Tout se bousculait dans sa tête, jusqu’à ce que, alors qu’elle était en train de marcher, Isabelle trouve une incohérence au milieu de souvenirs qu’elle était en train de créer toute seule.
Un instant, Lucie se figea. La magistère pouvait darder ses yeux contre le regard de la jeune fille, en attendant patiemment des explications bredouillées.
« I’m… Not certain I… Get what you mean ? »
Ou alors Lucie était la meilleure menteuse de tout le Reikland, ou bien elle avait vraiment l’impression de ne pas du tout piger où von Breitenbach voulait en venir. Parce qu’elle se mit à entrouvrir la bouche, écarquilla les yeux d’un air d’abord choqué, puis, légèrement froncé, comme pour trahir son inquiétude et sa propre suspicion à elle. Et sa voix, un tantinet trébuchante, faisait qu’elle retournait toute la situation.
C’était Isabelle la folle, dans ce dialogue.
« You sure you alright ? », qu’elle se permettait de demander, en faisant même naître un début de contractions bien roturières — car visiblement, Isabelle connaissait tellement bien le breton, qu’elle notait même les différences de vocabulaires entre les classes sociales du Royaume.
« It’s… You who kinda, like, requested my presence here. Demanded your personnal workshop built in this manor, and even your own student to assist you. Mórr, t’was hard enough to pass your class !
I’m… Allowed to be here, right ? I-I-… I’m not going to be in trouble, right ? »
Lucie se mit soudain à trembloter du bout des doigts.
Mais c’est bien sûr. Évidemment, Isabelle s’en rappelait très bien — bien sûr que la matriarche Feldmann l’avait autorisée à bâtir son propre atelier chez elle. Pourquoi toutes les études devraient être menées au sein du collège, après tout ? Isabelle avait bâti ce manoir elle-même en dessinant les plans d’architecte avec son propre compas, elle tenait à en profiter, surtout quand elle pouvait profiter d’un propre espace à elle-même, sans devoir partager les salles d’études avec d’autres magistères qui rivalisaient entre eux pour occuper le plus de plages-horaires. Oui, c’est vrai, les apprentis sont censés être cloîtrés à Altdorf… Mais Christina Feldmann comptait parmi ses amies. Pas vu, pas pris.
Pourquoi avoir choisi Lucie au sein de sa classe ? Elle semblait un peu sotte. Est-ce que c’était justement à cause de son héritage Bretonnien ? Converser en breton lui manquait. Surtout que Yonec parlait reikspiel avec un accent à couper au couteau. Il avait cette attitude très Bretonnienne, de ne jamais faire le moindre effort pour se faire comprendre de ses interlocuteurs étrangers. Un vrai crétin imbu de lui-même.
Vivement qu’elle retourne le voir en Gasconnie.
« The… Priestess is expecting you downstairs, right ? »
Isabelle s’était assez humiliée devant son apprentie. À ne pas se souvenir de quoi elles parlaient, puis maintenant, à ne plus se souvenir que c’était elle-même qui l’avait fait sortir du Collège… Heureusement, les jeunes gens de son âge sont souvent bien trop peureux pour se défendre et contester des ordres. Il y avait juste lui dire de se dépêcher, la presser à aller observer son atelier, et commencer à faire des menus travaux bien nécessaires pour la vraie science — récurer les tubes à essai pour éviter les contaminations, par exemple.
Et en effet, il y avait une psychiatre qui l’attendait en bas. Mandatée par Balthasar Gelt.
C’est en redescendant les escaliers, après une minute ou deux, que le cerveau de von Breitenbach s’agitait. Elle se souvenait de tout le reste. La visite du patriarche doré, l’arrivée de la prêtresse, l’évaluation sordide à base de phrases étranges à répéter, et de taches d’encres à étudier. Il y avait juste cette… Femme, là, à l’étage, qui ne s’emboîtait pas dans le décor. Qu’est-ce qu’elle foutait là ?
Isabelle… Était encore magistère, oui ? Oui, tout à fait. Elle avait encore un bâton, encore une robe, encore un masque. Des golems à animer. Des outils pour distiller. Elle avait encore tout ça. On lui avait envoyé une apprentie pour continuer son travail à l’écart, même pendant son exil ? Ça semblait… Illogique ?
Tout ça se bousculait dans sa tête alors qu’elle allait retrouver son fauteuil dans la pièce annexe au vestibule. Ses souliers l’attendaient là. Elle était tellement fatiguée. Elle avait fait tellement de choses cette semaine, tout paraissait tellement fatigant, maintenant…
La porte de la cuisine se rouvrit un peu. Très brièvement, Isabelle aperçut Hannah Merz, juste derrière, vautrée sur un plan de travail, sa tête dans ses bras, victime d’une immense crise de larmes. Aure Rondet — une Bretonnienne elle aussi, mais qui elle parlait en reikspiel — revint avec sa serviette et ses planchettes sous le bras. Elle ferma soigneusement la porte, avec ses lèvres pincées, et son air tout peiné. Elle alla retrouver son fauteuil, et toussota en s’asseyant dessus avec une posture qui trahissait un certain malaise : c’était difficile à expliquer, mais elle semblait légèrement en recul dessus, comme si… Une chose, l’ennuyait ?
« Madame Isabelle, il faut que je vous parle très… Directement, sans trop de détours. Ce sont des choses difficiles à entendre, et un sujet difficile à aborder, et… »
Et elle regarda derrière elle, puis, se pencha en face pour regarder le devant du jardin par la fenêtre.
« Où est Seyss ? »
Elle agita la tête de droite à gauche, et reprit avec un air maintenant un peu agacé. Comme si Seyss, peu importe qui il était, l’emmerdait royalement.
« Ahem…
Dame Isabelle… Je pense que vous souffrez d’un mal… Assez difficile à définir. Les pathologies liées à la mémoire et aux réactions psychiques sont encore assez ardues à… Noter. Mais il est vrai que vous avez présenté, dans vos réponses à mon évaluation, quelques troubles qui m’embêtent légèrement…
Vous avez une atteinte à votre mémoire et à vos capacités de construction et de repérage dans l’espace. Je pense, que vous vous êtes peut-être rendue compte, que vous éprouvez parfois des problèmes à la mémoire, des choses que vous oubliez et qui réapparaissent soudainement. Aussi, des soucis liés à la réalité. Des objets que vous pensez être proches de vous, qui, soudainement disparaissent…
Vous avez une personnalité qui m’inquiète également. Pas de proches ni personne pour prendre soin de vous — hormis la fille de votre précédente gouvernante, bien sûr. Cette situation ne peut pas aider à votre reconstruction et les soins que votre âme vous demanderaient.
Je pense que vous éprouvez des soucis de santé, qui se traduisent par une incapacité d’assurer votre bonne santé. En outre, vous me semblez assez diminuée physiquement, assez maigre, et assez pâle. C’est sûrement lié à votre état. »
Elle tira de sa serviette une petite feuille, qu’elle posa sur la table.
« Je ne souhaite pas vous imposer quoi que ce soit. Mais j’aimerais vous proposer une hospitalisation au sein d’un hospice à l’extérieur d’Altdorf, où je suis doctoresse résidente.
Il s’agirait d’un internement qui durerait un mois, le temps pour moi de procéder à des examens physiques et psychiques, afin de définir plus exactement de quels problèmes vous souffrez, et d’être capable de les résoudre avec vous.
Il est possible que je vous recommande un traitement médicamenteux. Rien d’incroyablement invasif, pour l’instant — pas d’opération chirurgicale, ça, c’est sûr et certain. Peut-être de légers entretiens d’hypnose, afin d’essayer de vous calmer, et de vous permettre de remettre en place vos souvenirs. L’idée est de vous aider à reconstituer une trame dans votre cerveau ; vous voyez ce qu’est une trame ? Comme pour un vêtement déchiré, qu’il faudrait que vous recousiez vous-même.
Normalement, cette hospitalisation coûte de l’argent — mais le patriarche Balthasar Gelt m’a dit qu’il payerait la totalité de vos soins, avec tous les frais supplémentaires possibles. On y mange très bien. On a même une piscine. »
Et elle disait ça avec un petit sourire.
Peut-être totalement condescendant.