Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant. »
Charles Baudelaire, Maledictor de Nurgle.
17 Brauzeit 2529.
La nuit tombait de plus en plus vite avec chaque nouvelle journée qui passait. La langueur des nuits d’été laissait la place à la nostalgie des soirs d’automne. Le temps Wissenlander, si clément par rapport aux autres provinces de l’Empire, avait viré à des bourrasques et des averses quasiment quotidiennes, qui se mettaient à transformer les quartiers les moins aisés en cloaques immenses ; Les rues non-pavées se mettaient à déborder de gadoue, et les maisons mal isolées forçaient les habitants à s’enfermer dans la promiscuité pour conserver un peu de chaleur.
Le ravage de la Faulestadt n’avait pas seulement tué plusieurs centaines de gens ; Nuln en était sortie appauvrie. Chaque usine, chaque atelier calciné induisait des chômeurs. Les cités ouvrières évacuées à la va-vite avaient réduit de nombreux habitants à devenir des sans-domiciles. Le nombre d’orphelins et de veuves avait grossi, et le culte de Shallya peinait aujourd’hui à faire un sort à toutes ces innombrables bouches – d’autant plus que la religion avait toujours été dépendante de dons des plus riches, qui aujourd’hui avaient perdu nombre d’investissements et de dividendes qui auraient dû retomber vers eux avec les livraisons de poudres et de munitions de la belle saison. Autrefois, chaque semaine, les cloches de l’Industrielplatz sonnaient au moment où un canon de bronze chauffé s’apprêtait à être trempé, forçant les Nulners superstitieux au silence de manière à ne pas troubler la naissance d’une pièce d’artillerie. Cela faisait bien longtemps qu’on n’entendait plus le lourd tintement de ces cloches…
...Le Dédale avait changé de visage. Reinhard se promenait dans son quartier, et pouvait découvrir comment tous les quinze jours, un nouveau commerce aux abords du Westen finissait avec ses fenêtres barricadées par des poutres en bois, et des inscriptions à la peinture blanche – un autre qui mettait la clé sous la porte. Les patrouilles de gardes s’étaient intensifiées près de leurs casernes, mais c’était la même chose pour les squats qui ne cessaient de se multiplier un peu partout. Le climat social était plus explosif que jamais : Un certain journaliste du nom d’Asmus Kassel révéla dans la presse que le prévôt des marchands Haguenau entretenait une correspondance étendue avec le mafieux Martin Sansovino, notamment pour enrôler ses hommes afin de contrôler les bureaux de votes de la Faulestadt juste avant l’incendie. Le scandale avait été immense, peut-être justement amplifié par le chaos ambiant qui régnait sur la ville. Étant donné que la Faulestadt était en flammes, il n’était bien sûr pas question de tenir des élections au milieu de décombres ; Le Parlement de Nuln décida donc de limoger Haguenau, et de placer le quartier entier sous le contrôle direct de la comtesse. Il y a trois jours, Reinhard avait entendu dire qu’un édile avait été envoyé à l’hôpital après qu’un gamin lui ait jeté un pavé à la gueule alors qu’il passait dans une rue pour évaluer les dégâts de l'incendie.
Mais le plus passionnant, le plus intéressant pour lui, c’était la manière avec laquelle Maladie était en train de grandir. Il entendait dire que, un peu partout autour de la Faulestadt, de plus en plus de gens se mettaient à être pris de quintes de toux, de légères afflictions qui les forçaient à chercher des dispensaires surchargés. Les grands regroupements de personnes, le manque de contrôles d’hygiène, en somme, le chaos qui régnait à Nuln allait faire les grandes affaires du Coësre et de Valitch.
Tzeentch et Nurgle, ennemis jurés à jamais, avaient décidé de se diviser la ville. Valitch pouvait bien s’amuser autour de l’Esplanade noble et du parlement, à mener ses complots aussi complexes que compliqués ; Le Coësre régnait dans les bas fonds. Il s’immisçait lentement, dans l’esprit des squatteurs, des clochards, et des mendiants qui commençaient à composer une part grandissante de la société. Autrefois, toute la bonne classe moyenne de Nuln pensait vivre éternellement avec leur emploi et leurs journées de douze heures ; le chômage n’est pas censé exister dans une cité a jamais industrieuse et entreprenante comme Nuln. C’était même une des rares villes du Vieux Monde à être si gourmandes en bras qu’elle attirait à elle des étrangers à déverser dans ses fonderies. Mais tout est amené à changer, et à présent, l’entropie régnait dans les cœurs et les âmes des habitants.
Et pourtant, Reinhard s’apprêtait à quitter tout ce qu’il avait fondé. Il allait discrètement s’éloigner de la ville, pour quelque temps, craignant la réaction des autorités.
C’était un pari risqué. Partir, au lieu de profiter de la discorde, c’était rater des occasions ambitieuses de tirer le tapis sous les pieds de Valitch et de conquérir Nuln à sa place. Mais c’était aussi se replier face aux loyalistes, qui n’avaient que trop subi ; La contre-attaque était inévitable. Lorsque l’ampleur de la maladie grandissante serait découverte, qui peut dire que Nuln ne recevrait pas le renfort conséquent du reste de l’Empire ?
Le port était bien animé cette nuit. Le long des pontons de la rade, toute une foule de matelots désœuvrés se regroupaient en meute autour de bancs, ou sous des arches, pour fumer du mauvais tabac du Moot et descendre des godets de liqueur. Reinhard n’avait pas de raisons de les craindre ; Il fut un temps, bien révolu aujourd’hui, où Reinhard Faul savait raser les murs, se faire tout petit, adopter des stratégies pour emprunter des passages où il ne risquait pas d’être sifflé et emmerdé par quelques gros-bras cherchant une victime à humilier, ou dépouiller, pour occuper leur soirée. Mais le Coësre marchait d’un pas lent. Son bâton de marche à la main, il sentait Furug’Ath le Crade tout près de lui. Profitant d’une nuit sans lune, il n’avait même pas pris la peine de cacher ses atroces mutations ; Il se contentait simplement de baisser la tête, avec un chapeau à larges bords et un imperméable descendant jusqu’à ses genoux comme costume. Que quelqu’un vienne donc l’arrêter et s’approcher de lui, qu’il découvre son atroce trogne et tous ses pouvoirs :
On parlait maintenant du nom du Coësre dans la rue. On savait comment lui et ses hommes pouvaient régler quelques problèmes. Il y avait même, parmi les mutants du Marché de la Nuit, et au sein des squats menacés d’expulsions, quelques petites voix curieuses et désespérées, pour dessiner des pentagrammes à la craie et égorger des chats et des belettes en leur centre pour répéter son nom.
La Secte s’était regroupée autour d’un des pontons. Oswin et Waldo terminaient de faire rouler à deux un gros tonneau pour le jeter sur le pont, les seuls à avoir les bras dénudés au milieu de la troupe, tant ils suaient avec les efforts. Ils étaient deux nouvelles recrues de la secte ; tous les deux des manutentionnaires journaliers, les premiers à avoir été limogés, comme à chaque crise. Oswin était un tout jeunot de dix-neuf ans à peine, arraché de sa campagne en pensant qu’il pouvait se faire un sort dans une grande ville plutôt que de souffrir du destin atroce d’ouvrier agricole. Waldo, lui, était bien plus vieux : à trente-cinq ans, il était un vétéran des usines. À cinq ans déjà, on l’envoyait récurer les fonds des cheminées. Il en avait gardé une arthrose et une toux atroces, et était à présent de constitution très faible, rachitique. Après des années de servitude, il n’avait été pas bien dur à retourner : Nurgle l’avait permis d’accepter les afflictions que Shallya ne savait pas soigner, car Reinhard pouvait sentir comme un cancer grossissait au sein de ses poumons et finirait bien par le tuer avant qu’il n’atteigne la quarantaine.
« Il faudra faire très attention le long du Stir. Leurs patrouilleurs sont souvent ou très corrompus, ou trop compétents ; deux styles d’emmerdeurs très différents. »
Steiner tendait à Reinhard des papiers qu’il ne savait pas lire.
« Il ne faudra pas hésiter à leur verser quelques pièces pour éviter des questions. Pour le reste, une fois arrivé à Kemperbad, vous devriez trouver de quoi acheter des cartes, du matériel, et vous renseigner pour passer l’hiver. »
Frida jeta son mégot de tabac au sol.
« C’est quand même un bon rafiot de merde. »
Steiner jeta un œil à la cogue. Le commentaire de Frida était bien mérité ; Le vaisseau acquis par la secte était loin, très loin d’être flambant neuf. Les voiles avaient des trous, la peinture de l’éperon foutait le camp, le château était couvert de moisissures, le calfeutrage défaillant. Sur le mât se trouvait une ancienne icône de Manaan, qui avait été marquée par une estafilade, mais ça par contre était du fait des sectateurs eux-mêmes ; Ils n’auraient pas supporté d’avoir l’œil d’un Dieu de l’Ordre auprès d’eux, et décidèrent donc de profaner et désacraliser l’embarcation.
« Mes critères pour acheter le navire c’est que ce soit discret et pas cher. Je pouvais pas non plus acquérir un navire flambant-neuf.
C’est une ancienne cogue récupérée dans le quartier de la quarantaine. Elle est si vieille qu’elle aurait dû être démantelée et réduite en petit bois. Aucun assureur n’acceptera jamais de mettre un sou dedans, et j’ai été obligé de trafiquer le manifeste.
Heureusement, notre but n’est pas vraiment de faire du commerce. »
Tout le monde approuva d’un simple hochement de tête. Irmfried observa le navire un peu plus fièrement, un grand sourire s’afficha sur ses lèvres.
« C’est pas idéal, mais ça fera une bonne péniche pour aller se planquer dans le Stirland.
Je dois avouer ; c’est tout de même du sacré travail que t’as fait là, Steiner. »
Bernhard sourit également.
« Il est temps d’abandonner la maison de Mémé. Tous ses livres, ses outils et ses potions ont été cachées dans le château, au sein de la cabine du capitaine ; évidemment, il est hors de question que quiconque entre dedans qui ne soit pas mis dans le secret de la secte. Si tel est le cas, il vous faudra les tuer ou vous débarrasser d’eux.
Je vais brûler sa maison, et chercher une nouvelle planque avec Frida. Sûrement les égouts. Ils sont de plus en plus occupés avec les squatteurs de la Faulestadt. Il y a des choses à faire là-bas.
Mais nous avons hâte que vous reveniez, maître Coësre. Nous ne pourrons pas planifier d’opérations sans vous… Priez tous les jours pour nous, je vous en supplie. »
Frida alla serrer la pogne à Reinhard, bien plus franchement.
« Oui, essaye de pas te faire buter. On a tous vendu nos âmes pour toi, et souvent c’est la seule chose qui nous reste ! »
Les adieux faits, Reinhard et ceux choisis pour l’accompagner dans son exode purent monter à bord. Oswin et Waldo levèrent l’ancre et détachèrent les cordages, et le batelier menant la barre commença à lentement faire bouger le navire le long du Reik, pour aller rejoindre la foule de navires qui occupaient le fleuve.
L’Interlope était un type étrange. Un vieux borgne ridé, manquant tous les doigts de sa main gauche, il était à la base un simple meneur de péniche qui était arrivé un jour, guidé par les prières de la secte. Il possédait un sixième sens ; il était très clair qu’il était capable de percevoir les vents de magie, et que les démons de l’Autre-Monde s’étaient ainsi révélés à lui à travers cet autre œil. Mais il était incapable de manipuler les énergies aethyriques lui-même, et serait à jamais incapable d’apprendre le moindre sortilège. Il restait un homme aussi énigmatique que serviable. Il fit une révérence au Coësre, et parla de sa voix grave :
« Nous allons filer loin de la juridiction de Nuln. Voyager de nuit a ses côtés pratiques, surtout que le Wissenland est une région très tranquille.
En revanche, en début de matinée, je pense que nous pourrions faire un arrêt pour nous reposer. Il y a un village pas très loin…
Biberdorf. Un petit hameau. Vous en pensez quoi ? »
Le Coësre sentit son cœur pulser dans sa poitrine.
Biberdorf était le village où Reinhard Faul avait vu le jour, il y a quarante deux années.