- Pas si vite, Wilhard. Pas... si... vite.
Errol leva les yeux sur le bonimenteur ; dans l'ombre de son chapeau, ils semblaient briller d'une lueur mauvaise. Le bookmaker fit un signe de tête à quelqu'un derrière Sigmund et, avant que ce dernier n'eut compris ce qu'il se passa, une force singulière le maîtrisa, empêchant le moindre mouvement de sa part. La présence dans son dos du colosse gardant la porte ne faisait aucun doute. Ce dernier le tenait fermement contre lui, un bras musclé et poilu serrant le cou du filou et une grosse paluche tordant son bras à l'envers jusqu'à amener sa main libre entre ses omoplates. Errol en profita pour raffermir sa prise sur le poignet de Sigmund, serra et tordit si fort que le bonimenteur lâcha son précieux ticket.
- Il me semble qu'une petite explication s'impose, mein Herr.
Avant que Sigmund ait pu protester et tenté d'user de ses talents de baratineur, le colosse plaça sa seconde paluche sur sa bouche pour l'en empêcher et le força à avancer, malmenant toujours son bras et ne lui laissant le loisir de toucher le sol guère plus que de la pointe des pieds ; insuffisant évidemment pour freiner ou se débattre.
- On clôt les paris ! déclara fermement Errol à l'attention de ceux qui faisaient encore la queue pour accéder à la table de bois du comptable à lunettes. Wilhard ? Range ton matériel ; y a une embrouille. Les gars !? Ramenez tout ce beau monde à la porte, voulez-vous ?
Du coin de l’œil, Sigmund aperçut le bookmaker dans l'encadrement de la petite porte de bois au bas des escaliers en haut desquels se trouvaient ceux qui en autorisaient l'accès. Un concert de bottes sur les marches s'en suivit accompagnait de quelques protestations au moment où Sigmund était emmené de force derrière un épais rideau tendu dans un coin sombre de la minuscule pièce. Sans ménagement, il fut poussé à l'intérieur d'un couloir tout aussi sombre au bout duquel il apercevait une ouverture à la faveur de quelques lumières dansantes, sans doute des torches à en juger par la fumée âcre qui lui emplissait les narines à mesure qu'il avançait, toujours malgré lui, dans leur direction.
Lorsque Sigmund et son cerbère atteignirent le bout du corridor, il sentit l'étreinte se relâcher puis il fut projeté en avant et alla rouler contre un mur. La pierre était dure et sombre, d'un gris sale et légèrement bleuté. L'endroit était à peine plus grand que la pièce précédente et contenait tout un bric-à-brac de choses qui semblaient avoir été oubliées là depuis des siècles tant elles étaient couvertes de poussière. Dans le désordre, on pouvait voir, sous le pan relevé d'une bâche jaunie par les années, de vieilles caisses en bois vermoulues, deux bonbonnes habillées de jonc tressé contenant encore les restes d'un liquide, une énorme citrouille et de nombreux navets en train de pourrir sur le sol. Dans le coin opposé à la porte se trouvait un escalier de bois qui remontait entre deux murs de pierre.
- Alors, petit malin, commença le bookmaker en entrant quelques secondes plus tard, tu crois que tu peux débarquer avec ton sourire enjôleur pour arnaquer Errol Distler, hein ? Il s'avança ensuite vers Sigmund et le saisit au col. C'est alors qu'il remarqua son déguisement. Oh, oh ! Mein Herr, en voilà des manières de brigand. Si t'essaies de te dissimuler sous un accoutrement ridicule et du maquillage, c'est que t'es pas qui tu dis être. Errol s'interrompit brusquement alors qu'il terminait d'arracher le déguisement du bonimenteur. D'ailleurs... t'es qui au juste ? Un crétin ? Un petit voyou ? Un bourgeois en mal de sensations fortes ? Non... T'as l'air bien trop malin pour toutes ces conneries. Y a autre chose... Marcus ! Errol interpella son homme de main. Attache moi ce petit salopard et va chercher le « curateur »...
Qui que pût être ce « curateur », il semblait évident que le bookmaker était heureux d'y faire appel. Le sourire mi-amusé, mi-sadique qu'il affichait sous le nez de Sigmund ne mentait pas.
- On va s'amuser un peu... Enfin, quand je dis « on », il s'agit surtout de nous autres ; te concernant, je doute que tu apprécies à sa juste valeur ce qui va suivre. Mais tu peux encore choisir entre tout me raconter et obliger le « curateur » à te tirer les vers du nez. Même si j'avoue que je serais déçu si tu t'allongeais de suite. Errol approcha son visage tout près de celui du filou et chuchota : T'as joué, t'as perdu... Maintenant, faut passer à la caisse.
- Errol ? Une voix dure et rauque vint interrompre le monologue du bookmaker.
- Ah, Curateur. J'ai besoin de tes « talents »... Errol se redressa, les mains sur les hanches. ...pour tout savoir de ce cachottier trublion que tu vois là. Je suis sûr que vous allez bien vous entendre. Le bookmaker adressa un clin d’œil malicieux à Sigmund.
Le « curateur » était un homme à la couleur de peau singulière en Altdorf. Néanmoins son teint d'ébène semblait on ne peut plus naturel. Dans de telles conditions, il était évident qu'il était originaire de lointaines contrées bien loin au sud, pourtant il n'avait aucun accent et parlait le Reikspiel aussi bien que n'importe quel impérial moyen ; peut-être même mieux. La couleur noirâtre de sa peau était accentuée par la coloration blanche, donc totalement opposée, de ses cheveux crépus coupés courts. Pour le coup, il s'agissait là d'une extravagance ou d'une coquetterie totalement assumée avec la volonté de créer un trouble et de poser le personnage, car le reste de sa pilosité, une barbe sculptée, courte, aux contours parfaitement dessinés sur l'arête de la mâchoire et le tour de la bouche, était charbonneuse. Quant à la lueur rougeoyante qui occupait tout l'espace entre ses paupières, nul doute qu'elle était d'essence magique ce qui fit déglutir Sigmund malgré lui. Son habit était de la même facture que celui d'Errol Distler. Il portait un pantalon, comme lui, et des bottes montantes faites de cuir. Son long manteau ouvert laissait entrevoir son torse nu et descendait jusqu'aux mollets. Le vêtement était rehaussé de nombreuses broderies dorées aux manches, aux épaules et tout autour du col qui montait haut sur la nuque. Des pièces plus inquiétantes, faites de métal et représentant des visages défigurés, ornaient l'arrière et la partie basse de cette étrange houppelande brune doublée de soie vermeille. Sur la poitrine saillante du « curateur », un collier d'or soutenait une lourde pierre pulsant de la même lumière rubescente que ses yeux. Pour compléter cette angoissante panoplie, des bagues et bijoux de doigts enrichissaient sa main gauche et sa main droite tenait une de ses cannes dont aiment à se parer les nobles pour se donner de l'importance et étaler leur condition aux yeux de tous. A ceci près que le pommeau était agrémenté de la même pierre, plus grosse et plus scintillante encore, que celle qu'il portait en pendentif.
- Mais ne le tue pas, ajouta Errol Distler. Pas tout de suite.
- Comment tu voudras, Errol...