Par la vitre blindée de sa navette, la princesse pouvait voir la ruche Ortak briller de mille feux. Alors qu’au loin le soleil se couchait dans une éblouissante lumière rouge, volaient dans le ciel des oiseaux criant tous ensemble par immenses nuées — ils venaient d’une des volières domaniales, des havres de paix et de nature soigneusement entretenus par les dynastes nobles de la cité pour le plaisir de leurs yeux, et le déplaisir des conducteurs d’aérodynes qui volaient dans le ciel bleuté et semi-nuageux de la planète. Cette vision paisible et magnifique ne s’offrait que dans les tous derniers étages de la ruche, là où il faisait constamment froid et où l’on demeurait au milieu des nuages, au-dessus de la pollution des quartiers surpeuplés du dessous. Cent artistes avaient peint le panorama de la ruche Ortak, mais c’était toujours un plaisir autre que de la voir en vrai par une fraîche nuit d’été.
La princesse colla son front contre la vitre. Elle rêvassait. Son esprit divaguant à des pensées paisibles, elle s’imaginait la vie des volatiles qui dansaient dans un ballet aérien, reformant leurs couples avant de rentrer s’abriter sur les branches des immenses arbres fruitiers qui leur avaient été réservés. Elle souriait, d’un air niais, avant de soudain avoir une idée. Elle bondit sur son siège, posant ses pieds nus sur le cuir, alors qu’elle ordonna d’une voix claire :
« Nurah, ouvrez donc la porte ! »
En face d’elle, le majordome n’avait rien de régal : c’était un gros homme ventripotent, mais encore musclé comme un buffle, si bien que son costume de pingouin paraissait un peu ridicule et rempli de plis. Il était en train de se rendre ivre à l’amasec pétillant, la bouteille coûtant le traitement annuel d’un scribe, mais devant telle suggestion, il posa sa flûte sur son réceptacle de cristal, pour essayer de vainement faire cesser cette pensée.
« Je me dois de signaler à Son Altesse que la porte de la navette est capable d’encaisser le tir d’obus de 14,5. Ouvrir la porte vous placerait malencontreusement sur le chemin d’une éventuelle munition.
– Toujours aussi précautionneux, Nurah ! Allons, combien de chances pour que cela arrive ? »
Nurah fit semblant de réfléchir. Il pivota, pianota sur un servo-crâne, et ordonna :
« Servo-crâne, j’ai besoin d’un calcul de probabilité.
Pourcentage de crédibilité d’une embuscade de notre navette.
Paramètres :
Item 1 — Situés sur la ruche Ortak, taux d’homicide de 89 pour 100 000 habitants.
Item 2 — Récent conflit déclenché entre notre dynastie et la mesnie Glabruis, forces militaires : un corps d’armée, 75 000 hommes.
Item 3 — Présence d’une princesse planétaire, héritière présomptive de la dynastie et du Magistratum planétaire.
Item 4 — Ouverture de la porte de la navette. »
Le servo-crâne obéit diligemment au calcul. Il fit chauffer ses moteurs-logiques, croisa avec les renseignements encyclopédiques de sa base d’informations, avant d’imprimer le résultat d’une voix robotique :
« Probabilité. De. Un. Pour. Cent. Quinze. Milles. »
La princesse eut un sourire narquois.
« Vous êtes inquiet pour un obus, et pas simplement que je tombe de la navette ? Cela me semble tout de même fort plus probable, ne pensez-vous pas ? »
Le majordome réfléchit. Il regarda le fond de sa flûte, et sans regarder la princesse, il lança d’un ton toujours aussi monotone :
« Certes, mais votre serviteur est moins inquiet par tel épilogue ;
Il pourra toujours indiquer avoir poussé Son Altesse, et recevoir un manoir de la part des Glabruis. »
Elle éclata de rire. Puis, elle se tourna vers son compagnon, assis juste à sa gauche, un jeune homme tout fin et sec, richement vêtu de soieries tissenuitées — une étrange trame de cardigan noir, qui scintillait par un moyen surnaturel dans l’obscurité, comme s’il se reflétait sur les ténèbres. Un vêtement fait à partir d’un filament de nature Xenos, et qui faisait la fortune insolente des capitaines-marchands suffisamment suicidaires pour aller en acquérir.
C’est la princesse qui lui a offert ce vêtement. Tout ce qu’il porte, des bijoux jusqu’à ses lunettes, est un cadeau. Elle l’habille comme s’il était sien. Et pourtant, elle fait mine de demander son autorisation, alors qu’elle s’agrippe à son bras, et lui lance sur un ordre maquillé en demande :
« Oh, est-ce que tu ne voudrais pas ouvrir la porte ? Je veux sentir l’air dans mes cheveux… »
Son amant lui caresse le bras, nu — la mode aristocratique Malfienne n’a que faire de vivre en permanence dans le froid des nuages. Il se lève alors, s’approche de la porte, presse la poignée, et on entend le suçotement de la dépressurisation. Puis, il fait coulisser la portière, et dehors, on entend soudain les bruits assourdissants de la ville, et la cabine entière est envahie d’une bourrasque glaciale qui provoque de la chair de poule sur tous les corps de la dizaine de passagers. Tous se tournent, et sourient franchement en voyant la princesse s’agripper à la poignée de la portière, et pencher net sa tête en défaisant le chignon qui retenait sa coiffure.
En dessous d’elle, 8000 mètres la sépare du sol, si éloigné qu’on n’en perçoit plus rien hormis des cumulus. La peur de s’effondrer la fait frissonner plus que le froid. Mais elle se penche volontiers, faisant immédiatement disparaître tous les sourires des visages des passagers, qui ont soudain les yeux écarquillés et sont pâles de peur. Elle lâche la poignée, la moitié de son corps bascule en arrière. Elle se penche plus, plus encore, alors que sa tête est tournée vers le ciel.
Au dernier moment, son amant se jette sur elle et la retient. Elle éclate de rire, puis le regarde à nouveau droit dans les yeux.
Elle ne dit rien, elle n’a pas besoin.
La navette se pose sur un encorbellement renforcé aux pieds du manoir. Déjà, gardes de maison et ouvriers de maintenance entourent l’appareil pour le sécuriser, mais ce sont des valets de maison très bien habillés qui s’approchent de l’aérodyne. À l’intérieur, les passagers finissent de se préparer : ils se parfument, ils vérifient dans le miroir que leurs cravates sont bien nouées, et la princesse laisse sa damoiselle de compagnie lui renouer correctement ses cheveux, et s’agenouiller devant elle pour habiller ses pieds de talons aiguille. Une fois que ceci est fait, ils terminent tous leur parure avec l’élément le plus important de leur toilette — des masques. Voilà qu’ils sortent ces étranges accoutrements, en papier ou en porcelaine, richement décorés. Et ils se transforment ainsi en démons, en astres, en animaux. La princesse se regarde dans le miroir, alors qu’elle découvre le déguisement avec lequel elle va se présenter au beau monde de Malfi.
Enfin, un des gardes patriarcal reçoit l’autorisation dans son oreillette d’ouvrir la porte, et il s’exécute. Ainsi, les valets découvrent la princesse, devant laquelle ils baissent soudain les yeux et le corps avec dans une révérence appuyée. L’amant saute le premier, se tourne, et offre sa main pour permettre à la fille du Révérend-Patriarche de Malfi de descendre en sécurité — elle le refuse, et se contente de bondir au sol sur les talons, avant d’avancer toute droite, vite suivie derrière par ses amis turbulents. Les démons masqués sont un peu pompettes, il y a eu un before à l’illustre palais, et la princesse ne choisit pas sa compagnie pour leur respect de l’étiquette. Un enfant de la maison Belasco s’approche alors, lui aussi richement vêtu et masqué. Il va vers la princesse avec les bras grands ouverts, en s’exclamant bien haut :
« Ah ! La voilà ! Votre altesse, nous attendions tous pour commencer, il était inconcevable de débuter sans vous !
– Myltern, c’est toi qu’ils ont collé pour servir de videur ? Il est vrai qu’avec ta belle gueule de molosse, ça va inviter les midinettes à faire demi-tour. »
Le Belasco rit fort :
« Je vais prendre ça pour un compliment, Votre Altesse !
– Ouais, fait pas ça.
Où se trouve ta mère, que je lui présente mes félicitations ? »
Le manoir Belasco a une fraîcheur neuve. Cette récente famille d’arrivistes de la noblesse Malfienne n’avait pas à l’origine un palais fait pour accueillir du monde — il y a encore cinq décennies, ce n’était qu’un bunker de ferrobéton, truffé de lance-missiles et canons antiaériens. Il ne faut pas se leurrer : les récents aménagements n’ont rien enlevé au potentiel défensif de cette forteresse, mais un palais de plaisir a été aménagé au-dessus du bunker surarmé construit pour tenir face à un bombardement orbital, car après avoir acquis richesses et puissance, les Belascos ont été forcés, pour survivre, d’obtenir prestige et réputation. Au moins, ils avaient fait les choses dans l’ordre. L’histoire de Malfi regorgeait de familles ambitieuses qui étaient tombées aux marges des bouquins de généalogie, quand la jalousie et volonté de rester en tête de la course des anciennes familles a entraîné des purges sanglantes, par le poison, l’enlèvement avec torture, et la voiture piégée.
Le long des marches, on entend de la musique. Pas un enregistrement : un vrai orchestre philharmonique est en train de jouer, et leur son est réverbéré grâce à des hauts-parleurs de haute qualité. Dans les airs tombe lentement et de façon constante des fleurs vespertines, constamment renouvelées grâce à des aérateurs qui les propagent joliment à travers la pièce — probablement que tout un jardin a été cueilli pour permettre ce spectacle. Il fait une chaleur étouffante dedans, assez pour former une légère buée sur les vitres si cristallines qu’on aurait oublié leur existence sans le différentiel de température. Des dizaines de milliers de bougies brûlent dans tous les sens, assez pour illuminer les lieux malgré le soleil couchant. Et puis, il y a ces aristocrates, qui cherchent à camoufler la réalité de leur rang en multipliant la finesse des chemises, le brillant des bijoux, l’audace des décolletés — mais ce sont leurs masques qui rivalisent d’inventivité, et l’on trouve à nouveau à l’intérieur des fausses banshees, d’inquiétants vampires, un ignoble minotaure, et même, le général Drusus, car une jeune femme dont la robe est ouverte jusqu’au nombril a poussé le scandale jusqu’à se grimer avec une copie du masque mortuaire du plus illustre saint canonisé du secteur Calixis. C’est osé, quand on sait que même des clercs du Ministorum Même la princesse est outrée, et alors qu’à son passage tous ces gentilshommes et gentes dames offrent des révérences, la princesse tend sa main vers cette outrageuse blasphématrice, pour rapidement lui caresser son masque. D’un simple geste, la princesse vient probablement de changer la vie de cette jeune fille inconnue.
Tout en haut des marches, se trouve l’imposante salle de bal. Y attend la maîtresse de cérémonie, entourée de ses enfants : la matriarche Belasco sourit sous son masque. La princesse s’arrête devant elle, et les deux femmes se prennent leurs mains, en s’échangeant politesses et remerciements maniérés. La princesse se plie gaiement à cet exercice, elle qui a pourtant horreur des conventions — elle apprécie sincèrement cette petite fête mondaine qu’on lui a offert, et témoigne avec force de ses respects. Cela lui est offert en retour : elle est la future femme la plus importante de Malfi. Déjà, son père est l’homme le plus terrifiant de tout ce monde. Bientôt, il régnera sur le secteur Calixis, arrachant son statut de capitale à Scintilla. Les flottes sont armées et les assassins sont prêts à tuer, comme il a déjà tué par centaines de coups, sans aucune pitié pour quiconque. Pas même les enfants. Pas même ses enfants. C’est sans s’émouvoir, et sans craindre l’ignominie de l’infanticide, que le gouverneur a ordonné publiquement l’écartèlement enchaîné entre quatre motos de son précédent héritier aîné légitime.
C’est une enfance difficile qu’a eu la princesse. Jeune adolescente, pas encore vraie femme, son père l’a amenée sur son navire personnel jusqu’à la bordure de l’univers. C’est quelqu’un d’autre qui en est revenu. Quelqu’un qui n’a plus jamais peur de rien. Pas même de s’élancer dans le vide. Alors, la princesse tire son amant par la manche, et voilà qu’elle s’entraîne jusqu’au milieu de la piste, où l’orchestre s’arrête de jouer et les autres invités s’écartent pour qu’elle fasse place. Et ils attendent tous qu’elle reprenne pour à nouveau s’élancer dans la folie de la danse.
Les nobles Malfiens ont beau être enchaînés par l’étiquette, ils n’hésitent pas à s’en défaire sincèrement lors de telles occasions. Au bout de deux heures après l’ouverture par la dame Belasco, l’amasec a coulé dans tous les gosiers, et la folie de la danse a couvert de sueur tous les corps. Déjà, on assiste à des scènes étranges, qui forcent les valets et les suivantes à se taire sous peine d’un jour perdre la langue ou les yeux — ce n’est pas une simple menace, c’est ainsi que certaines maisonnées font avec leur personnel. Là, un noble s’est mis dans un coin pour pisser dans un vase. Ailleurs, un fils de marquis éméché essaye de tirer de force une femme de ménage en essayant avec insistance de la convaincre. Un servitor se dépêche de ramener un seau, car une débutante pour qui c’est la première soirée vient de vomir sur sa robe : elle a des mouches devant ses yeux, et elle lutte contre le sommeil, une pure crainte animale lui rappelant que ce n’est pas le genre d’endroit où l’on souhaite tomber inconscient, tandis que déjà son cavalier lui caresse les cheveux en faisant mine de vouloir la soulager de sa peine. Son petit frère de huit ans assiste à la scène, bêtement assis sur le canapé, paralysé par l’incompréhension.
Et pendant tout ça, la princesse danse, encore et encore. Elle change souvent de partenaire, offre un moment de répit à un autre homme, puis, à une jeune dame. Elle encourage un évêque présent secrètement à lui prendre la main — il cède et se prête au jeu. Elle les entraîne tous, un à un, dans un ballet où c’est celle qui mène la valse, elle se colle à leurs corps et leur promet beaucoup sans rien leur dire, avant de les éloigner et de retourner dans les bras de son amant qui bout de rage. En public, elle l’embrasse pour le tranquilliser, surtout parce qu’il n’est pas drôle quand il fait la tête.
Dans l’air, il y a une odeur de soufre. Ce n’est pas simplement l’urine des quelques nobles qui ont eu l’accident ou l’outrecuidance de pisser dans la salle de bal — quelque chose, une ignoble présence, mélangée à une toxine, commence à envahir les ventilations. Et au-dessus de l’immense horloge, un spectre s’élève et commence à hurler d’un cri à glacer le sang.
Les invités sont sidérés sur place. Les cœurs battent à toute vitesse alors que l’adrénaline tente de chasser les différents narcotiques empoisonnant leurs organes. Est-ce là le clou du spectacle ? Une pyrotechnie osée ? Le spectre qui s’élève au-dessus de la salle de bal a l’air plus vraie que nature. Surtout quand elle ouvre sa bouche, et se met à crier, si bien qu’on l’entende au-dessus de la musique qui s’arrête, dans toutes les oreilles des invités dont certains sont déjà en train de s’effondrer à genoux, du sang leur coulant des tympans et des paupières — c’est un cri à glacer le sang :
« CARCOSA.
CARCOSA.
LA NUIT DES ÉTOILES NOIRES.
CARCOSA ! »
La chef des Belasco crie. Ses gardes en train de tousser courent dans tous les sens. Un impavide servitor se dirige vers l’horloge. Mais le poison se répand partout. De la fumée verte remplace la buée aux fenêtres. Et la lumière des bougies prend une teinte rouge sang.
Et au milieu de cette panique, la princesse danse toujours. Tout comme ses compagnons. Ceux qui sont descendus avec elle ne sont perturbés, ni par le nuage de fumée, ni par la présence spectrale au plafond. Ils dansent, sans musique. Ils dansent, en s’esclaffant de rire. Tous les regards se dirigent vers eux. La princesse a une plus grande audience encore que le spectre.
Alors, la princesse se retourne, et crie à son tour :
« Les étoiles saignent ! Mesdames, mesdemoiselles, messieurs — ne voyez-vous pas comment le ciel est rouge sang !
Les étoiles saignent !
À la fin, nos vies commencent ! »
Et elle se met à hurler de rire, telle une démente. Elle hurle à en pleurer. Elle hurle à en grimacer d’une oreille à une autre, derrière son masque rouge de tête de mort. Elle hurle à en courber l’échine, et à se tenir les genoux. Par réflexe, Myltern Belasco s’approche d’elle, se couvrant le visage avec un mouchoir, pour aider sa princesse.
Elle se relève soudain alors qu’il s’apprête à la toucher, en bougeant vivement le bras, dans un grand geste vif à l’horizontale. Myltern fait tomber le mouchoir. Sa cravate blanche devient rouge. Ses yeux se révulsent. Un petit geyser de sang projette du cramoisi à sa droite, comme du pétrole soudain arraché de la terre. Et il s’effondre.
Une femme hurle. Comme toujours. Alors, la princesse tire sur sa robe, et détache de sa cuisse un pistolet inferno. Elle vise au hasard, à la volée, le premier groupe d’invités qu’elle voit. Elle appuie fort sur la détente, et un cône d’énergie, un cône de chaleur, un cône de pourpre, un cône de haine vole devant elle, réduisant en cendres enflammées le cuir des fauteuils, le bois des meubles, le textile des vêtements, le gras des corps, les os des squelettes. Un homme a la moitié de son corps réduit à l’état de noir fumant, une marque de cautérisation rouge-vif incandescente là où se trouvait autrefois la moitié de son abdomen.
La princesse se tourne, et fait feu à nouveau, au hasard. Ses compagnons l’imitent. Son amant dégaine un pistolet mitrailleur, et, ex-militaire, il vise non pas les fuyards, mais le chemin de la fuite : calmement, professionnellement, il maintient la détente appuyée alors que des dizaines de corps sont criblés de balle, blessés ou morts. Une marée humaine terrifiée, tombe, ceux debout trébuchent sur ceux qui s’effondrent à terre, et maintenant, on glisse sur le sang. L’amant n’est pas pressé de bloquer la fuite des couards : ceux qui atteignent enfin la porte s’écrasent dessus, et la découvrent close, et même barricadée. Ils cognent, appellent à l’aide, et ordonnent qu’on leur ouvre ; ils sont Malfiens, ils n’ont pas l’habitude d’implorer pour leurs vies. Même en cet instant, même avec l’animalité de leurs vies en danger, ils pensent encore contrôler la situation, et tout régler en menaçant avec force de châtiments ceux derrière qui refuseraient de les libérer.
Les amis de la princesse tuent. Avec méthode, en fouillant bien sous les meubles pour ceux qui s’y cacheraient, ils tuent, un à un. Ils tirent dans les cadavres déjà à terre au cas où un malin simulerait. Ils tuent ceux qui se rendent. Ils tuent sans faire de discrimination d’âge, de sexe, ou même d’amitié. La princesse s’approche de la dame Belasco, qui est à genoux à trembler dans une pure hystérie. Même si cela lui fait mal au cœur, la princesse lui enfonce son couteau beaucoup trop tranchant au fond de la trachée.
Après de longues minutes d’abominable massacre, il ne reste que des morts et des mourants. Le spectre au-dessus vole par le plafond, et fouille le reste du manoir à la recherche des Belasco qui lui faudrait tuer. La princesse retire son masque. Elle glousse, ses yeux pétillent d’extase, les pupilles dilatées. Ses compagnons l’imitent, et ont les mêmes horribles sourires.
L’un d’eux, pourtant, garde le masque sur le visage. La princesse le siffle :
« Hé, toi, là ! »
Il se retourne. La princesse couverte de sang s’approche. Elle penche la tête pour l’étudier.
« Tu devrais retirer ton masque. »
Son ton est étrange. La princesse, cette fois-ci, ne suggère pas. Elle commande, avec le ton froid et certain de la fille d’un gouverneur. Le compagnon lève le menton, et lance, plein de défi :
« Certes ? »
La princesse bout soudain de colère. Pour qui se prend-il ? Est-ce une tactique de manipulation ? Quand une princesse se lève, les nobles se lèvent. Quand une princesse s’assoit, les autres prennent place. Quand une princesse retire son masque, il faut que tout le monde apparaisse.
« Certes oui ; Nous avons tous retiré nos déguisements sinon toi. »
Alors, l’homme lance, avec une voix ferme et certaine :
« Je ne porte pas de masque. »
La princesse fronce des sourcils.
« Pas… De masque ? »
Elle s’interroge. Elle l’étudie.
Le monstre la regarde droit dans les yeux, avec ses yeux bleus brillants comme s’ils allaient brûler. Et alors, pour la première fois depuis des années, la princesse ressent un courant sur une échine, et elle est contaminée par un sentiment inconnu et incompréhensible de peur. Mais en même temps, la fascination la pousse à s’approcher à nouveau de lui.
« Pas de masque ! »
Pensée du Jour :
Les faits sont un voile qui aveugle. Car l’on peut refaire le monde si on a un rêve et aucun fait pour obscurcir son esprit.
815.M41.
Dans l’espace du système Malfien, secteur Calixis.
Pour voyager à travers la galaxie, il était difficile de faire plus confortable que le Belial. Navire de la flotte marchande de l’Empereur, il appartenait à une dynastie de capitaines chartistes possédant un cartulaire enluminé leur confiant des autorisations de voyage, transport et commerce entre certaines des plus riches planètes du secteur Calixis : Scintilla, Luggnum, Quaddis, Vaxanide, Port-Fureur, Orbell, et enfin, Malfi. Ces voies à travers l’espace, pour échanger toutes sortes de choses entre ces mondes interdépendants, avait fait la fortune colossale de la maison-marchande Taec-yeop, et cela se voyait dans la beauté époustouflante de leur embarcation. Tout le long de la coque, il y avait des statues de marbre blanc, représentant des soldats nus, des saintes trônant, des chérubins volants. Des œuvres d’art, des fresques de maître hautes de centaines de mètres couvraient les ponts, afin que tout le monde puisse être ébloui par la richesse du capitaine. Évidemment, ce luxe tapageur attirait l’oeil et l’avidité des pirates, et c’est pour ça que ce gros navire cargo ne voyageait nulle part sans deux navires escorteurs puissamment armés, un devant et un derrière, ce qui devait être l’un des postes les plus anxiogènes de toute la marine marchande du secteur. Dans les cales du Belial, quantité de biens de toutes sortes se préparaient à être échangées, et il y avait de la place pour nourrir la totalité de planètes pour des mois entiers — bien que pour un ventre aussi avide que le monde-ruche de Malfi, même cet immense transporteur ne devait pas pouvoir apaiser l’ogre plus longtemps que quelques semaines.
Depuis Iocanthos, les sœurs de l’Abbaye de l’Éveil avaient pu embarquer. L’Adepta Sororitas n’avait pas eu à débourser un seul Trône : le capitaine Seol Taec-yeop était ravi de les accueillir gratuitement, pourvu que sa générosité soit connue de l’Adepta. C’est ainsi que trois sœurs avaient pu se retrouver dans la première classe du vaisseau, avec chacune une chambre pour leur propre usage. Quand on passait de la cellule froide, minuscule, au confort spartiate de l’abbaye, à une chambre d’hôtel avec un lit double, une salle de bain privée et un domestique à pouvoir sonner, ça avait de quoi choquer. Mais on s’y habituait vite, surtout parce que le périple avait maintenant pris 78 jours — la majorité avait été passé dans l’obscurité du Warp, avec quelques autorisations d’aller à quai lorsque le navire stationnait. Si le monde-minier de Luggnum ou le monde-pastoral d’Orbell n’avaient rien de très intéressant (Encore qu’Orbell avait un paysage très doux, et Luggnum avait inspiré les artistes de bord qui avaient peint des fresques durant le temps à quai), le monde-plaisir de Quaddis avait provoqué l’embarras de la sœur-supérieure Jocasta Hadernyk, qui avait passé la permission entière à constamment surveiller les deux novices sous ses ordres. Il n’avait pas été facile de trouver un moment de calme pour enfin la semer…
On ne pouvait pourtant pas dire que le trajet, s’il avait été long, était ennuyant. Au grand dam de sœur Hadernyk, il y avait des moments fort peu recommandables entre les prières et les services religieux. Le capitaine Seol organisait presque tous les jours un événement : des spectacles de bouffon, un combat de gladiateur, des projections de grands films, un bal dansant, une dégustation d’amasec, une semaine entière de jeux aquatiques où un pont entier avait été rempli d’eau et avait vu l’installation de jacuzzi et toboggans… L’homme savait épater ses passagers, et contrairement aux trois sœurs Famulous, les autres premières classes ici avaient payé rubis sur l’ongle pour profiter de ces prestations. Ironiquement, Hadernyk avait été beaucoup moins sévère que d’ordinaire avec ses deux novices — alors que sur l’abbaye, elles avaient été habituées aux punitions, aux coups et aux veillées forcées, la supérieure méfiante et inquiète avait déclaré que ce passage sur le Belial était un bon moment « d’adaptation » avant de rejoindre la société Malfienne. Une sorte d’étrange nouvelle éducation s’était forgée ces trois derniers mois. Bien que sa soudaine permissivité suscite encore la vigilance, il est vrai qu’il allait bientôt falloir côtoyer des gens pour qui ce train de vie était parfaitement habituel…
Mais cette récréation touchait à sa fin. Il y a plusieurs jours, le vaisseau avait quitté le Point Mandeville pour retourner dans la réalité matérielle du système Malfien. Et maintenant, le monde-ruche scintillait par les baies vitrées des chambres, avec ses lunes couvertes de chantiers orbitaux qui tournaient autour. La deuxième planète la plus riche et la plus peuplée du merveilleux secteur Calixis s’offrait à l’œil. On disait qu’elle était plus belle, et avec une noblesse plus éclatante encore que celle de Scintilla. On disait aussi que c’était un endroit dangereux, sulfureux, et violent, où les infortunés ne finissaient pas dans le caniveau, mais directement à coiffer des lampadaires par le cou. Malfi fascinait autant qu’elle inquiétait, même si la jalousie que les Malfiens vouaient à Scintilla n’allait que dans un sens.
Assise en tailleur sur le lit de sa chambre, Anima fermait les yeux. Soigneusement, en face d’elle, Sabbat était en train de répandre du fard sur ses paupières. Voilà un genre d’entraînement étrange qu’on leur avait enseigné, quand elles avaient quitté les rangs des Cantus pour entrer dans le noviciat Famulous — les sœurs de l’abbaye de l’Œil S’Ouvrant avaient beau résider dans la planète isolée et barbare d’Iocanthos, elles apprenaient les manières de vivre et d’agir des aristocraties planétaires du secteur Calixis. Des exercices de mise en pratique fort étranges leur avaient inculquées beaucoup de préceptes, y comprit dans le paraître. Avant le fard, il y a eu le mascara, et le rouge à lèvres — des choses qu’on imaginerait normalement pas sur les visages froids, durs, et cicatrisés des sœurs de batailles, le fer de lance de l’Ecclésiarchie.
Ouvrant les yeux, Anima put voir le visage souriant de son amie.
Sabbat était plus jeune qu’elle d’une année. Petite, belle, mince. Son visage avait, le long des joues, les fausses larmes qui étaient le signe de leur ordre. Hier soir, sur le navire, elle avait teint ses cheveux normalement blancs en rose, mais la coiffe standard de l’ordre des Famulous cachait ce qu’elle n’avait pas encore montré à la supérieure. Il y avait des dizaines d’occasions d’être vue par la supérieure sans avoir tous ses vêtements, aussi, craignant peut-être une réaction, elle avait tenu Anima au secret. De toute façon, bientôt, elles seraient chacune dans leurs maisonnées, et il n’y aurait plus l’œil inquisiteur de Hadernyk.
« Tu veux que je te fasse tes larmes ? »
Elle était gentille, douce, agréable. Maline, avec une discussion plaisante. Intelligente, même si elle n’aimait pas donner son avis ou dire des choses trop tranchées lors des discussions. Très obéissante, évidemment, comme il le fallait, mais secrètement rêvant d’insurrection. En ça, elle et Anima se ressemblaient beaucoup.
Le problème, c’est qu’elle était follement amoureuse d’Anima. Sa sœur plus âgée n’était pas bête et s’en était rendu compte très vite — toute maline qu’était Sabbat, elle n’était vraiment pas discrète. Elle ne ratait jamais une occasion de passer du temps avec sa consœur, surtout dans son intimité. Depuis plus de deux ans, Anima se contentait de la laisser faire, appréciant sa compagnie, sans offrir plus.
« J’espère que les morveux qu’ils vont me confier seront pas des pestes… Les gosses de péquenots qu’ils nous ont confié en stage sont probablement pas de la même trempe que des enfants de nobles. »