Pourtant, si l'argument du serment était fort, surtout chez les dawis de Karak Hirn, et que Snorri avait affirmé qu'il reviendrait plus tard, quelque chose semblait déranger Sturill. Sa femme Meyna lui murmurait des choses à l'oreille, laissant son fils se saouler à côté. Snorri le reconnaissait sur les traits de son père, cet air soucieux qu'il prenait quand quelque chose ne lui convenait pas et qu'il sentait venir l'entourloupe. Ce pli de doute qui apparaissait sur son front alors qu'il observait Ulfbert se remettre au travail et trancher dans le vif pour servir sa part de viande à chacun.
Le discours avait été beau, mais il craignait une phrase qu'avait dit Snorri sans s'en rendre compte.
- "En résumé, voici : Non, je ne resterai pas éternellement en Tilée. Non, je n'ai pas eu d'autre choix que de faire serment pour venir ici. Non, il n'existait pas d'autre solution, puisque personne ne m'en a soufflé d'autre."
Dire cela était grave, très grave, parce que cela indiquait que le serment avait été passé sous la contrainte et pas en vertu d'une connaissance totale de la situation. Sturill se mordit la lèvre et serra les poings quand il comprit pourquoi Ulfbert n'avait pas explosé plus tôt, en entendant Snorri. Le patriarche ayant fini sa distribution se rassit sur sa chaise pour prendre un large coutelas, apte à découper les chairs. Il exposa simplement.
-"Je vois, tu as donc passé serment en l'ignorance qu'un simple mot à ton clan d'adoption serait arrivé jusqu'à nous. Tu t'es sorti forcé, je comprends mieux à présent. Quand les choses sont si simplement exposées, tout est beaucoup plus clair et les traditions peuvent agir."
Un sourire ironique naquit à ses lèvres alors qu'il avalait une tranche de chair de drake.
-"Je vais aller exposer tout cela au roi Alrik et nous nous arrangerons pour faire annuler le serment et, dans le même temps, affilier officiellement Snorri à Karak Hirn, ce qui est déjà en train d'être fait soit dit en passant."
Un court silence s'établit dans la salle à l'évocation de l'annulation du serment. Meyna, anxieuse, opposa:
-"Enfin père, les révocations de serment sont rares et difficiles à obtenir. Cette histoire sera terminée bien avant que le verdict ait été rendu."
Sans un mouvement de tête, Ulfbert répondit:
-"Cela prendra un peu de temps, oui, mais je serai conciliant. Quand les médiateurs du roi Alrik rencontreront ceux du roi Barudin, je proposerai simplement à Zhufbar, ou à la guilde des ingénieurs je pense, une somme compensatoire pour l'éducation et le service de Snorri. Dorjak, mon garçon, toi dont les connaissances légales dépassent les miennes, est-ce bien conforme à nos traditions?"
Un nain qui paraissait assez âgé, sans doute de la même génération que les parents de Snorri et qui faisait profil bas depuis le début de la discussion releva la tête, les joues rosies pa la boisson.
-"Peu habituel mais tout à fait possible, les médiateurs s'occupent habituellement des rancunes et les règlent alors qu'elles sont aussi une forme de serment dans la tradition légale. De plus, si l'on s'en tient à la loi de Karak Hirn, Snorri actuellement devrait faire parti de la Guilde des Orfèvres car c'est celle du clan de sa mère, bien que même vous, mon oncle, pensez qu'il serait plus utile dans une autre guilde, ce qui ne remet pas en cause son appartenance aux Juste-Marteau. En d'autres termes, cela est tout à fait possible et, en cas d'accord avec la guilde des ingénieurs de Zhufbar, tout pourrait s'arranger sans que Snorri n'ait besoin de mettre un pied hors du hall. L'avantage est que nous sommes dans une situation de forteresse à forteresse, où les exemples de jurisprudences abondent et les érudits parlent le même langage, si je puis dire. Un accord pourra sans aucun doute être trouvé sans déshonneur ou brise-serment car des cas bien plus graves ont déjà été réglés par la Loi."
-"D'ailleurs, cela ne serait-il pas plus rapide de demander au roi Alrik de redéfinir par sa volonté la situation? Des choses similaires ont été vues durant les Temps du Malheur il me semble."
-"Oui mais la situation était exceptionnelle, Vénérable Aîné. Cela mettrait notre roi dans une situation discutable vis-à-vis de Zhufbar et du roi Barudin, aussi je doute qu'il le fasse. Il préférera sans doute la voie légale qui mettra tout le monde d'accord."
-"C'est raisonnable. Merci, mon garçon. J'irai donc régler tout ça dès que possible."
La vieille Myrta paraissait pensive, sans doute que la solution lui plaisait davantage que les colères folles de son mari. Sturill et Meyna, pâles, comprenaient l'étendue de leur erreur. Ils avaient cru se mettre à l'abri des traditions naines après tant d'années, mais ils avaient jeté leur fils dans la gueule du loup.
Quant à Snorri, il venait de se rendre compte que le piège se refermait sur lui. Qu'il ait donné l'idée à son grand-père ou que celui-ci ait eu cette carte depuis le départ n'avait, au final, que peu d'importance: il lui faudrait rapidement s'échapper avant que la procédure ne commence, au risque d'être interdit de sortir jusqu'à la fin, qui pourrait lui être très défavorable.
Et devant tout cela, Snorri n'eut plus rien à dire. Il ne pouvait pas lutter contre le poids des traditions et de la législation, seulement essayer de la dépasser dans son coin avant que le verdict ne s'abatte sur ses épaules. Ulfbert, plus que satisfait de lui-même, continua de manger avec appétit et alla même jusqu'à se resservir tandis qu'on apportait sur la table de puissants fromages aux saveurs musclées accompagnés de fruits des montagnes pour accompagner. Sturill et Meyna, eux, mangeaient moins bien, sans doute contrariés par le tour qui venait d'être joué devant eux. Ils avaient cru être plus malin que le vieil ours de Karak Hirn et il leur avait prouvé qu'il s'avait mieux jouer qu'eux avec les règles de son propre univers.
Le repas se termina environ une heure trente plus tard, entre chansons et discussions plus animées sur divers sujets, parfois commerciaux, parfois politiques, parfois simplement divertissants. Un grand débat était de savoir lequel des légendaires clans Claque-Foudre et Remonte-Pierre avait honoré le plus de rancunes. Débat d'autant plus houleux qu'il n'y avait pas de sources formelles sur le sujet.
Les dawis venus préparer la nourriture commençaient à retirer les couverts de la table quand Meyna, se tourna vers Snorri.
-"N'en veut pas trop à ton grand-père. Ce n'est pas contre toi qu'il fait tout ça. Il doit penser te sauver en te gardant ici..."
Elle soupira.
-"Que comptes-tu faire à présent? Je suppose qu'il va invoquer la médiation pour te consigner dans la forteresse jusqu'à la fin des discussions. Il va bien falloir t'occuper."