-"Excuse-moi l'ami, tu ne peux pas rester là."
En se retournant, Snorri tomba nez-à-nez avec un guerrier sans doute vétéran, équipé d'une belle armure d'acier et d'une barbe noire très fournie. Un oeil lui manquait, couvert par un bandeau lui donnant des allures de pirate.
-"C'est dangereux ici, des grobis pourraient débarquer en masse d'un instant à l'autre, alors hop tu files si t'as pas de travail à faire dans ce coin."
Sans doute n'aurait-il pas parlé aussi crûment s'il avait su que Snorri était ingénieur confirmé et pas un simple apprenti curieux ou un scribe quelconque venu prendre des notes. De toute façon sa grand-mère devait l'attendre et le temps de rentrer s'écoulait à grand pas.
La retrouver s'avéra plus facile qu'espéré: elle attendait toujours au même endroit, simplement assise sur un banc contre un haut-mur abritant un atelier de tissage. Elle discutait tranquillement chiffon avec une autre naine d'un âge certain. Elles dégoisaient également sur les vêtements des jeunes naines de Karak Hirn, en bonne commères de la forteresse. En approchant, Snorri put constater qu'il ne restait de la présence du dragon qu'une flaque d'un sang noir et épais, traîné sur le sol sur plusieurs mètres avec une flaque plus large, sans doute celle du chariot où on l'avait placé avant de l'embarquer à la dragonnière.
-"L'autre jour encore j'ai vu la petite Minalson se promener avec une robe qui ne lui couvrait pas les chevilles. Tu te rends compte Daneg? Pas les chevilles! Les modes umgis nous touchent trop, j'ai peur de ce que nous sommes en train de devenir, oh..."
-"Oh m'en parle pas! Mon fils s'est mis en tête de se trouver une humaine! UNE HUMAINE! C'est la ruine si les choses tournent comme ça, je suis bien d'accord! A bon entendeur..."
Comme l'arrivant de Zhufbar entrait en ligne de vision, Myrta Martel-Ardent se leva et salua son amie avant de retourner vers son descendant.
-"Oh mais toi je sais que tu n'es pas comme ces vilains progressistes qui ne veulent que détruire les traditions de l'Ankor, hm? Non, ça c'est mon petit-fils. Rentrons maintenant, ton grand-père a hâte de te rencontrer!"
L'annonce sonnait comme un avertissement.
Traverser l'étage jusqu'au grand escalier de l'ouest demanda quasiment une heure de marche supplémentaire, à rythme modéré cependant, Myrta ayant demandé grâce pour ses pauvres jambes. L'étage inférieur, moins vaste que le premier, contenait une bonne part des habitations riches, là où le "rez-de-chaussée" contenait surtout des séries de petits appartements. S'il n'était pas moins propre que l'étage supérieur, il était assurément plus silencieux. Pas de travail de forge, de hurlements de maîtres sur les apprentis ou de bruits de combats d'entrainement, juste la tranquillité des gigantesques halls nains, pratiquement vides à cette heure.
Le Sturillson en fût donc quitte pour découvrir la demeure de sa famille. Dans le plus pur style dawi local, hérité de générations du clan Juste-Marteau, le hall de clan, car c'était bien de cela qu'il s'agissait, faisait la taille d'un petit château bretonnien.
-"Tu vas voir, tu vas être bien ici Snorri! Les deux-tiers du clan y vivent! Tu vas pouvoir rencontrer tes cousins!"
Complètement incrusté dans la paroi, le bâtiment n'existait que par les trous fermés de volets en métal qui poussaient dans la roche comme des impacts de balle. Pas de jardin, la porte de deux-mètre cinquante en pierre donnait directement sur la rue. Des décorations, frises et autres runes protectrices grêlaient la pierre tels des tatouages. Myrta frappa trois grand coups à la porte et on vint lui ouvrir. C'était une toute jeune naine, aux tresses très courtes et d'un blond clair très éclatant. Une petite robe rouge épaisse de laine et un visage infantile donnaient le ton. Elle dévisagea Snorri comme un chat l'aurait fait d'une souris.
-"C'est qui, mamie?"
-"C'est Snorri, ton cousin! Mais présente-toi correctement, il est ton aîné!"
Très déstabilisée par cette réponse, la petite naine s'inclina profondément, avec un respect un peu feint.
-"Je suis Ingrid du clan Juste-Marteau, enchantée de vous rencontrer."
Le texte était bien appris mais manquait un peu de pratique. L'intérieur de la maison était sobrement décoré, très troglodyte avec du mobilier en bois de sapin et en pierre. Les métaux précieux étaient nombreux et l'or se trouvait à l'honneur dans les sculptures et les vases.
-"Ingrid, tu veux bien aller chercher les aïeux? Je vais aller dans le salon de pépé avec Snorri. Il faut que tout le clan le voit."
Les pièces, toutes carrées ou presque, se séparaient par de lourdes portes en bois ou en pierre, toujours très décorées mais jamais facilement repérables. Myrta les ouvrait et les fermait avec la facilité de l'habitude, se repérant dans ce labyrinthe de pièces comme si ce n'était rien. Là une cuisine, là une salle des repas, là un atelier. Snorri croisait de nombreux nains que sa grand-mère ne s'arrêtait pas pour saluer. Ils se retournaient tous à son passage et certains se levaient même pour les suivre.
Enfin ils arrivèrent dans une longue pièce rectangulaire ayant pour principal mobilier une longue table de pierre à pied central et entouré de bancs. De parts et d'autres du lieu, qui devait bien faire dix mètres de long et six de large, des bannières représentaient les ancêtres vénérés, ceux dont on se souvenait. Une énorme cheminée triangulaire crachait un feu terrible à l'autre bout. Assis sur un fauteuil en chèvre, un vieux nain lisait un livre, une épaisse couverture sur les genoux. En s'approchant, Snorri comprit qu'il s'agissait d'un livre des rancunes. Le vieillard, la barbe totalement blanche et le visage plus ridé encore que celui de Myrta, retira ses petites lunettes rondes et amena un cornet à son oreille.

-"Myrtaaaaa! C'est qui c'lui là?"
Sans se démonter elle répondit:
-"C'est Snorri, le fils de Meyna."
-"Il vient faire le ménage?"
-"MEYNA!"
-"Ah, Meyna!"
Il se retourna d'un bond pour faire face à son petit-fils. Avec une vigueur inhabituelle il se leva et pris Snorri entre ses deux pognes pour le regarder intensément.
-"Il a tes yeux Myrta, ainsi que mon nez... Pas de doute, c'est un Juste-Marteau! Allez, viens donc t'asseoir, tu dois être épuisé!"
D'un geste qui ne souffrait pas de réplique il indiqua un autre fauteuil du même type que le sien, juste à côté de lui. Myrta resterait debout derrière le dossier. D'une voix calme et assurée, quoique chevrotante, le vieux nain commença:
-"Je suis Ulfbert, ton grand-père. Tu ne t'en souviens sans doute plus, mon pauvre petit... Ton père a mis tellement de mauvaises idées dans la tête de Meyna qu'elle a dû nous oublier, ha! Mais heureusement tu es de retour et la vie du clan va pouvoir reprendre normalement, pour le plus grand bonheur de nos ancêtres, que je ne tarderai pas à rejoindre d'ailleurs. Ah, Sturill et ses idioties modernistes..."
Sans doute consciente qu'il insultait le père de Snorri, Myrta mis un petit coup sur la tête chauve de l'ancêtre qui grogna de douleur avant de reprendre, fixant les flammes qui faisaient rougir ses pupilles:
-"Mais nous ne savons presque rien de toi, Snorri... Rassure donc ton idiot d'aïeux, tu as su trouver un travail honnête d'orfèvre rituel comme le clan Juste-Marteau l'est? Oh pas que j'y tienne tant, je sais que la vie chez les umgis peut-être dure... Si tu as su être guerrier ou tisseur, je ne t'en tiendrai pas rigueur..."