Un léger sourire naquit près des pommettes du capitaine.
« Oui… Oui je comprend. Ton honnêteté est très appréciée. C’est plus simple si je l’apprends maintenant que si je le découvre dans un autre contexte…
Merci, Isolde. »
Il fit un signe de tête à la chevaleresse. Puis, soudain, il se figea et l’arrêta :
« Isolde ! Attend, je voudrais juste ton opinion... »
Il dit quelques mots en reikspiel à Mohr. L’enseigne soupira et s’éloigna, en passant une serviette qu’il tirait de son mantel sur son visage couvert de sueur. Il laissa le capitaine seul avec la Bretonnienne. Kaster prit une grande respiration, avant de continuer :
« Selon Valentin, Moreau aurait accusé des militaires du Reikland d’être responsables de saccages et de destructions en Bretonnie. Et vois-tu, je…
Je l’avais pas noté, mais tu as bien dis t’appeler Bérétis, n’est-ce pas ? Comme la famille de Bérétis ? »
Il fit un léger pas en avant. La chevaleresse put noter bien plus distinctement à quel point il était plus grand et plus large qu’elle, l’âge ne l’ayant pas rendu plus décrépit ou moins vif.
« J’ignore quelle est la situation en Parravon… Ni comment les choses vont se démêler dans les jours, et les semaines qui vont suivre… Mais si tu es de la famille de sire Roland de Bérétis, un comte du duché de Parravon, sache qu’il aura sans nul doute son rôle à jouer dans ces histoires.
Je ne suis pas ton père, ni ton suzerain, et tu ne me dois rien – certes, je t’ai sauvé la vie, mais tu es libre, de partir quand tu le souhaites. Mais j’aimerais te demander un service… Te proposer quelque chose. Si ce n’est pas moi qui le fait, ça sera probablement le Conseil d’Altdorf qui le ferait s’il connaissaient ton existence ; ce qui, note-le, n’est pas le cas.
J’ignore quelles sont tes raisons pour être ici. Tu m’as dis vouloir servir ta Dame, tu es une idéaliste, non ? Je suppose, aussi, que pour fuir la garde de ta famille, tu as dû fuguer, et ils te cherchent… Tu ne dois pas souhaiter qu’ils te retrouvent.
Et pourtant, tu pourrais être très utile. Écoute-moi donc. Ce que Moreau a fait, l’acte barbare qui l’a commit, je l’ai déjà vu être fait par des Tiléens. Son seigneur, Chlodéric, ignorera tout des pires méfaits qu’ils ont infligé aux Reiklanders, mais il sera tenu au courant des exactions de miliciens impériaux. C’est comme ça qu’on créé des guerres : Par la rumeur… Et le manque de preuves.
Isolde, tu portes une voix. Ton nom est peut-être important. J’aimerais que tu écrives une lettre à ton père – nous ne l’enverrions pas tout de suite, mais je pourrais trouver quelqu’un pour lui amener une correspondance. Une dans laquelle tu témoignes de ce que Valentin Mohr a vu. Tu dis que tu as vu le bailli Moreau commettre des crimes horribles, et s’en vanter au nom de son seigneur. La voix de paysans Reiklanders n’aura jamais aucune valeur aux yeux de la noblesse Bretonnienne. Mais la tienne… La tienne est différente. »
Il posa une main bien ferme sur l’épaule d’Isolde, et planta son regard dans le sien.
« Va faire démonter ta tente. Je te laisse y réfléchir un petit peu. Mais sache que cela pourrait véritablement aider le pays. »
Puis, il s’éloigna et commença à ranger ses affaires dans un paquetage, notamment de nombreux livres et codex, Kaster étant apparemment friand de littérature.
Le convoi traversa la Reikwald. Mohr chevauchant en avant, pistolet d’arçon à la main, solidement escorté par Lalande et son arbalète, et Moltke avec une arquebuse. Une petite bande de mercenaires à cheval tentaient tant bien que mal d’ouvrir la voie à travers des sentes étroites, tortues et accidentées, là où les chariots surchargés avançaient avec une pesanteur exagérée, comme de gros hippopotames ; Si seulement Isolde savait ce qu’était un hippopotame, n’en ayant aperçut que les miniatures imagées dans les livres de Maître Waldon Piers.
La forêt avait, en journée, quelque chose de plutôt fascinant. Mais par endroits, elle pouvait se révéler terrifiante ; le soleil avait du mal à passer entre les sapins hérissés de la Reikwald, et le convoi paraissait étonnamment fragile, lent et lourd au milieu des gravats et de la terre battue. Tous les hommes avaient sorti leur équipement militaire, tous avaient décidé de revêtir leurs cuirasses et brigandines, et garder près d’eux des lames. Même les femmes paraissaient prêtes à un combat face à des brigands ou des hommes-bêtes…
Isolde voyageait auprès d’elle. Dans une petite charrette un peu plus éloignée, elle nota que la maman de la jeune fille, en même temps qu’elle gardait Magda sur un genou et lui faisait des bisous sur le haut de son crâne, gardait tout près d’elle une arbalète tendue posée à ses pieds. Si les femmes ne combattaient pas, elles sauraient bien se défendre.
Seuls Lina et Spangz’ refusaient, dans leur coin, de porter quoi que ce soit pour se battre. Lina expliqua qu’elle en tant que prêtresse de Shallya, et Spangz’ comme médecin ayant prêté également des vœux libéraux à la Déesse pacifique, il serait inconvenant pour eux de porter du fer. Si les hommes-bêtes étaient bien des monstres à massacrer, même les plus atroces des brigands devaient garder la possibilité d’être épargnés en toute circonstance.
La nuit fut assez horrible. Les chariots furent tournés en cercles et liés les uns aux autres par de grosses chaînes de fer, et les sentinelles montèrent sur les parois des véhicules pour y installer des pavois aux couleurs de la compagnie, des arquebuses et des arbalètes. Mohr regarda l’installation d’un œil satisfait, et en dit quelques mots en reikspiel, que Lina traduisit :
« Apparemment, enchaîner les chariots entre eux est une tactique qu’ils ont utilisé en Tilée. Cela devrait nous assurer d’être défendus si une Harde d’Hommes-Bêtes ou des Gobelins des forêts nous attaquaient durant la nuit…
Je t’avoue que je préfère ne pas trop y penser pour dormir cette nuit. »
Aucune tente ne fut installée, rien ne fut démonté. Le campement dormit sans aucun feu pour se réchauffer ou s’éclairer – Moltke raisonna que ce serait attirer l’attention. Les sentinelles se relayèrent tout au long de la nuit, tandis que les gens mangèrent froid – pain dur, saucisson, fromage – avant de se couvrir sous des grosses paillasses en tremblotant.
Les enfants pleuraient. Et Isolde se trouvait incapable de les aider. C’étaient les pleurs qu’elle avait déjà entendu : Les pleurs de ses propres enfants, à elle, qui mourraient, lentement, emportés par la maladie et la faiblesse. Mais ces cris étaient lointains. Ils venaient d’un sombre écho. Ils étaient démultipliés. C’était comme si elle n’avait pas un seul Tristan, mais quatre, ou cinq, ou six, ou dix.
Il fallait qu’elle aille les retrouver. Il fallait les retrouver avant que le danger ne les attrapes – car elle sentait du brûlé. Une odeur infecte. Une odeur âcre, celle qu’elle avait senti dans cette maudite grotte où elle avait échappé aux fantômes. Elle comprit alors qu’est-ce qu’elle n’avait pas reconnu alors qu’elle remontait, droguée à la mandragore et submergée par l’adrénaline de sa douleur, les tunnels d’une vieille mine Naine.
C’était une odeur de chair qui brûlait. C’était une odeur de viande. De porc. C’était donc ça que sentait un enfant qu’on brûlait vivant ? Du porc rôti à la broche ?
Les flammes commençaient à consumer la Reikwald. Il fallait courir, sauver les dix, ou onze, ou treize, ou vingt enfants qui se tortillaient et hurlaient de leurs petits poumons pour qu’on vienne les aider. Au loin, sur une colline, elle fut bénie par la félicité :
Un chevalier du Royaume la surveillait. Son armure de plates et ses anneaux de maille scintillaient avec les lueurs de flammes. Il était beau comme Landouin, preux comme Gilles, agile comme
l’Oiseau de Proie Frédémond ; Elle reconnut les armoiries cousues sur le tabar qui descendait jusqu’à ses genoux.
Son mari était revenu pour sauver les enfants.
« Répète avec moi Isolde, les valeurs de la Chevalerie !
Audace, honneur, loyauté ; Montjoie, Parravon ! »
Il s’élança au galop de l’autre côté de la colline. Isolde se jeta à sa poursuite pour le rattraper. Elle grimpa la petite falaise. La roche, alors, soudainement, se changeait en mains ; en des doigts qui tentaient de l’attraper. Des doigts froids, gelés, qui passaient à travers sa peau. Elle dût se débattre pour parvenir à aller jusqu’au village enflammé.
Tout puait. Ça puait le bois qui crame. Ça puait la paille qui crame.
Ça puait le porc qui crame.
Des hommes en armes se jetaient hors de leurs selles. Ils tranchaient des têtes, ils rouaient de coups les hommes pour leur passer des cordes autour du cou. Les femmes étaient tirées hors de chez elles par les cheveux, et on remontait leurs robes jusqu’aux hanches pour les violer à même le sol ou contre une mangeoire retournée.
Et les enfants dans leurs berceaux continuaient de hurler pour qu’on les aides.
« Hurle donc avec moi, Isolde ! »
Et son époux releva la visière de son bassinet, et dégaina sa lame pour que les sergents y continuent leurs exactions. Son visage était fort étrange : Il était du même âge qu’il avait lorsqu’elle l’avait quitté. Mais ses yeux étaient bleus. D’un bleu opiniâtre. Clair. Trop bleu pour être humain.
« Ne t’ai-je pas dis d’aller mourir ?! Où est-ce que tu crois que tu vas ainsi ?! Chiennasse immonde, fricatrice mal léchée ! Au lieu de faire ta petite idylle avec ton baiseur de moutons roturier, tu aurais dû accompagner le bailli de Brossac à Suris – peut-être est-ce que tu aurais pu empêcher ce massacre !
Et si tu avais été avec Valentin Mohr, au lieu de te planquer pour passer une journée tranquille à embrasser des enfants, peut-être aurais-tu pu épargner la vie de neuf personnes !
Tu n’es pas une chevaleresse, et tu n’empêcheras pas aux événements de se dérouler. Tu souhaites te rendre utile ?
MEURT ! Va te noyer dans la Teufel ! Accroche une meule de foin autour de ton cou et jette-toi dedans ! »
Elle se réveilla avant l’aube. Tout le monde avait l’air d’avoir mal dormi. Les hommes, avec d’énormes cernes autour des yeux, se réveillèrent à coup d’eau-de-vie, les femmes préférèrent aller faire la sieste dans les chariotes.
« Shallya soit louée.
On a vécu une nuit de plus... »
Il fallait maintenant retirer les chaînes des chariots, démonter les pavois, et faire rembarquer tout le monde. Et ils continuèrent leur chemin, en même temps que le soleil recommençait à se relever. Enfin, alors que le soleil atteignait son zénith, un peu de chaleur pouvait revenir. Bien peu de gens parlèrent au cours de cette petite matinée.
Jusqu’à ce qu’enfin, ils atteignirent un endroit où ils pourraient se reposer.
« Enfin, on s’arrête.
Je commençais à en avoir marre de me retenir de pisser. »
Ils étaient en plein dans un pré salé, sur une terre bien peu arable, et apparemment laissée complètement à l’abandon. Il y soufflait un petit vent désagréable, mais au moins, ils n’étaient plus dans la Reikwald.
Le capitaine rassembla tout le monde, et fit un long discours auquel Isolde ne comprit pas grand-chose, puisque tout était en reikspiel. Mais il savait y mettre les formes, et parler avec une jolie voix de lion. Après coup, tout le monde s’activa et se dépêcha de remettre en place des tentes. Lalande et le Tiléen de Verezzo prirent des cannes à pêche et s’éloignèrent un peu avec deux femmes pour aller chercher du poisson, tandis que Mohr et de solides gaillards sortirent des arcs et des pièges à lapin et s’éloignèrent également de l’autre côté. On rassembla les chevaux, on ouvrit des tonneaux d’eau pour la toilette, et on prépara des petits foyers. Tout le monde commença à se réactiver.
« Aujourd’hui on va pas faire grand-chose. Le capitaine veut qu’on s’installe.
Il pense qu’il y a du fric à se faire ici. »
La sœur de Shallya eut un petit sourire malicieux, assez inexplicable.
« La rivière que tu vois, c’est l’Ober. Et nous sommes à une demi-journée de cheval de la ville de Stromdorf.
Apparemment c’est un gigantesque trou à rat puant. Le genre d’endroits où les gueux que nous sommes nous en sortons pas mal.
Qu’est-ce que tu souhaites faire de beau aujourd’hui ? Ça te paraît tellement con comme question, mais… Je me rends compte, t’as plutôt le choix. »