-"C'est bien dessouné, mais ça manque une pocito de sens artistiqué, no?"
Snorri sursauta sous la surprise et se retourna vivement. Il croisa le regard d'un umgi, celui arrivé avec la caravane aperçue plus tôt sur les sentiers de montagne. Depuis le temps qu'il s'était perdu dans le dessin, l'ingénieur n'avait même pas remarqué leur arrivée. Une dizaine d'individus, tous des hommes à l'exception d'une femme assez âgée qui devait être la mère ou la femme d'un d'entre eux. Difficile de dire de quoi ils faisaient commerce en revanche, leurs possessions étant cachées sous d'épais draps de toile cirée. Celui en face de Snorri, vêtu de vêtements souples prévus pour le voyage et aux couleurs jaunes et rouge criardes avec un chapeau à large bord sur une tête grasse coiffée d'une énorme moustache brune. Son accent chantant faisait mal à la tête.
Visiblement enchanté par sa propre remarque cavalière, si pas carrément insultante, le marchand continua d'un ton professoral, tel un vieux maître-nain aigri:
-"C'est que je m'y connais, vous savez? Alfonso di Travieri, humble vendeur d'art et d'objets décoratifs. J'ai vu plus de tableaux qu'on ne peut en rêver dans une vie! Si vous voulez faire carrière là-dedans, moi je vous conseille de travailler votre originalité, également! Les paysages montagnards n'ont pas du tout la côte en ce moment, sans même parler de la qualité, même si je perçois un don certain pour..."
-"Alfonso, smettila di infastidire l'uomo e vieni ad aiutarci!"
-"Va bene, va bene. Bon, j'y retourne! N'hésitez pas à passer si vous avez des ambitionneeees!"
Il salua en tirant un bord de sa coiffe vers l'avant et retourna du côté de sa charrette, laissant Snorri coi devant ce qu'il venait de se produire. Son dessin, à présent, lui paraissait assez terne. Que dire de ces traits trop droits qui correspondaient à des plans techniques plus qu'à de la fresque? Et ces angles tellement pointus qu'on aurait pu y placer un rapporteur, sans parler de ce décor austère, classique du travail d'ingénieur. Son métier l'avait sans doute plus profondément touché qu'il ne l'aurait voulu...
Restait que de la neige menaçait de tomber à présent et que la grande terrasse de Karak Hirn se transformerait bientôt en un mélange de patinoire et de place de marché, aussi mieux valait rentrer avant de se casser une jambe. On ne pouvait, en y repensant, que compatir aux possibles envahisseurs qui viendraient attaquer la forteresse, même en été. Lancer un assaut au milieu des plaques de verglas devait être quelque chose de très amusant à voir, mais uniquement du côté des défenseurs. Les gardes commencèrent d'ailleurs à appeler les gens présents sur les lieux pour leur demander de rentrer.
Vue la position du soleil il devait être aux alentours de onze heures, peut-être un peu plus tôt, aussi Snorri avait-il le temps d'accomplir la tâche qui lui tenait à coeur depuis son arrivée à Karak Hirn: rencontrer le clan paternel. Comme la plupart des demeures claniques, il se trouvait au deuxième étage, dans ces grands ensembles qui abritaient la majeure partie de la population de la citadelle. Au premier, les odeurs des clans cuisiniers emplissaient déjà les rues, couvrant la puanter du métal fondu et des cendres froides.
Le vagabondage de Snorri s'avéra plus long qu'il ne l'aurait pensé, mais avec un peu d'aide d'un local, il parvint à trouver le bastion familial. En vérité, il dénotait comparé aux autres fortins. Déjà par nature même: plus haut que large, il faisait penser à une grosse tour perdue au milieu de collines. Puis sa façade s'avérait bien plus colorée, peintes dans des coloris, certes mats, mais variés de vert, de bleu, de rouge, qui ondulaient à la lumière des braseros. Enfin par les décorations au-dessus des portes de bois, comme une tête de taureau fixant de ses yeux vides le visiteur ou de ses poignées de porte en forme de têtes de dragon. Une forme d'excentricité naine.
Trois coups à la porte, comme il était coutume chez les nains. Un peu d'attente. Trois coups de plus. Un juron, un bruit de chute et le glissement perceptible du parchemin qui s'échappe. Un dawi ouvrit, sans doute dans sa fin de trentaine, le barbe rousse sombre et les sourcils légers. Il rappelait à Snorri son frère Thorin, en moins fort physiquement. Il était vêtu d'une blouse grise et d'une chemise, des vêtements communs chez les professions de bureau naines. Derrière lui, au sol, gisaient une centaine de pages noircies d'encre. Il commença:
-"Bonjour mon frère. Vous avez rendez-vous? Nous n'avons plus de place jusqu'à la semaine prochaine, sinon, je dois vous prévenir."
Un voile de surprise s'afficha sur les yeux du dawi. Il resta coi devant celui qui devait lui être relié par le sang, ne sachant trop que dire ou que faire. Finalement il se décida à le laisser entrer, se présentant sommairement:
-"Oh ben si je m'y attendais... Si je m'y attendais... Entrez mon cousin, entrez! Les anciens doivent bien avoir un trou dans leur emploi du temps pour vous. Je m'appelle Dilouin, je suis le petit-fils de l'ancien Romald et le troisième fils de Gramold"
Il invita Snorri à pénétrer le bastion, qui semblait encore plus excentrique à l'intérieur qu'à l'extérieur. Loin de la sobriété des Juste-Marteau, le domaine des Fière-Plume paraissait un patchwork étrange de cultures et de lieux. Des sculptures tiléennes côtoyaient des blasons bretonniens aux côtés de tableaux de maîtres marienburgeois, très sombres dans leur style, ainsi que des trophées de bêtes kislévites. Un décor plus qu'original pour un karak aussi traditionnaliste, quoiqu'ouvert au monde.
L'habitation en elle-même était aussi organisée que celle du clan maternel, en plus labyrinthique. Un dédale de couloirs, de carrefours et de croisements qui menaient sur de véritables bibliothèques. Beaucoup de portes fermées, également, à travers lesquelles on entendait des discussions imprécises. Finalement, au bout d'un escalier qui semblait n'en plus finir de s'enfoncer dans le sol, Snorri et Dilouin arrivèrent devant une porte de bois d'une essence que Snorri ne reconnut pas. Dilouin frappa quatre fois. Une voix forte lui répondit:
-"Une minute! J'en termine."
Cinq minutes s'écoulèrent pendant lesquelles ils eurent tout le loisir d'écouter aux portes.
-"Je me fous de son avis, je...
La part qui lui est due est dans... il n'aura pas un sou de...
Je chie sur l'avis du... Avis du...
Hache dans la... Quatre murs, enlevez trois...
Plus jamais... Revoir..."
Finalement la porte s'ouvrit et en sortit un nain en coule d'érudit, complètement livide. Une puissante odeur de tabac le suivait, si brûlante qu'elle semblait arracher les poumons de celui qui la respirait.
-"Entrez. Dilouin? Qu'est-ce qui vaut le plaisir, mon garçon? Ferme la porte derrière toi et qui est ce monsieur? Snorri, fils de Sturill? Oh ben ça!"
Le nain, qui était en réalité le fameux Romald, l'un des aînés du clan, s'affichait comme un dawi assez frêle pour un membre de sa race, c'est à dire la carrure d'un humain costaud. Une barbe grissonnante lui tombait jusqu'à la ceinture, perclue de rubans posés à même d'habits très riches mais tout de même discrets. Il fumait un énorme cigare au tabac noir tel qu'on les faisait dans les hauts-lieux du commerce à Altdorf. Les murs, remplis d'armes à distance plus ou moins modernes sonnaient davantage comme un avertissement adressé au visiteur qu'à une décoration de passionné.
-"Tu tombes bien, mon enfant! J'avais justement un entretien amical avec un représentant de la communauté de Meissen dans le Wissenland! Tu sais, le bourg qui fait le lien avec Karak Norn? Ces salauds-là voulaient échapper aux parts que nous récupérons de plein droit sur le commerce de Nuln! Je ne devrais pas dire ça, je le sais, mais tout de même, quels fils de grobis! C'est dit!"
Il tira d'énormes bouffées de son cigare dont l'extrémité s'embrasa en une mèche ardente. Il cracha ensuite une fumée couleur encre si épaisse qu'on pouvait la mâcher comme une purée de panais.
-"Sors Dilouin, sors, nous allons discuter ton cousin et moi, merci bien. Alors, que fais-tu à Karak HIrn, mon petit-fils? Je croyais que ton père et ta mère t'avaient envoyé à Zhufbar en apprentissage d'ingénierie suite à une bévue de ta part? "