[Franz-Ferdinand] Le barbier d’Übersreik
Posté : 25 août 2019, 18:12
Rédigé par Morwen, Assistante MJ
Il régnait à la Tourte fumante une atmosphère qui, selon bien des halfelins, témoignait du bon goût et de la sophistication bienveillante propre à leur peuple : les chaudes et riches odeurs de cuisine y côtoyaient l'insistant nuage nébuleux et bleuté des pipes, plus doux et âcre à la fois. Un nez fin, ou simplement habitué, y apprécierait le sucre entêtant et planant des croûtes épaisses du pain qui se craquelaient pour offrir à l'hôte leur mie encore brûlante ; ou le tracé, que certains des clients les plus réguliers pourraient suivre un doigt en l'air, du fumet des épaisses volailles qu'on amenait dans leur jus baignant de légumes cuits à même d'immenses gamelles en bois poli. L'une des serveuses, une dénommée Elisabeth, petite nièce de la cuisinière en chef de l'endroit - un véritable dragon, dont le talent à faire saliver le quartier n'avait d'égal que son caractère mauvais - babillait sans tarir sur l'origine traditionnelle des plats qu'elle amenait de son allure pressée, un tablier éclaboussé de sauce voletant derrière elle.
Les gens du Moot n'étaient pas les seuls à venir se restaurer ici. On y rencontrait aussi bien des humains, et à l'occasion d'autres voyageurs plus exotiques encore, tels que les elfes et les nains : on était au Reikland après tout !
C'est d'ailleurs en rossant dernièrement l'un des citoyens de l'Empire que Franz-Ferdinand Brandyschnaps, respectivement petit frère et petit-fils de Karl-Heinz et Hiéronimus Brandyschnaps (quoique le vieux papy Gnôle ne s'était jamais habitué à cette infâme adaptation de leur séculaire patronyme), s'était distingué dans l'établissement. Un humain, un peu trop aviné avant de venir, né un peu trop vite également rappelait à l'envie la jeune Elisabeth lorsque l'anecdote revenait sur le tapis, et qui s'était accroché avec le barbier sous les encouragements enthousiastes de la clientèle de petite taille. Il était bien possible que l'intéressé ait bénéficié de coups de mains impromptus ; une chope volante, un croc-en-jambe au bon moment... Il n'aurait su le dire dans la confusion de la bagarre. Toujours est-il que Franz-Ferdinand avait fini par envoyer le malotru embrasser de près un barreau de chaise, au grand plaisir des spectateurs comme des travailleurs. Il s'était ainsi gagné une ristourne à durée indéterminée, devenant par là même la coqueluche du moment.
Aussi ne passait-il pas inaperçu dans la salle principale. On venait encore, quoique l'incident remontât à plusieurs jours, lui serrer la main avant de commander. Ou lui dédier un coude en l'air, gobelet généreusement rempli. Peut-être même qu'une des nouvelles serveuses, bien dodue et mignonne, s'était mise à lui faire de l’œil sous les regards réprobateurs de ses collègues. C'est qu'il avait déjà de l'allure, cet halfelin-là : tiré à quatre épingles, la moustache imposante, et puis ne l'appelait-on pas Herr Doktor pour quelque chose ?
Herr Doktor, justement, c'est lui qu'on cherchait. Et c'est lui qu'on désignait à grands index bourrés de fierté, comme si ceux qui donnaient l'information pouvaient prétendre lui chiper un petit bout de popularité. Celui qui le demandait n'était autre qu'un énième gars du Mootland, trapu et hâblé et vêtu des fripes tachées qu'on voyait le plus souvent sur le dos des dockers. Sa barbe plutôt mal fournie ne parvenait pas à lui enlever toute la jeunesse qu'il affichait encore sur la figure, et le sourire qu'il balança à Franz-Ferdinand en venant à sa rencontre était assez amical pour qu'on passe outre les quelques dents qui lui manquaient.
« Herr Doktor, comme enfin j'vous trouve ! » Il parlait avec l'accent propre de la région, et un brin trop fort. « Je me présente, Brad du clan Walsh, vous avez sûrement entendu parler de nous. »
Tout effort de mémoire était vain : au bout de quelques instants à peine Franz-Ferdinand savait qu'il n'avait jamais entendu ce nom auparavant.
« Alors voilà toute l'histoire » commença l'homme en tirant bruyamment une chaise pour s'asseoir en face de son interlocuteur. Bien des clients alentours, curieux à en mourir de ce qu'on voulait à leur coqueluche, prêtaient l'oreille avec une discrétion des plus discutables. L'un d'eux se fit même rappeler à l'ordre par la petite Elisabeth, indignée de tant de mauvaises manières : « Il semblerait que vous... »
« Ah ruffian, corniaud, tête de vache ! » vociféra-t-on plus loin, interrompant le dénommé Brad.
Un énième halefelin. Il présentait mieux, c'était certain : habillé des chausses lisses et bariolées des impériaux, son gros ventre engoncé dans une chemise de flanelle resserrée d'un veston au jaune criard, il pointait un béret enlevé pour l'occasion en direction du docker. Le ton était colérique, et déjà tout le monde semblait anticiper avec plaisir une nouvelle bagarre. C'était décidément un bon mois à la Tourte fumante !
« C'est à moi de parler au Doktor, t'attendras ton tour ! » A l'intéressé, la mine transformée soudain avec bonhomie et le luxe d'un sourire distingué : « Maître Brandyschnaps, je suis Archibald du clan Lohwaven. Il s'avère que nous avons une offre des plus honnêtes à vous proposer, étant donné la nature de vos... compétences. »
« Mais c'est qu'il m'ôterait le pain d'la bouche lui ! »
Une rumeur effarée parcourut les tables, où plus personne ne faisait désormais semblant de s'intéresser à autre chose qu'à toute cette activité autour de Franz-Ferdinand. Cette formule, pour les halfelins, était d'une atroce dureté. Le susdit Archibald ne s'y était d'ailleurs pas trompé, et son teint venait de virer à un rouge de tomate mûre pour l'apéritif. Les deux émissaires paraissaient à deux doigts de se sauter à la gorge.
« Pssst, m'sieur Doktor ! M'sieur Doktor ! »
Et ce n'était pas fini. C'était Elisabeth, la serveuse toujours serviable, qui sourcils froncés et voix basse désignait à Brandyschnaps l'alcôve de côté permettant aux clients turbulents de s'esquiver, le plus souvent lorsque le guet venait s'enquérir de la présence de tel ou tel habitué. La vie de barbier n'était pas toujours aussi reposante qu'on pourrait le croire !