[Isabelle] « Un danger pour elle-même et pour autrui. »

Pour toute réponse au propos de la magistère, Eva se contenta… De sourire.

Un grand, grand sourire. Mais pas comme Aure Rondet n’avait pas arrêté de lui en offrir. Pas ce joli sourire radieux et sympathique. Non. Une sorte de grimace terriblement sardonique.
Elle souriait.
Mais ses yeux verts ne souriaient pas avec elle.

« Madame... » qu’elle murmura en levant le menton, d’un ton presque enjôleur. « Êtes-vous certaine d’être dans en position d’imposer la moindre condition ? »

Elle avait formulé la phrase sans une once de menace. Elle n’avait pas dit ça d’un ton dur, froid, avec la voix d’une répurgatrice. Non. Elle avait dit ça avec la voix d’une gamine vantarde qui s’amuse. Une voix taquine.

Elle avait replié un de ses doigts sur l'accoudoir, comme si elle se préparait à incanter un sortilège.

Isabelle avait posé pied un peu trop loin. Rien d'irréparable, fort heureusement, mais il serait malavisé de faire un pas de plus dans la mauvaise direction. Ses paroles n'avait pourtant pas été inutiles, car elle confirmaient que l'intruse n'avait pas menti : elle ne cherchait pas à la tester à l'aide d'un abominable mensonge, elle voulait vraiment savoir.

Et Eva était prête à aller très loin pour cela, la Dame de Fer n'ayant pas manqué de remarquer son doigt recourbé. Elle porta son index à sa bouche et gloussa légèrement.

« Allons allons, pas de ça ici, ma chère! Et que dirait Soeur Aure si elle retrouvait mon cadavre à son retour? Attaquer une patiente de Shallya, âgée et sans défense de surcroît! »

Oh qu'elle avait envie de pousser le bouchon plus loin, de défier cette vipère jusqu'à faire céder son sourire insupportable. Qu'elle incante donc! Isabelle n'aurait cas crier pour attirer les autres femmes. Mais et après? Ce serait sa parole contre la sienne. De plus, sans la tuer, Eva avait peut-être dans son Archidoxis les moyens d'aggraver la situation de l'ancienne magicienne, de l'incapaciter juste assez et suffisamment longtemps pour la faire interner.

Et alors? Allait-elle se laisser faire? Après tout, pourquoi ne pas garder ses positions? Elle sentait d'attaque à dissiper, peut-être même à répliquer.

Mais il était question de Wilfried, aussi fallait-il la jouer plus fine, moins bornée. Elle n'avait pas encore dévoilé toutes ses cartes.

« Soit. Je pensais les adeptes d'Ulgu moins bourrins que ça.
Vous venez de m'informer que mon fils est toujours vivant. Gelt a dû vous le préciser, dernièrement, je m'interrogeait sur ce qu'il est advenu de lui. Mais je n'ai eu aucun contact avec Wilfried depuis qu'il a été livré aux répurgateurs. » Par moi-même... se précisa-t-elle pour se torturer un peu.

Isabelle se pencha ensuite en avant pour se rapprocher de son interlocutrice de quelques centimètres.

« Peut-être pourrions-nous nous entendre finalement? Quoi de mieux que la mère pour traquer la chair de sa chair? »

Le sourire d’Eva Seyss venait de disparaître, presque instantanément en fait. Pas de façon naturelle, comme s’il n’y avait eut aucune étape intermédiaire entre la grimace et cette face froide, digne d’un masque de théâtre, qui recouvrait à présent son visage.

« Vous n’êtes pas sénile. Absolument pas. Pourquoi le patriarche doré m’a informé que votre bon jugement était atteint… ? »

Elle fronçait maintenant les sourcils. Sa voix était formulée comme une véritable question, mais un peu murmurée. Comme si, en fait, elle se la posait à elle-même.

« Vous n’avez aucune nécessité d’être enfermée en asile. »

Et sans s’expliquer, ou sans même répondre au marché proposé par Isabelle, la voilà qui se relevait.
La vieille magistère ne pouvait s’empêcher d’avoir l’impression, elle ne savait pas trop pourquoi, qu’elle venait de commettre une grave erreur.

Eva quitta la pièce, aussi silencieusement qu’elle était entrée. Elle tourna à droite, vers l'intérieur du manoir. On n’entendit aucun grincement de porte, aucune serrure tourner, et pourtant, on avait l’impression qu’elle venait de se volatiliser.

Les vingt minutes annoncées par la prêtresse ne s’étaient pas encore écoulées. L’Umbramancienne ayant laissé la porte ouverte derrière elle, Isabelle avait les yeux rivés vers la porte de la cuisine.

Elle entendait quelques bribes de voix étouffés. D’où elle se tenait, absolument aucun moyen de savoir de quoi Hanna et sœur Aure discutaient.

Message par **Isabelle Breitenbach** » 02 oct. 2021, 21:58

Isabelle pensait qu'enfin, la conversation avait réellement débuté. Fini ces bêtises d'asile ou de tests de sénilité, elle était retournée dans la cours des grands et négociait comme dans sa jeunesse. Elle pensait que, pour la première fois depuis des lustres, elle avait des cartes en main et pouvait marchander avec les Collèges de magie. Elle pensait que tout ce qu'elle désirait depuis si longtemps était au bout de ses ongles dorés : sa vengeance et son Wilfried.

La vieille Breitenbach aurait dû s'en douter, la vie ne lui accordait plus aucune faveur, juste une suite de désillusions ravageantes. Et une nouvelle venait de se dévoiler. Elle mit du temps à comprendre, pensant même que son plan se déroulait comme sur des roulettes. Lorsque Eva jaillit de son fauteuil pour quitter la pièce, Isabelle avait trouvé sa réaction étrange, mais sans s'en soucier d'avantage. Parfait, elle venait définitivement d'esquiver l'asile! Au diable Soeur Aure, au diable Detlef et au diable Gelt!

Alors que le serpent glissait en dehors du salon, la maîtresse de maison prenait ses aises dans son fauteuil, le sourire aux lèvres. Peut à petit, cette expression se fissura, ses sourcils se froncèrent et ses yeux s'égarèrent au loin. Un sentiment qui couvait en elle depuis sa conversation avec Seyss colonisait à présent son esprit. Un sentiment que quelque chose n'allait pas, qu'un danger approchait. Le sentiment que la Dame de Fer venait de commettre une terrible erreur.

A toute vitesse, Isabelle repassa dans sa tête sa conversation avec la sorcière d'ombre. Des détails commencèrent à s'illuminer, sans pour autant qu'ils ne donnent un diagnostique clair de l'évaluation. Puis enfin, le schéma finit par se dévoiler.
Il n'avait jamais été question de Wilfried, il n'avait jamais été question de reprendre du service. Tout comme la prêtresse, mais avec des méthodes bien différentes, Eva avait testé l'ancienne magistère. Si Isabelle était bel et bien sénile, pensant toujours avec des contacts avec son fils, alors la question était réglée : elle finirait à l'asile. Mais si ce n'était pas le cas, alors il faudrait "démolir la statue". L'Ordre Gris voulait faire le ménage et une ancienne magistère rancunière avec la tête remplie de secrets d'état faisait partie de la poussière à nettoyer.

En réalité, les options d'Isabelle avaient toujours été l'asile, ou pire. Continuer sa vie comme avant n'était plus possible. Et cette sotte, cette stupide vieille femme n'avait rien vu venir, offrant sur un plateau la preuve d'un esprit momentanément fonctionnel. Seyss ne faisait pas dans la dentelle, car depuis des années, l'état mental de Breitenbach avait des hauts et des bas. Ces derniers jours, elle s'était donné un objectif clair et sa démence s'était quelque peu résorbée. Ainsi, refusant elle-même d'admettre l'existence de ce démon en elle, l'alchimiste avait tout fait pour sauver les apparences.
En réalité, Isabelle avait creusé sa propre tombe.

Par Sigmar, Detlef! Pourquoi aurait-il raté leur rendez-vous, si ce n'est pour avoir été arrêté, ou pire?! Sa venue avait probablement attiré l'attention de l'Ordre Gris, inquiets que la magicienne dorée ne se mette à jaser! Si c'était le cas, Petra se trouvait elle aussi en danger.

Elle aurait pu partir dans une fureur noir d'avoir été trompée ainsi, de s'être laissée berner comme une imbécile. Mais la Dame de Fer n'avait même pas le luxe de se défouler. Elle avait peur, elle ne savait pas quoi faire. Or il fallait agir très rapidement, tenter de réparer ce qu'elle venait de fracasser. Mais comment? La prêtresse l'avait déjà évaluée et Eva avait déjà tiré ses conclusions. Pouvait-elle encore se faire interner? Ou devait-elle simplement s'enfuir?

Pour commencer, Isabelle devait entendre la conversation qui se déroulait dans l'autre pièce. Elle se leva difficilement, puis ôta ses chaussures, espérant ainsi imiter la discrétion de la sorcière d'Ulgu. Sa canne en main, mais sans oser l'utiliser de peur de se faire remarquer, la vieille Breitenbach se dirigea vers le mur. Ainsi, elle put aussi bien l'utiliser pour garder son équilibre qu'avancer sur la partie moins grinçante du parquet : le centre de la pièce.

Sans se précipiter, elle se rapprocha donc, lentement, le plus furtivement possible, pour être à portée d'oreille. Si elle se faisait remarquer, elle tenterait alors de trouver une excuse, expliquant que sa cigarette l'avait asséchée et qu'elle désirait prendre un verre d'eau dans la cuisine.

En entrant dans le couloir, Isabelle commença par regarder à droite ; la porte qui menait vers l’intérieur de son manoir était entrouverte. Sans aucun bruit, sans aucun son, Eva était parvenue à déverrouiller l’entrée, avant de se disperser bien furtivement à l’intérieur de sa demeure. Qui pouvait savoir ce qu’elle cherchait là-dedans ? Où s’était-elle volatilisée ? Qu’est-ce qu’elle pouvait découvrir, à l’intérieur de son foyer…

Pour l’heure, pieds-nus, Isabelle tenta d’imiter l’Umbramancienne, et colla son oreille à la porte. Mais son vieil âge avait fait du mal à ses tympans, quelques acouphènes résonnaient un peu, et elle ne parvint pas réellement à déceler ce qu’elles se racontaient, là-dedans…

Elle entendait quelqu’un renifler. Et des sanglots. Hanna était en train de pleurer. Pour quelle raison ? Il n’y avait qu’une voix qui semblait essayer de causer.

« Vous n’avez pas à… quoi… damoiselle Seyss, ni même… Tout va bien.
Est-ce que… ? »

Petit silence.

« Vous avez… traumatisante. Je comprends… une enfant à… »

À nouveau les pleurs de Hanna. Qu’est-ce que la prêtresse lui disait pour lui infliger telle tristesse ?

« Vous… pensées de… ?
– Oui !… dit finalement Hanna entre deux sanglots étranglés.
– Récurrent ? …-vous déjà don… à vos… ?
Je veux dire par là… Avez-vous… ?
– N… O… Oui…
– …animaux ?
– Oui.
– Lesquels ?
– Des… Des… Des…
– …cauchemars, la nuit ? »

Hanna sembla s’étouffer. Elle tentait de parler, sans qu’aucun mot intelligible ne sorte de sa bouche.

« Je veux… Hanna. Regardez-moi… »

Message par **Isabelle Breitenbach** » 03 oct. 2021, 22:51

Isabelle avait réussi a gagner le mur sans faire de bruit, faisant ensuite glisser ses pieds lentement pour ne pas éveiller le parquet. Plus d'une fois, la vieille femme faillit chavirer, mais se ravisa de poser sa canne par terre, finissant toujours par trouver une moulure ou un meuble sur lequel se rattraper.
Le temps s'était arrêté autour d'elle, le battement de son coeur lui vrillant les tympans. Elle entendait aussi les voix étouffées, leur trouvant un air presque mystique, appartenant à un autre monde. L'alchimiste craignait qu'une fois à proximité, elles garderaient ce timbre angoissant, sortant en réalité de la bouche de créatures abominables, illogiques.

Une fois dans le vestibule, Isabelle remarqua que la porte menant au reste du manoir était ouverte. Eva s'était donc évaporée dans cette direction, mais dans quel but? Ce détail devrait attendre, car l'ancienne magistère se devait d'abord de déchiffrer les échanges entre la prêtresse et sa domestique.

Fort heureusement pour elle, ses craintes de la présence de créatures d'un autre plan étaient infondées, les voix s'éclaircissant petit à petit jusqu'à devenir identifiables. Identifiables, mais toujours terriblement brouillon, mélangées. Isabelle ne parvenait a capter que quelques mots, seulement quand les interlocuteurs faisaient varier leur tonalité.

La vieille Breitenbach ne comprit presque rien. Hanna était en pleurs, sans qu'elle ne puisse savoir pourquoi. Pas une fois Isabelle ne capta son propre nom dans la conversation, sa servante semblant parler de ses cauchemars ou encore de quelque chose de traumatisant. C'était insensé! Hanna, sensée assister sa maîtresse dans ce moment difficile, en profitait pour déballer ses affaires personnelles!

Enragée, incapable de tirer quoi que ce soit de cette situation invraissemblable, l'ancienne magistère décida de persister. Elle oritenta mieux son oreille, sans faire de bruit, espérant ainsi trouver un meilleur angle d'écoute. Si cela ne fonctionnait toujours pas, alors tenterait-elle de s'approcher un peu plus en s'armant de prudence.

Ainsi, la vieille Breitenbach espionnerait jusqu'à entendre quelque chose d'intéressant, mais veillerait à ne pas trop s'attarder. En effet, il lui fallait aussi savoir ce que ce serpent d'Eva faisait dans son manoir. Toujours pieds nus, Isabelle arpenterait donc sa propre demeure à sa recherche, glissant sur le sol avec la discrétion (espérait-elle) et l'apparence d'un fantôme.

Et donc, Isabelle se décida à continuer d’essayer d’écouter la conversation. Sans plus de résultat probant. Pendant des minutes assez longues, elle ne semblait entendre rien de plus que les sanglots de la gouvernante, et le ton calme et doux de la prêtresse.

« S’il vous plaît, Hanna. Laissez-moi vous…
– Vous… Vous… m’enfermer ? Comme vous l’avez… aussi ?
– Je ne… dans ce « vous »… suis ici pour soigner des… leur faire du mal, ou leur extorquer des secrets…
– Je ne l’ai jamais… des années que je lui ai pas… sorte de ma vie ! Je… Je n’aurais jamais… !
– …quelque chose de… Quelque chose qui vous ronge… Je peux vous… peu de calme.

On va faire un autre exercice, si vous… »

Il n’y avait probablement rien de plus à tirer en écoutant aux portes. Aussi, la magistère décida de se mettre à la recherche de l’Umbramancienne.

Elle passa la porte qui menait vers l’intérieur de son manoir. Elle observa la sorte de cloître qui menait à la serre, et la porte de son laboratoire était toujours fermée. Un petit regard depuis l’extérieur vers l’étage, et elle trouva en revanche une porte d’ordinaire close qui était entrouverte. Probablement là où l’espionne était en train de fureter.

Malgré son mal de hanche, Isabelle grimpa les escaliers, et alla jusqu’à l’étage. Elle passa un petit couloir, et s’approcha de la chambre. Eva passa à l’intérieur. L’espionne se tourna, vit qu’elle était observée…
…et ne réagis pas plus. C’est comme si être découverte en train de fouiller les affaires de la maîtresse de maison n’avait aucune importance pour elle.

Elle était dans la chambre de Wilfried.

Elle était parvenue à la trouver au milieu de toutes les autres — comme si elle la connaissait déjà, en fait. C’était une petite chambre, pas très grande, avec un lit d’adulte, un canapé, et quelques affaires qui lui avait appartenu soigneusement posées dans les casiers d’étagères ou rangées à l’intérieur de coffrets. Eva avait disposé sur le lit une peluche de griffon ; le lit était fait, avec la couette et l’oreiller, comme si on attendait un invité à tout instant. Mais les fenêtres étaient couvertes de traces, il y avait du moisi au plafond et pas mal de toiles d’araignées.

L’Umbramancienne attendit qu’Isabelle soit à portée de voix pour lui lancer quelque chose :

« Vous savez qu’il a quarante-et-un ans aujourd’hui ? Les peluches c’est plus trop de son âge. »

Sa phrase avait un air presque… Insultant. Difficile à dire. Elle était en train d’ouvrir des tiroirs — pour quoi faire ? Il n’avait plus jamais remis les pieds ici depuis le début de son Compagnonnage, et les répurgateurs avaient saisi tout ce qu’il avait pu fabriquer, écrire ou léguer dans les locaux du Collège Doré.
Ici, il n'y avait rien d’autre ici que des jouets, de la literie, et des peluches.

« Votre gouvernante, là, Merz ; Elle n’a pas l’air de vivre dans ce manoir. Vous savez où elle réside ?
Sa mère, c'était où sa pièce ? »

Elle sortit de sa poche un petit carnet et un bâton de fusain, pour noter la réponse.

Message par **Isabelle Breitenbach** » 11 oct. 2021, 02:39

Rien à faire, Isabelle avait beau se tortiller contre la porte, écraser son oreille contre le bois pour en faire juter quelques syllabes supplémentaires, les paroles restaient très confuses. Pourtant, sa moisson n'était pas entièrement sans intérêt. Il semblait que quelque chose de grave accablait Hanna, qu'il serait question de l'interner, tout comme sa maîtresse. Mais quelle en était la cause? Impossible à dire, seule la mention de cauchemars pouvait donner un indice sur le sujet.

Pauvre Hanna. S'était-elle doutée ce matin, en se préparant pour venir rejoindre Breitenbach, qu'elle finirait en camisole? Une sale histoire...

Bon, très triste en effet, mais la sorcière avait d'autres préoccupations en tête. Sans plus de cérémonie, elle s'éloigna de son coin d'écoute et s'enfonça un peu plus dans le manoir. Mais alors qu’elle se déplaçait plus ou moins discrètement, Isabelle sentit soudain ses préoccupations l’accabler de plus en plus.

Tous ces récents événements, toutes ces perturbations dans une vie jusque-là morbidement tranquille. En quelques jours, elle était passé d’un régime mental en hibernation, amorphe (hormis ses quelques crises de démence) à un surrégime, alimenté par l’angoisse, la colère, la peur. À Présent, elle fonctionnait sur ses fines réserves et, déjà, Isabelle se sentait à bout.

Ses migraines, jusque-là en sommeil, se déchaînaient de nouveau, faisant pulser son crâne comme le cœur d’un taureau en furie. La vieille Breitenbach se sentait glisser, non pas physiquement, mais dans sa propre psyché. La réalité lui échappait des doigts, et elle allait de nouveau sombrer dans ses propres souvenirs.

Mais cette fois, la Dame de Fer décida de s’acharner, de garder un pied dans le présent. Peut-être cela suffirait-il, au moins à garder les apparences. Cela lui coûtait énormément, car il lui fallait toujours évaluer la moindre parole, le moindre mouvement, avant de les exécuter. Car si son monde n’était qu’approximations, celui d’Eva et de Sœur Aure resterait cruellement net, factuel.

Plusieurs fois, l’ancienne magistère oublia ce qu’elle cherchait. Alors, elle se tapotait doucement le crâne jusqu’à se rappeler. Cette simple manipulation aidait, lui donnant l’impression de dépoussiérer ses étagères mentales.

Dans ses recherches, Isabelle remarqua une porte entrouverte à l'étage. Décidément, cette connasse de sorcière grise faisait tout son possible pour malmener la maîtresse de maison ! C'est donc résignée que la vieille Breitenbach s'attaqua à l'escalier, sa main agrippée sur la rampe branlante de la structure. À chacun de ses pas, sa tête pulsait un peu plus fort, si bien qu'une fois l'épreuve terminée, l'alchimiste avait l'impression que son crâne allait exploser.

En traînant des pieds, le souffle court, Isabelle faisait office de bien piètre espionne. Elle débarqua donc dans la chambre sans la moindre discrétion, poussant la porte dans un grincement assourdissant. Eva se tenait là, fouillant dans des souvenirs. Elle ne parut pas choquée de voir la sorcière jaune – mais pourquoi l'aurait-elle été ?

Seyss accueillit l'arrivante d'une simple question.

« Qui donc ? »

La vieille Breitenbach reporta ensuite toute son attention sur le canapé présent dans la pièce. En le tapotant du bout de sa canne, des voulûtes de poussière s'en élevèrent. Tant pis, ça suffirait. Isabelle s'affalait dedans, soulevant ainsi un nuage qui attaqua ses poumons. Elle toussa, rudement, puis avala une salive chargée en particules.

Imperturbable, Eva attendait, un fusain et un carnet en main. Isabelle se rappelait qu'elle venait de parler, mais fut incapable de se souvenir de ses mots. Son air confus incita son interlocutrice à répéter ses paroles, mais sans pour autant que cela n'éclaire l'expression de la vieille femme.

« Ma gouvernante... Merz ? Enfin ! Je n'ai jamais connu sa mère, aussi n'a-t-elle jamais vécu en ces murs. Ce manoir n'est pas un hôtel après tout.
En revanche, je connais sa fille, Annabelle... non... Anne je crois ? Une petite garce, trop espiègle, riant à tout bout de champ. Elle ne doit pas avoir plus de sept ans, mais déjà, le laxisme de sa mère se fait sentir. »

La gorge toujours râpeuse, Isabelle sortit sa petite flasque de sa robe pour s'enfiler une gorgée. Du Brandy ? Étrange, elle s'attendait à de l'armagnac.

« Comme toute personne qui se respecte, je loge une partie de mes domestiques dans mon manoir. Dans une section séparée, évidemment. Au bout du couloir à gauche, vous trouverez un escalier donnant accès à leur espace de vie. Si je me souviens bien, ma gouvernante loge dans la première chambre à droite. »

L'expression confuse d'Isabelle mutait petit à petit, reprenant un air hautain. Mais à cela se couplait une autre mimique, bien moins distante, beaucoup plus oppressante. Celle d'un inquisiteur aux aguets, vorace de preuves pour dévoiler l'ennemi. La Dame de Fer avait toujours eu pour habitude de considérer le moindre de ses interlocuteurs comme un adversaire, quelqu'un cherchant à la nuire. Cet étrange mélange de distance condescendante et de proximité inquisitrice avait grandement contribué à la création de son surnom.

« À mon tour maintenant. Pourquoi ces questions sur ma gouvernante ? Que faites-vous dans ma chambre d'ami ? »

Eva tapa le bout du fusain sur la page ouverte de son carnet. Mais elle ne griffonna rien du tout. Elle préféra darder ses yeux verts en direction de la magistère, une lèvre légèrement retroussée.
Et puis, sans avoir pris la moindre note, elle rangea le tout dans la poche intérieure de son par-dessus. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa, réfléchit, et reprit.

« Hm. »

Elle passa sa main droite dans son dos.
Leva sa gauche.

Et elle dessina un signe.

Et parla d’une voix claire et quelconque pour lancer une formule magique.

« Neen’ik en. Silnomaregh Ulgu alhei. »

« Madam, are you alright ? »

Isabelle von Breitenbach, magistère du collège doré, ne se sentait pas bien du tout.
Elle avait faim, elle se sentait vieille et endolorie, elle puait le tabac froid et sa tête tournait un peu à cause de l’alcool. En plus, elle avait froid. Pourquoi était-elle pieds-nus ? Pourquoi se trouvait-elle dans une pièce poussiéreuse qui n’était pas entretenue ?

Une jeune femme se tenait juste devant elle. Grande, en jolie robe, même si sacrément noire. Les bras découverts, les yeux verts. Elle était belle, malgré cet air Morrien. Elle semblait inquiète. Les deux devaient être en train de discuter, quand soudain, la magicienne eut une absence. Et la voilà qui se trouvait toute bête, assise sur un canapé poussiéreux, incapable de se souvenir de ce qu’elle était en train de faire deux secondes avant…

La damoiselle vint s’asseoir à côté d’elle, et lui posa une main rassurante sur la sienne. Et elle commença à lui parler dans un breton qu’Isabelle comprenait parfaitement.
Après tout, son amant vient de Gasconnie.

« We were… Chatting, and then all of a sudden you just… I don’t know how to explain. You just kinda… Shut off, I guess ?
Do you need me to call your son downstairs ? You want something to eat ? »

Isabelle, d’une façon ou d’une autre, devait avoir montré qu’elle n’avait pas la moindre idée de qui était cette gentille jeune fille, alors, Lucie ricana et posa une main sur sa poitrine.

« It’s me, Lucie ! I’m your new apprentice. »

Ha ?
C’était… Peut-être possible. Oui, évidemment. Un tout nouveau transfert. Elle semblait quand même assez âgée pour une apprentie — Isabelle avait son âge quand elle était devenue magistère à part entière. Mais tout le monde ne peut pas être précoce et excellent à vingt-six ans comme Isabelle von Breitenbach.

« You were about to tell me to fetch something from your workshop… Where can I find it ? »

Message par **Isabelle Breitenbach** » 13 oct. 2021, 05:27

Tout se déroula très vite, du moins pour l'esprit amorphe de l'alchimiste. Sans crier gare, sans la moins forme de considération, Eva leva une main et agita ses doigts en direction de la cible. Ses lèvres s'agitèrent et la vieille Breitenbach put discerner quelques mots : "souvenir... annule...". Un sens était à décrypter de ces paroles en magikane, mais comme pour son précédent espionnage, la Dame de Plomb ne parvenait pas à tous les assimiler. Ce n'était pas nécessaire pour comprendre qu'elle était attaquée.

Bien trop tard, Isabelle se leva d'un bond, soulevant un nuage de poussière. Ignorant l'atroce douleur qui lui vrilla les os, elle tenta de dresser sa main devant elle, mais le poid de la canne qu'elle renfermait la ralentit. Même si ces deux premières étapes avaient été exécuté avec succès, cela n'aurait pas sauvé l'ancienne magistère. Car lorsque sa bouche s'ouvrit, un simple râle rauque en sortit, son cerveau étant incapable de fournir les syllabes nécessaires à la dissipation. Un instant plus tard, avant même qu'elle ne reprenne sa respiration, l'aethyr se matérialisait.

Une nouvelle main, éthérée, jaillit de celle tendue par Seyss. Ses doigts étaient dénués d'articulations, rappelant plus des tentacules que des membres abritant des os. Après un court flottement, comme pour évaluer sa cible, la Main d'Uglu plongea vers la tête d'Isabelle, ses tentacules se tendant tels des pieux acérés. Le choc fut d'une violence inouïe, le crâne de Breitenbach basculant en arrière sous l'élan. Éthérés ces doigts? Alors pourquoi les sentait-elle s'agiter dans son crâne?!

Incapable de bouger ou même de parler, la Dame de Plomb resta plantée là tel un pantin suspendu, pendant que les appendices farfouillaient dans sa cervelle. Puis, ils se raidirent et alors, l'alchimiste sentit (et aurait pu jurer entendre) une ponction. L'effet fut si soudain, presque physique, qu'elle aurait put basculer en avant. Ses yeux se révulsèrent et de la bave commença à s'écouler sur son menton.

Des images apparaissaient dans l'esprit de la sorcière dorée, des souvenirs de Seyss, avant de se faire drainer par le vent d'Ulgu. Le procédé était si brusque pour une psyché aussi fragile que celle de Breitenbach qu'il en perturba fortement la structure. Une tornade dans une bibliothèque aux livres à la reliure rongée.

Mais déjà, les tentacules avaient fini leur office. Sans ménagement, elles se désolidarisèrent de la vieille femme avant de rejoindre la main d'Eva. Isabelle fut poussée en arrière et s'écrasa dans le canapé, tel une poupée de chiffon. Elle sombra immédiatement dans l'inconscience.

La Dame de Fer fut tirée de sa torpeur par une migraine atroce. Avant même d'ouvrir les yeux, elle sentit un goût pâteux dans sa bouche, soudain gagnée de nausées. Isabelle tenta de prendre une bouffée d'air frais, mais n'aspira que de la fumée. Était-elle dans les cachots de Zandri? Non, elle s'était échappée - ou avait négocié sa libération - il y a des années de cela.
Un œil sec s'ouvrit, le bleu, et enfin elle put observer la pièce dans laquelle elle se trouvait. Délabrée, poussiéreuse, mais rangée, Isabelle reconnut l'une des chambres de son manoir, les moulures au plafond, malgré la moisissure, ne pouvaient la tromper. Quant à savoir quelle chambre exactement, impossible à dire, sa constitution lui était étrangère. Bah! il y en avait tellement! C'était le travail de sa gouvernante de savoir où loger qui. D'ailleurs, la magistère n'oublierait pas de sèchement corriger Merz pour avoir laisser une pièce du domaine dans pareil état!

Magistère? Ce terme semblait étrangement incomplet. Mais la Dame de Fer n'eut pas le luxe de méditer là dessus, car une jeune femme étrangement habillée, aux yeux d'un vert impressionnant, s'installait déjà à ses côtés. Elle lui parlait d'un Bretonnien impeccable, sans que cela ne prenne Isabelle au dépourvu. Elle-même le prononçait presque sans le moindre accent. Ce qui la dérangeait plus en revanche, c'était sa propre incapacité à retrouver l'identité de son interlocutrice.

Toujours enfoncée dans le canapé, incapable de bouger, Breitenbach devait caler son menton contre son torse pour contempler la femme aux yeux vert. Elle exprimait un intense mélange de mépris et de crainte, comme un animal acculé au fond de sa cage. Sa respiration était sifflante, soufflant l'air par la bouche tout en faisant gonfler sans le vouloir ses joues. Mais pourquoi diable était-elle à ce point sur la défensive? Ce n'était pas commun, même pour la Dame de Fer. Aussi, pourquoi se trouvait-elle dans un état si pitoyable? Avait-elle trop festoyé avec Hermaan et Leutz la veille? Elle savait se tenir pourtant, même durant les soirées non officielles.

La jeune femme attendait toujours une réponse, mais voyant que la Grande Trésorière la fixait toujours sans rien dire, elle décida de lui rafraîchir la mémoire. Lucie... Lucie? Lucie l'apprentie... Oui, enfin bien sûr! Lucie sa nouvelle apprentie! Elles étaient justement en train de discuter de... quelque chose. Mais elle n'était pas la seule dans le manoir. La Sœur Aure se trouvait en bas, sans qu'Isabelle ne se rappelle pourquoi. Probablement pour lui mendier de l'argent en faveur du Temple de Shallya. Bah! Elle attendrait tiens!

La Dame de Fer retira vivement sa main de Lucie, retrouvant tout sa prestance de métal gelé. Un simple regard signifia à son apprentie qu'elle outrepassait son statut et qu'une telle proximité était malvenue. Si la Dame de Fer allait bien? Enfin! Et l'astre solaire s'était-il levé ce matin?

« Yes, yes... Lucie. I need something urgently, and I shouldn't have to ask! »

Par les royaumes du chaos, de quoi donc avait-elle besoin?! Rien ne lui venait en tête et il lui était hors de question de perdre la face devant son apprentie.

« I have to say, ma petite, that I am flabbergasted by your utter lack of focus. If you cannot remember, or even guess, what I need from you, I can only foresee a grim future for our collaboration!
Now up! Allez! »

Feignant la colère, Isabelle se leva à son tour. Elle l'accompagnerait directement à son atelier et trouverait bien là-bas quelque chose à lui faire faire. Mais à peine sur ses jambes, elle faillit chuter en avant, surprise que son dos la ravage à ce point que ses jambes soient aussi faibles. Décidément, elle n'avait pas lésiné la veille!
Fort heureusement, elle avait en main sa canne. Isabelle n'en avait pas besoin pour marcher, mais elle témoignait de son rang, de sa richesse, et de son pouvoir. Elle avait préféré troquer le bâton encombrant du Collège pour quelque chose de plus discret, de plus... MAIS! Le hibou sculpté lui servant de poignée! Ses orbites étaient vides! Où se trouvaient les petites Pierres de Pouvoir?!

Si la magistère fut d'abord effarée par cette réalisation, la stupeur se dilua rapidement, sans qu'elle ne puisse dire pourquoi. Le Hibou Aveugle n'était pas une nouveauté, apparemment, bien que pareille perte l'ampute d'une partie de son pouvoir magique. Oui, il y avait une explication à cela, mais Isabelle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Inutile de faire une scène pour l'instant.

Utilisant pour la première fois sa canne comme... comme une canne, la Dame de Fer suivit son apprentie vers la porte. Une fois dans le couloir, la Grande Trésorière faillit se diriger vers l'escalier, puis se ravisa. Pourquoi donc avait-elle affilié son atelier à la serre, à l'extérieur de son manoir? Au lieu de cela, elle dirigea Lucie vers le bout du balcon donnant sur le vestibule, puis lui indiqua au dernier moment de tourner à gauche.

« What a mess! Is this all your doing, Lucie? If you've used the aethyr without my approval, I will find out. Then, Sigmar himself wouldn't be able to save you from me! »

Mais la magistère n'approfondit pas. Quelque chose la tracassait. Quelque chose de bien plus perturbant. L'état de son manoir lui était étrangement familier, tout comme le Hibou Aveugle ou encore ses pieds nus. Mais Lucie, elle, ne lui revenait toujours pas. Pourquoi une apprentie d'un âge si avancé (et donc aux talents inexistants) avait-elle été confié à la prestigieuse Dame de Fer? Aucun autre magistère n'oserait lui mettre pareil insecte dans les pattes, sachant très bien qu'il en subirait des représailles. Mais surtout...

Isabelle s'arrêta, Lucie se tenant devant la porte de son atelier. Ce dernier était situé juste au dessus de la bibliothèque, un escalier de fer en spiral permettant de relier les deux pièces. La magistère fit tinter sa canne pour attirer l'attention de son apprentie.

« Ma chère, could you enlightened me on something? What is a simple apprentice like you doing outside of the walls of the Golden Academy? »

Voilà, elle avait mis le doigt dessus! Les apprentis n'étaient autorisés à quitter les Collèges uniquement pour démarrer leur compagnonnage! Quelques très rares exceptions pouvaient être faites, mais certainement pas pour s'installer dans la demeure de leur maître. Et encore moins celle de la Dame de Fer...

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[Isabelle] « Un danger pour elle-même et pour autrui. »

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