Reinhard se remettait de sa nuit. Avachi sur une chaise en bois, les bras croisés, le chef de la secte entendait ses subalternes en train de se disputer mutuellement sur la suite de leur périple.
« Les Hommes-Bêtes… Et il faudrait qu’on aille les trouver nous-mêmes ? » commença par grogner Irmfried, les fesses sur un tonneau rempli de céréales, les mains occupées à nettoyer et lubrifier le canon de son arquebuse.
« Le village de Langhagen entretient une cabane dont le sentier est balisé. On la rejoint à pied, et ensuite on pourra commencer une exploration », précisa Heidemarie, porte-parole des volontés de son maître, avec, comme à son habitude, une fière stature bien aristocratique ; même si elle portait à présent un pantalon et un doublet rembourré au lieu de ses robes de ville habituelles, elle était restée une femme qui savait bien maintenir son dos et garder un ton aussi calme qu’assertif.
« À pied, on risque de tomber sur nos comparses Stryganis… Ils sont censés marcher avec nous, non ? Comment vont-ils réagir à la nouvelle ? » hésita Waldo, le vieil ouvrier à la capuche rabattue sur sa tête, les mains soutenant un balai avec lequel il dégorgeait le navire en poussant les pellicules d’eau par-dessus bord.
« Les Stryganis n’ont pas à savoir ce que nous faisons. Nous prétexterons partir chasser quelques bêtes pour le commerce des peaux.
– On a pas tellement une allure de chasseur, grogna Irmfried.
– Et eux n’ont pas une allure de marchands. Si nous ne les espionnons pas, ils n’ont pas de raisons de le faire non plus. »
L’avantage de Heidemarie, c’est qu’elle était une excellente porte-parole. Si personne n’osait remettre en question les ordres incisifs et directs du Grand Coësre, elle avait le tact pour bien les traduire.
Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, Heidemarie avait toujours semblé être la plus dévouée et la plus fidèle. Elle ne savait pas porter une arme comme Irmfried, elle n’avait pas le fanatisme suicidaire de Kurt, elle ne pouvait pas rendre des dizaines de services comme Steiner ou Frida… Mais elle avait toujours été là. Une fille noble, bien née, issue de la crème de la société Nulnoise. On ne l’avait pas récupérée parmi les marginaux, les mendiants, les indigents hypocondriaques des bas fonds. Elle savait lire et écrire plusieurs langues, elle avait une culture issue des arts classiques Vérénéens. Et elle était là. À jamais aux côtés de Reinhard.
« C’est quand même putain de risqué. Des brigands qui se baladent et dont on a tué les camarades… Et les Hommes-Bêtes… Comment on va faire avec eux ? Ils vont pas juste nous tuer à vue ? » contesta également l’Interlope, la pipe à tabac au bec.
« Le Grand Coësre sait parler leur langue. Il les impressionnera avec sa maîtrise des arcanes, comme il a impressionné chacun de nous.
Nous accomplissons la vision qu’il avait pour chacun de nous. L’heure n’est pas venue de douter de lui. Pas si proches de notre destin.
– Loin de moi de contester le Coësre. C’est les Hommes-Bêtes que j’conteste. C’est des saloperies, bêtes et méchantes… On fait quoi s’ils veulent pas écouter ?
– Dans ce cas-là, nous avons de la poudre et des mèches. Nous saurons bien les punir, comme nous avons puni les brigands qui ont voulu barrer notre chemin. »
Irmfried se leva, et s’approcha tout droit de la noble.
« Ouais. En parlant de ça. »
Il tendit son arquebuse. Et il attendit qu’elle s’en saisisse, non sans hésitation.
« Faut que je t’apprenne à tirer et à recharger.
Qu’importe ce qui nous attend là-bas… On peut tous être en danger. Alors on s’prépare. »
Heidemarie étudia l’arme du bout des doigts. Leva les yeux pour trouver le regard d’Irmfried, et hocha par deux fois la tête en signe d’accord.
Sigrid, qui observait la scène sous le mât, la pluie dégoulinant du bois sous lequel elle était réfugiée, éclata d’un rire strident.
« Vous êtes une belle bande de barjots. Aller parler aux Hommes-Bêtes.
Désolée, c’est trop pour moi toutes ces conneries, je vais- »
Elle fut prise d’une quinte de toux. Encore plus violente qu’hier. Elle se pencha sur ses cuisses, et se mit à extruder sans arrêt.
Quand elle se releva, du sang coulait du bout de ses lèvres.
Elle était pâle. Un pâle grisâtre. Déjà, Reinhard pouvait le deviner : ses ganglions gonflaient, ses muqueuses devaient prendre une teinte sanguinolente.
Elle avait accepté le cadeau de Papy.
« Ce n’est pas tout.
Hier soir, le Grand Coësre a été remercié par Grand-Père en personne. Il a… Un cadeau, pour nous, et pour le monde. »
Ignorant les plaintes de Sigrid, et sa toux purulente, la jolie noble fit un signe de tête à Waldo.
« Va chercher Ebba, et Owsin. Appelle Kurt, également.
Irmfried, amène ta sœur, qu’elle le veuille ou non.
Le Grand Coësre souhaite nous parler à nous tous. »