vie, il faut aussi des principes. De l'éthique. Du respect. T'as pas écouté les shalléennes récemment. Elles travaillent dur, vraiment dur en ce moment. Y a de plus en plus de misère dans cette ville. Des gens comme Bess, qui sont à la rue, à mendier, à crever de faim et de maladie parce qu'ils trouvent plus d'emplois pour survivre. Et tu sais pourquoi ils trouvent pas d'emploi ces gens ? Parce que des grippe-sous dans ton genre préfèrent employer de la racaille d'immigré plutôt que d'aider nos concitoyens dans le besoin.
Iwan serra les dents, mais n'osa pas répondre cette fois. Aussi Bischoff planta son regard dans celui de Kora. A côté d'elle, Heinz souriait de toutes ses dents.
- Tu devrais retourner dans ton pays, petite, là où t'es la bienvenue. On a pas besoin de gens comme toi dans cette ville.