Éclairé par le reflet de Mannslieb plutôt que par les rayons du soleil, Altdorf semblait complètement métamorphosé. C’était étrange d’une certaine manière, comme s’il ne découvrait que maintenant l’autre visage de la seule ville qu’il eût jamais connue. Bien sûr, certaines choses ne changeaient pas, et même l’obscurité ne pouvait dissimuler à ses yeux l’insalubrité crasseuse des rues, ou la pauvreté qui régnait ici. Tout au plus permettait-elle de les rendre moins visibles qu’au quotidien. Finit les foules oppressantes et le vacarme constant, bonjour les ivrognes et les vas-nu-pieds trop miséreux pour trouver un toit sous lequel s’abriter. Le monde de la nuit, en quelque sorte. L’heure où les honnêtes gens rentraient chez eux pour laisser la place aux brigands et autres roublards de tout bord. Et la facilité avec laquelle Faust était en train de rejoindre la seconde catégorie ne manqua pas de lui arracher un léger soupir du nez.
Il éprouvait l’impression de redécouvrir la ville à chacun de ses pas, même si la température restait beaucoup trop froide à son goût, surtout vu l’accoutrement qu’avait dû revêtir le jeune homme pour l’occasion. Il pouvait presque sentir les vents de magies le frôler au milieu de brises bien réelles. Malgré tout, la ballade se révéla au final beaucoup plus plaisante qu’il ne l’avait escompté. Il appréciait ce calme relatif, même s’il devait bien avouer que l’idée ne l’avait clairement pas enchanté au début. Explorer son lit lui semblait alors bien plus intéressant qu’arpenter les rues de la capitale, mais la situation s’était amélioré dés qu’Alphonse lui avait laissé carte blanche quant au trajet à emprunter. Généralement, Faust savait se montrer plutôt sérieux quand on le soumettait à un exercice de ce genre, mais là, il ne pouvait pas ignorer une excuse aussi opportune. Depuis le temps qu’il était parti, voilà qu’on lui donnait enfin l’occasion de pouvoir vagabonder librement et de voir plus en détail ce que la ville était devenue durant son absence. Plus qu’une introduction à l’espionnage, cette escapade nocturne revêtait pour lui des airs de visite touristique, l’Altdorfer s’attelant à traîner un Alphonse visiblement blasé à travers les faubourgs de la capitale.
C’est d’abord vers un quartier tout proche, le Sindelfingen District, que l’apprenti reporta son attention. En premier lieu, parce que passer une minute de plus dans cet égout à ciel ouvert connu sous le nom de Drecksack District le révulsait tout simplement. Déjà que l’endroit était terrifiant à parcourir en journée, alors il préférait ne pas imaginer une fois la nuit tombée. Alphonse avait beau marcher à ses côtés, mieux valait ne pas traîner trop longtemps ici. De plus, c’est dans cette direction qu’il devait continuer s’il souhaitait atteindre les quartiers plus au nord du Talabec. C’est là-bas que se trouvaient les places marchandes, les docks et leurs cent tavernes, l’Universität District et ses musées si réputés, loin de la pauvreté des quartiers orientaux d’Altdorf. S’il voulait récupérer des informations, alors il ne voyait pas de meilleurs endroits que ceux-ci.
Le Sindelfingen ne présenta en lui-même rien d’exceptionnel aux yeux du sorcier. Beaucoup plus à son nez, qui devait supporter l’odeur répugnante ayant valu sa réputation au quartier. Vêtu de ses haillons, il semblait complètement à sa place, ici. Ce n’était rien d’autre qu’un taudis où se parquaient les ouvriers les plus pauvres, travaillant toute une vie pour se payer le luxe de loger dans cet océan de fange. Personne ne le regarda avec mépris. Pour les rares passants qu’il croisa, pour la plupart des prolétaires aux yeux las et au visage épuisé, il n’était qu’une pauvre âme parmi toutes celles que l’on voyait défiler ici à longueur de journée. Serrant les dents, le Valdorf se força à continuer sa route, obligé d’ignorer le destin de ceux moins bien né que lui. C’était apparemment dans cet endroit que le Collège Flamboyant avait décidé d’installer ses locaux, au sein d’une rue complètement carbonisée par un incendie subvenu quelques décennies auparavant. Mais mise à part les flammèches qu’il croyait voir s’élever en dessous des étoiles, aucune trace de pyromanciens à l’horizon. Dommage. S’il éprouvait évidemment l’envie d’aller jeter un coup d’œil à un collège si opposé au sien, Alphonse lui fit bien comprendre qu’ils n’avaient pas le temps pour cela, aussi l’apprenti se résigna-t-il.
C’est par le bien nommé Pont de l’Est que se poursuivit sa promenade à travers Altdorf. Un bel édifice comparé à ce qu’il venait de traverser, et qui marquait surtout le passage dans les quartiers les plus au nord de la capitale. Si Nuln pouvait se targuer d’être le cœur industriel de l’Empire, le monopole des établissements manufacturiers ne lui revenait pas. Le Werksvertiel District, situé directement de l’autre côté du pont, était un de ses endroits d’où s’écoulaient le fer et le feu si nécessaire à la survie de la province. Étrangement, le secteur lui parut tout à fait charmant, peut-être par contraste avec le dépotoir précédent. Le district semblait d’autant plus paisible qu’il faisait nuit ; peu de forges tournaient encore à cette heure, laissant ainsi le ciel s’emplir d’étoiles plutôt que de nuages de fumée. Outre le métal des Montagnes grises, c’est par les docks que les usines de la ville s’approvisionnaient, et c’est tout naturellement dans cette direction que l’ancien noble poursuivit son chemin.
Et effectivement, il n’eut besoin que de quelques minutes pour réaliser que c’était bien là qu’il allait pouvoir trouver son bonheur. Le bruit. Par Morr, ce bruit ! Se mélangeaient au sein de cette foule hétéroclite des marchands du monde entier, des aventuriers de toute race et de toute origine. Pour dire, il lui sembla même apercevoir une (ou un ?) elfe en armure au milieu de la marée humaine, accompagnée d’un sudiste à l’allure guerrière et à la lame affûtée. Tout ici n’était que mouvements, beuglements et chansons paillardes. Il n’avait pas besoin d’être un génie pour voir que les Docks constituaient vraiment le centre d’activité de la ville. Pour le coup, Faust connaissait relativement bien l’endroit, ou au moins en avait-il régulièrement entendu parler. C’est grâce au commerce avec le Kislev que son père avait principalement maintenu la famille à flot. Et il était souvent plus simple de faire transiter les marchandises d’Erengrad à Marienburg pour ensuite les acheminer jusqu’ici, que de leur faire traverser par voie terrestre la moitié de l’empire, et presque autant de forêts. Ses rares gueules de bois avaient été alimentées à la Kvas, alors autant dire qu’il possédait désormais une certaine connaissance sur le sujet. L’heure tardive devant aider, les tavernes semblaient d’ailleurs cette fois particulièrement remplies, et le magister éprouva certaines difficultés à se déplacer au travers de la foule qui encombrait les rues. Tout le contraire d’Alphonse, qui profitait de sa large stature pour tracer sa route au milieu des alcooliques et des dévots de Manann (les deux catégories restant de toute manière assez similaires). On pouvait gagner ses pistoles dans le Werksvertiel le jour, venir les dépenser dans les tavernes des Docks le soir, pour ensuite aller s’effondrer dans les maisons poubelles du Sindelfingen. Comme quoi, le monde était bien fait !
Aux alentours d’un des bars de la rue, l’espion sans abris prit finalement position, patientant sagement à un jet de pierres de là. « Le refuge du voyageur », à ce qu’il pouvait lire sur la devanture. Si cette dernière paraissait tout ce qu’il y a de plus normal, c’est le vacarme incessant qui en émanait qui attira son attention. Plus encore que dans le reste des établissements, des clameurs retentissaient depuis l’entrée, un groupe plutôt conséquent de joyeux larrons avinés dévalant les marches à force de titubement. Quelques dizaines de personnes, bras dessus bras dessous, entamaient même des petits pas de danse tout en s’esclaffant : plus particulièrement, en récitant des chants en Tiléen. Honnêtement, Faust se savait absolument incapable de parler autre chose que le Reikspiel, mais la plupart des litanies Morriènes étant rédigé en Classique ou en Tiléen, il avait bien fini par retenir une ou deux subtilités de ce langage si exotique à ses oreilles. Ils acclamaient des noms, criant à la gloire d’un certain Kraemer et de la révolution populaire que ce dernier devait amener avec lui. Bingo.
Sa curiosité satisfaite, il attendit là pendant une dizaine minute, jusqu’à ce que le groupe se disperse devant l’arrivée imminente d’une patrouille de gardes. Il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour ces joyeux agitateurs. Bon, vu ses origines, la mise à mort de la noblesse et de la bourgeoisie ne s’inscrivait pas franchement dans ses projets. De plus, il lui était assez difficile de juger s’il s’agissait là de propositions sérieuses ou des simples égarements d’esprits alcoolisés, mais quand même. Comment leur reprocher de rêver d’un avenir meilleur après avoir traversé la décharge dans laquelle ils étaient forcés de passer leurs vies ? Si Faust était lui-même aussi déterminé à devenir un véritable Umbramancien, c’était en partie par désir sincère d’améliorer ce monde, alors il devait bien avouer que ce genre de belles paroles faisait vibrer son côté d’idéaliste. Néanmoins, cela constituait surtout un début pour sa petite récolte d’information ! On n’allait pas mettre toute la ville en quarantaine juste pour un discours engagé de soudards, mais sans doute qu’il serait bon d’avertir Alphonse au sujet de ce terreau d’agitation potentiel… Ses cheveux dissimulés par un semblant de capuche troué, l’apprenti sorcier disparu à nouveau dans la foule, fort de ses nouvelles connaissances.
Une fois les tavernes et autres auberges passées, on arrivait, en longeant le Talabec, en plein dans le quartier des entrepôts. La grande majorité d’entre eux étaient fermés, placardés par de belles notices qu’il peinait à voir étant donné l’obscurité ambiante, mais dont il était assez facile de deviner qu’elles devaient interdire l’entrée des lieux. Quelques gardes se tenaient ici et là, lançant au passage des regards méprisants au clochard infiltré. Rien de bien anormal à première vue… exception faite du pâté de maisons qui semblait avoir été rasé en plein milieu de la rue.
- Qu’est-ce que...
Au milieu des hangars parfaitement alignés, de nombreux bâtiments étaient noircis par la chaleur, visiblement rescapés d’un incendie. Ce genre d’incident restait assez commun, surtout dans les quartiers pauvres, mais le jeune homme devait avouer être assez surpris par l’ampleur que semblait avoir prise celui-ci. Pour peu, il n’aurait pas eu de mal à croire que le Collège flamboyant avait établi son siège dans les docks.
- Si tu voulais v’nir voler dans l’coin, c’est trop tard p’tit.
Avec un léger frisson de surprise, l’apprenti se retourna. Derrière lui se tenait un homme à la barbe hirsute, l’air fatigué, vêtu d’un surcot blanc sur lequel apparaissait un griffon, une hallebarde entre les serres. Une épée qu’il ne tentait même pas de dissimuler pendait de sa ceinture, et il toisait le nouveau venu d’un regard teinté d’indifférence. Un garde sans doute, vu son uniforme : qu’il soit vraiment employé par les docks, ou par un des multiples gangs des bas-quartiers ne faisant que peu de différence aux yeux du sorcier.
- L’entrepôt là, il appart’nait à un contrebandier y’a pas si longtemps. Malheureusement pour lui, l’gars devait de l’argent aux mauvaises personnes, alors ils ont buté les gardes et fait cramer son hangar. L’truc normal quoi. Mais visiblement les employés étaient pas très doués, et comme il y avait de la poudre entreposée dedans, tout le coin a brûlé. Ha ça pour un bordel, c’tait un bordel. Pire que les feux du Sigmarzeit. Y’en a même qui disent avoir vu un ogre se barrer au milieu du chaos.
Le garde passa devant son interlocuteur, le bousculant légèrement au passage, avant de s’adosser contre le mur d’un des entrepôts.
- Enfin, tout ça pour te prévenir que c’est pas ici que tu vas grappiller de quoi bouffer. Ils ont renforcé la sécurité depuis l’incendie, donc le pauvre garde que je suis doit veiller à ce que ce genre d’incident se reproduise pas. Sinon t’imagines bien que j’serais pas en train de me geler les miches en causant à un clodo. Donc si tu pouvais déguerpir sans que j’ai à t’boter l’cul, tu me rendrais un service.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Faust aurait pu se plaindre du vocabulaire un peu vulgaire du garde, ou de son manque de politesse à son égard (encore qu’il s’était montré suffisamment sympathique pour lui expliquer le pourquoi du comment de sa présence ici, peut-être pour tuer l’ennui). En bref, de tous ces détails si importants pour un garçon aussi maniéré que lui. Mais là, mieux valait juste obéir sans trop discuter ! Se contentant d’un « Oui m’sieur » bien timide et à peine audible, l’apprenti se dépêcha de continuer sa route, déjà bien heureux d’avoir pu glaner quelques informations de plus tout en évitant un coup de bottes dans les gencives. Un ogre à Altdorf.... et pyromane en plus de cela. Le garde héroïque qui s’était chargé d’arrêter ce monstre méritait définitivement une promotion.
Le Bankbezirk District, plus au nord, fut le dernier que le Reiklander eut l’occasion de parcourir. Acheminer les marchandises jusqu’au Niederhafen District, c’est bien beau, mais encore faut-il savoir ou les vendre ensuite : c’est précisément là le rôle que remplissait le Bankbezirk. Le centre économique d’Altdorf, plein à craquer de marchés, de banques et abritant entre autres le Hall du Conseil Municipal. Un symbole de l’autorité et de la richesse de l’Empire, où tous étaient amenés à circuler et où florissant rumeurs et ragots. Un endroit parfait lorsque l’on souhaitait retrouver quelqu’un ou quelque chose, si bien que Faust ne fut absolument pas surpris de voir placarder sur les murs du Hall une infinité d’avis de recherches. Sans raison particulière, son regard cyan s’attarda sur les différentes têtes mises à prix. Des criminels de la pire espèce, poursuivis pour des délits plus graves les uns que les autres, mais dont un en particulier lui fit pencher le visage. Une noble femme aux yeux violets et à la chevelure rousse, s’il devait en croire le magnifique portrait qui la représentait, mais possédant surtout une liste de crimes plus longue que celle de ses titres. Condamnée au bûcher par contumace pour atteinte aux bonnes mœurs, fornication, perversion, démonologie, hérésie et adoration des Dieux Sombres. Rien que ça.
- Sacré palmarès.
Sans un bruit, Alphonse venait de se faufiler derrière lui. Ayant jusque là observé son apprenti de loin, il toisait désormais de sa hauteur le bout de papier qui intéressait tant le Valdorf. Ils étaient seuls, comme si la nuit les coupait du reste du monde.
- On peut dire ça, oui. Tu la connais ?
La question pouvait sembler venir de nulle part, mais n’était pas pour autant dénuée de sens. La fugitive était issue du même monde que Faust, de cette cage dorée réservée à la noblesse, et à laquelle ils avaient tout deux finit par tourner dos. Bien que plus âgée, que son patronyme évoque quelque chose au garçonnet ne paraissait ainsi pas improbable.
- Pas directement, non… Son père était un des grands noms de la capitale, mais j’étais trop jeune pour que ça me préoccupe. Le rang est la seule chose que nous avions en commun. Enfin, apparemment, ça et un don pour la démonolo…
Regard oblique d’Alphonse.
- D’accord, d’accord, j’arrête.
Mieux valait ne pas rire de ce sujet : Alphonse le lui avait bien fait comprendre, et il se décida visiblement à renfoncer le clou.
- C’est pour mettre hors d’état de nuire des tarés dans c’genre que notre ordre existe, Faust. Ce sera pas toujours facile, mais quand tu vois ce que des gens comme ça sont capables de provoquer, crois-moi, ça vaut bien tous les sacrifices du monde.
Pour toute réponse, l’ancien noble hocha simplement la tête. Il l’avait bien compris ça, que le chaos était l’ennemi contre lequel ils devaient lutter, même si le fait qu’il n’y ait jamais été directement confronté (à part durant quelques incidents comme celui de tout à l’heure) l’empêchait de prendre la pleine mesure de la menace. Mais à quel moment franchissait-on le point de non-retour ? Qu’est-ce qui avait pu pousser une dame comme celle-ci, une fille au statut similaire au sien, à s’engager sur un chemin si radicalement différent ? Sans doute ces questions ne trouveraient-elles jamais de réponse, mais ils les abordaient certainement avec plus de compassion que de dégoût.
- Bon aller, on va pas rester là indéfiniment, commence à cailler. Ramène-toi champion, on retourne au Collège.
Avec un bâillement bruyant, le mage-bandit tourna les talons. Le regard de Faust s’attarda encore quelques secondes sur le visage de la courtisane, avant qu’il ne se décide lui aussi à engager le chemin du retour. En profitant au passage pour résumer à son professeur tout ce qu’il avait bien put capter au cours son escapade sur les docks. Altdorf était belle de nuit. Et le Valdorf restait convaincu qu’il allait avoir bien d’autres occasions de l’admirer durant son séjour à l’ombre.