Enkidu et Wullis laissent Lili Albrest seule et sortent de l’immeuble. Le jeune Psyker se retrouve bizarrement léger, et en retournant dans le couloir, il a une hallucination assez saisissante alors que les murs semblent se liquéfier et disparaître dans un souffle - rien d'incroyable, le genre d'expérience hors-de-soi qui l'ont traumatisé des années durant à la Psykana. Il observe, un instant, ce qu'il comprend être le passé proche de la jeune femme ; une voiture qui quitte une ville où flottent les morts en-dessous, un homme qui court dans un appartement en flammes pour y sauver un bébé hurlant, un homme qui marche seul le long de rails... Et puis, un futur proche. Un homme richement habillé, tout vêtu de soie, qui trône au-dessus d'elle. Une montagne de vaisselle à laver. De l'eau bénite qui coule du front d'un enfant. Des larmes. Beaucoup d'effroi. Une vie de misère. Des secrets à cacher.
Mais une vie. Une vie malgré tout. Lili Arbest survivra à cette nuit, et à de nombreuses nuits qui viendront ensuite.
« Bon. On fait quoi ? Le copain ou le bailli angoissé ?
- Deux secondes faut que je reprenne mon souffle. » Enkidu s'allume une cigarette bien méritée. Il est tout pâle. Il a un peu de sang séché au bord des yeux. Il aspire la fumée avec un plaisir évident. « Faudrait appeler les collègues avant. On a appris beaucoup. » Il souffle sa bouffée. « Et si tu répètes ce que j'ai fait je fous le feu à ton arbre. »
Wullis fronce les sourcils. « De quoi tu parles ? La cigarette ? »
Non, Enkidu parlait d’avoir donné l’équivalent de donner un mois de salaire à une fille qu’il ne connaît même pas et qui n’a plus aucun intérêt pour l’Inquisition, mais le Garde semble vivre dans un petit monde plus simple que le sien. Le jeune homme hausse des épaules en réponse à la question, puis répond :
« Fais pas cette tête je vais pas le flamber ton arbre. » Le Psyker passe mentalement à autre chose. Il revient sur ce qu’ils viennent de vivre. « Mais ce qui m'emmerde maintenant c'est qu'il y a beaucoup plus de disparus que ce qu'on pensait. Et pourquoi je les ai entendus dans ce foutu immeuble ? Mais je pouvais pas demander "
bonjour c'est moi j'entends plein de morts dans ma tête ici vous sauriez pourquoi ?", pfff t'imagine. »
Puis Enkidu se rend compte qu'il réfléchit à voix haute devant Wullis qui n’en a absolument rien à foutre. L’effet de la tension nerveuse. Il prend ses petits sentiments personnels, les met de côté, et passe à la suite des événements. Il explique à Wullis :
« Bon, c'est à ton tour de te servir du foutu bidule. Je sais pas comment on appelle avec ce vieux truc. Enfin celui que j'avais avant avait pas les mêmes petits dessins dessus. » Il tend le porte Vox à Wullis.
Le Garde bidouille l’appareil, vérifie la batterie, commence à chercher la fréquence puis... pose la question à mille trônes.
« Qui cherche-t-on à joindre ? »
Enkidu regarde Wullis silencieusement avec les yeux rouges de sang frais. Il espérait vaguement que son interlocuteur serait capable de passer un coup de fil de façon autonome, et il dut encore une fois revoir ses attentes à la baisse. Même cinq minutes pour fumer une cigarette ne lui seraient pas accordé.
Wullis fouille dans ses affaires en voyant le regard de son collègue. Au milieu de ses petites bricoles de soldat, il semble enfin retrouver un paquet de mouchoirs.
« Tiens. T'en as encore qui est resté dans le coin des yeux. »
Surpris de cette prévenance inattendue – à moins que ce soit le spectacle du sang qui l’incommode -, Enkidu fait preuve de reconnaissance :
« Merci, t'inquiète pas j'ai du sérum phy sur moi. J'ai toujours des emmerdes de ce côté-là. »
« Ça doit être chiant au quotidien. » Réponds Wullis en hochant de la tête.
Voulant encourager ce genre de comportement (qui le changeait agréablement des
sale sorcier regarde j’ai mes trophées pour me protéger de tes maléfices), Enkidu abonde en remerciement :
« C'est gentil, les gens pensent rarement à ce genre de détail quand je pleure du sang. » Il hoche la tête. Tout ça est très bien mais il faudrait retourner aux affaires importantes. « Tu peux appeler les collègues ? »
« Bon.... Oh. Oui. Contacter les collègues. Pardon. Fatigue. » Wullis rebidouille l’appareil. Enkidu finit sa cigarette et sort une petite fiole de son sac avant de pencher la tête en arrière pour se rincer les yeux. « Un deux un deux. Ici Wullis. Vous me recevez ? »
< MORA -
Affirmatif >
Wullis hoche de la tête à Enkidu.
« On est branchés. La fréquence est ouverte et non cryptée. »
La voix de la Soeur de Bataille s’élève :
« Ici Seph... appelez-moi Maman sur le réseau. Fort et clair. »
Enkidu n’a pas envie d’appeler une collègue qu’il connaît depuis deux semaines
maman, c’est humiliant. Il lâche donc sa fiole et répond donc de façon peu professionnelle :
« Hein. »
Les deux fous furieux continuent dans leur délire, en adoptant un vocabulaire bizarre pour un coup de fil. Le Psyker écoute la conversation d’un air médusé :
« Les disparitions sont largement sous-estimées maman. Racine, à vous.
- Qu'est-ce que tu veux dire par sous-estimés ?
- Multiples disparitions dans le quartier. En complément d'une détérioration drastique de l'ordre public. Possible purge ou remplacement des équipes locales des forces de sûreté, remplacées par de la sale racaille bourrine. Racine, à vous. »
Wullis se tourne vers Enkidu en prenant soin d'éloigner le vox, il lui pose cette étrange question :
« Tu veux quel indicatif radio pour toi ? Sephone a pris Maman et j'ai Racine. »
Le jeune homme répond d’un ton indigné :
« Non mais je vais pas vous appeler maman et racine c'est quoi ces jeux idiots.
- La ligne est ouverte et non cryptée. Et on a affaire à de sales parasites et autres saloperies techno inconnues. Des noms de codes sont la moindre des choses ici.
« Mais on est quatre, on se connaît et il est hors de question que j'appelle Sephonus maman ! »
Enkidu ne comprend pas. Ils ont des faux papiers justifiant leur présence, avec leur état civil et tout. Et de toutes les informations sensibles qu’ils discutent sur le téléphone, la plus interdite serait leur putain de prénom ? Le Psyker décide de revenir sur ce qui l’intéresse : « et par
disparitions multiples Wullis veut dire DES DIZAINES DE DIZAINES.
- M'am peut faire l'affaire. Choisis un code pour toi ou il sera choisi malgré toi, »
Ajoute Wullis avec un sourire. Enkidu a un peu envie de pleurer. Il lâche d’un ton venimeux :
« Oui bah tu m'appelles déjà sorcier ou shaman ou je sais pas quoi ça va pas me changer. Puis je viens de voir des fantômes, on a parlé de dizaines de mort tu veux pas me lâcher un peu. »
Enkidu entend Sephone soupirer d’un ton condescendant :
« Maman te ramènera des gâteaux. »
Dans le silence qui suit ce propos incroyablement irrespectueux, il entend un petit grincement mécanique sur la ligne. Mora s’impatiente et voudrait passer au concret. Cela laisse le temps à Enkidu d’encaisser l’insulte.
< Identifiant | 88 |
Le wagon cargo a été fouillé. Il est totalement vide.
Remarque : // le wagon a été nettoyé de fond en comble comme pour masquer quelque chose. Détection de produits nettoyant douteux.
Conclusion : // suspect.
Note importante : // un verrou a été installé sur la porte du wagon cargo. Il a du être placé au terminus de la ligne : |complexe général Tantalus |.
Note supplémentaire : // l’usine est sensée être quasiment désaffectée.
Conclusion : // suspect. >
Les larmes aux yeux de colère, Enkidu tente de revenir au sujet prioritaire. Il fait preuve de beaucoup de sang froid. Ça ne rendra aucun service aux morts qu’il a entendu littéralement trois minutes plus tôt de piquer une crise de nerf. Il serre les dents très fort et enchaîne :
« Ouais, Tantalus c'est un nom qui est souvent revenu dans notre conversation avec la sœur de la victime. » Enkidu respire, puis regarde Wullis. Ses collègues n’ont pas l’air très bouleversé par les décès multiples, ils se fichent sans doute de Lili Albrest. « Nous, il nous est arrivé beaucoup de trucs. On a un passant qui nous a parlé de fantômes la nuit qui attrapent les gens. La sœur nous en a parlé aussi. Toutes les nuits des gens disparaissent, c'est visiblement un truc massif. Ça n'a rien à voir avec vingt personnes. Ce que je ne comprends pas c'est que je n'ai rien senti de violent sur le cadavre, alors que dans l'immeuble... enfin bref. On a deux grosses pistes. Il y a un bar louche où la victime traînait souvent, le troisième syndicat, on est passé devant tout à l'heure quand vous avez appelé. La sœur a pu nous donner le nom du meilleur ami de la victime, qui a été son collègue aussi. Sinon y a le chef de la police locale qui a l'air très au courant et très terrifié par ce qu'il se passe. Il est là depuis avant les changements... étranges, du coin. »
Enkidu passe en revue ce qu’il vient de vivre. C’est difficile de faire un compte rendu exhaustif dans ces conditions, il a été très investi émotionnellement. Il en oublie. Ça serait plus simple si ses collègues lui posaient des questions. Il arrive à ajouter ce détail important qui remontait à avant la visite chez Lili Albrest, des millénaires plus tôt :
« Ah j'oubliais, le passant bavard nous a parlé d'un type dans une décharge qui serait au courant de chose. »
La voix mécanique de Mora s’élève du Vox :
< Masse de données à traiter | conséquente |
Tantalus : // À visiter ultérieurement. Nous devons focaliser nos efforts sur Lutèce pour aujourd’hui.
Nous n’aurons potentiellement pas le temps de visiter tous les nouveaux suspects avant la nuit.
Suggestion : // devrions-nous faire un premier rapport à | Enquêteur Sand | ? >
Enkidu répond :
« Il y aura des interférences non ? Puis pour l'instant on a pas grand chose, littéralement des fantômes. Dans ce que j'ai dit y a une piste qui te tente ? »
Et là la voix de la Soeur de Bataille s’élève, pour le coup décisif.
« Ici Maman pour le Sorcier. Comment s'appellent les types qu'on peut interroger ? Vous pouvez nous les décrire ? »
C’est la goutte de trop. Enkidu est fatigué, il vient de côtoyer la mort et une veuve qui vient de lui pleurer dessus la perte du dernier membre de sa famille et ses collègues l'insultent tout le temps avec cruauté et ne semblent même pas s'en rendre compte. Il comprend pourquoi Wullis ne connaît pas les implications du mot
sorcier, qui désigne une abomination contre-nature à brûler en place publique, mais Sephonus, elle, ne peut ignorer ce fondement ultra basique de la religion. C’est nécessairement malveillant. Le jeune Psyker pourrait encore râler mais ça ne servirait à rien. Il répond d'un ton vaincu :
« Vous pouvez y aller, mais je vous préviens, le bar semble dangereux. Des dealers, des mécontents. Il y a le meilleur ami de Saul Albrest, un nommé Zed, vraisemblablement ivrogne. Le chef de la police locale, le major Locan, y traîne aussi. Il était là avant les flics violents qui sont une apparition relativement récente, et d'après la soeur de la victime, la situation lui pèse beaucoup. Le rend fou, pourrait-on dire. Il a tenté d'avertir la jeune femme de quelque chose, et c'est lui aussi qui a signalé la disparition de Saul Albrest. Il porte un képi bleu. »
Mora hésite un instant puis répond :
< Affirmatif. >
< Interrogation : // Sephone et cette unité seront-elles suffisantes pour cette entreprise? >
Porté par les ailes de la colère, Enkidu voit une opportunité :
« Ouais peut être pas. Je vous envoie Wullis, on est pas loin du bar en plus il pourra vous attendre devant. »
Mora demande :
< | Enkidu | vous allez rester seul? Dans ce quartier? Cette unité le déconseille >
Il
déconseille ? Le jeune homme voudrait hurler. On l’avait prévenu sur Sainte-Terra que le travail avec des non-mystiques pourrait être difficile, mais il ne s’attendait pas à…
ça. Il se sent incroyablement naïf d’avoir essayé de sympathiser avec eux. Il répond d’une voix blanche :
« Ca va aller, je vais aller dans un endroit plus calme que vous. »
Enkidu commence à s’éloigner comme monté sur roulette. Sephone insiste :
« Où vas-tu ?
- Au temple.
- L'Empereur soit avec toi dans la prière. »
Enkidu ne cherche pas le sens de cette dernière insulte (sans doute impliquer que son âme souillée nécessite un rab’ de prière). Se sentant acculé avec des gens qui visiblement le méprisent, il part tout seul. Il n’a pas eu le temps de leur dire que Lili Albrest avait vu le meilleur ami de la victime, Zed, au temple.
*
**
Enkidu se sent mieux en entrant dans le temple, au milieu des odeurs d'encens et de poussière, que dans la rue pleine de gens bizarres. Même si il est là pour affaire, il se signe et marmonne les paroles appropriées avec une ferveur sincère. Au milieu d'une vie tourmentée, l'Empereur est seul à lui avoir promis de le protéger. Une idée qui l'a porté dans les moments les plus difficiles. Il est donc bien embêté quand le religieux lui demande ce qu'il fiche là. Une espèce de terreur enfantine de mentir au prêtre le prend. Il puise courage dans la vision des centaines de cierge en train de brûler. Il y a eu l'incendie (il a vu dans une vision la famille de Lili Albrest brûler vivant, son mari et son bébé), et maintenant les disparitions. L'Empereur voudrait sans doute que ces horreurs cessent. N'est ce pas le but dans la lutte contre l'hérésie, cynisme mis à part ? Enkidu ment donc :
« Bonjour mon père, je cherche un de vos paroissiens, Evard Zed, j'ai une terrible nouvelle pour lui qui ne pouvait attendre. Un décès. Pardonnez mon accoutrement, je n'ai aucun endroit où poser mes affaires."
Enkidu n'avait pas à trop forcer pour avoir l'air bouleversé. Il en avait beaucoup passé, mais se faire traiter de sorcier et se faire promettre des gâteaux comme un chien obéissant à un moment où il était vulnérable avait été la goutte de trop. Il avait préféré partir tout seul pour ne pas s'humilier à pleurer devant les gens qui l'insultaient, ce qu'il regrettait un peu à présent. Il se ferait sans doute disputer plus tard par un officier d'avoir joué solo. Tant pis. Dans cet univers, il fallait prendre les problèmes au fur et à mesure de leur arrivée, et là il avait un boulot à faire.
Le prêtre parut triste un instant. Il regarda un peu hagard le sol, avant de relever son nez rouge pour regarder le psyker.
« Je… Je comprends, mon fils. Pardonnez-moi — pourrais-je savoir de la part de qui vous venez ? »
C’était étrange, d’entendre un curé utiliser le terme ‘pardonnez-moi’. Ce n’était vraiment pas le style du Ministorum. Normalement, les prêtres sont impérieux et impavides, donnant des ordres à leurs ouailles avec la certitude de savoir diriger le bon sens moral à suivre. Même les prêtres pas bons ministres, profitant de leur sinécure, savaient donner le change en gardant la tête haute et en parlant d’une voix claire et acérée. Mais ce clerc-là qui se tenait devant lui tremblait dans sa robe.
Derrière lui, cinq personnes étaient en train de prier vers l’autel. Peut-être Zed était parmi eux. Difficile à dire, il n’avait pas de description.
« Lili Albrest, je l'ai croisée à la gare. »
Elle avait dit partir immédiatement en taxi. Enkidu espère embrouiller les pistes d'éventuels fouineurs.
Le prêtre faisait sentir le poids de son corps d’une jambe à l’autre, basculant un peu de gauche à droite. Il semblait maintenant proprement terrifié — pour quelle raison ? C’était vraiment perturbant, de ne pas avoir le prêtre le pointant du doigt et lui hurlant dessus, il semblait essayer de tirer les vers du nez d’Enkidu, mais subtilement, subrepticement même.
« Lili… Les Saints la gardent. Pauvre jeune fille, je… Je prierai pour elle.
…Mais… C’est… Elle, qui vous a engagé ? »
Il semble assez naturel à Enkidu que le prêtre se méfie de lui. Il est armé, il pue la sueur et son haleine sent probablement le vomi. Il répond donc :
« Non, j'ai un contrat dans le coin. Je la connais d'un boulot d'avant. Une chic fille. Elle avait vraiment pas besoin de ça, avec ce qu'il s'est passé y a deux ans... »
À la mention de 'ce qui s'est passé il y a deux ans', le prêtre se met soudain à trembler, et son teint rouge commence à virer au blanc. Visiblement, l'incendie électrique remonte de très, très mauvais souvenirs en lui. Il y a quelque chose qu'il cache, qu'il ne veut pas admettre, une sorte d'intense culpabilité qui le ronge de l'intérieur, une qu'il endort à coup d'amasec frelaté chaque soir, dans son haleine, Enkidu sent autant l'eau-de-vie qu'un intense remord - même si tu es persuadé que c'est l'Empyrée qui te donne un tel sentiment.
« Vous ne semblez pas venir de Lutèce, je connais tout le monde ici… Il est… Bon, de voir quelqu’un qui souhaite aider Lili.
J’annoncerai le décès à Evard Zed, je le connais bien, je saurai trouver les mots. »
Il essaye de se débarrasser du jeune homme, par intense méfiance. Mais si Zed est dans le coin, il doit entendre.
Le Psyker note aussi quelque chose d'étrange - Lutèce est une grande ville. La chapelle, comme tout dans cet arrondissement d'ailleurs, était faite pour accueillir des centaines et des centaines de personnes durant les fêtes.
Pourtant, il ne vois aucun diacre. Aucun officiant. Aucun autre prêtre. Le curé semble absolument tout seul, avec les fidèles. Où sont passés tous les autres ?
« Il me semblerait plus sensible de donner les détails de l'affaire moi-même, tel que je les ai reçus. Puis ça serait de meilleur goût, sans doute,
vu ce qu'il s'est passé il y a deux ans. »
Enkidu affiche une très légère grimace de dégoût, comme si il tentait de la masquer. En réalité il ne sait pas ce que le prêtre a fait il y a deux ans, mais il imagine que tous les autres religieux sont morts ou ont déménagé, et que personne ne s'est soucié de les remplacer.
Les têtes des fidèles agenouillés devant l'autel se retournent toutes, comme s'il s'agissait de chouettes. Le prêtre est pétrifié sur place, la bouche bée, le regard vide qui commence à s'embrouiller de larmes. Il recule, marche dans un sens puis de l'autre, tu crains un instant provoquer chez lui une crise cardiaque.
Mais il va vers l'un des fidèles, met une main sur son épaule, et chuchote. Puis, celui-ci se lève, le curé fait signe de le suivre, et ils partent partez tous deux plus loin dans la chapelle, au fond du transept, vers une statue de Saint-Drusus en gouverneur (C'est-à-dire portant une toge et un livre de loi à la main), des centaines de cierges à ses pieds.
Enkidu se retrouves alors seul avec un bonhomme. Evard Zed est plus petit que toi, mais beaucoup plus musclé, même si un ventre imposant déborde un peu de sa chemise sale et aux boutons manquants. Il est très barbu, d'une barbe sale et inégale, et il a le visage grimé de saleté, tout comme ses mains, et jusqu'à ses ongles - on dirait qu'il n'a pas prit un bain depuis des semaines, maintenant. Il ne regarde pas le Psyker, et ses yeux injectés de sang se contentent de regarder ceux de marbre de Drusus avec un air de chien battu.
« J’savais que quelqu’un viendrait. »
Il dit ça d'une voix apeurée, il fait comme s'il était résigné à son sort, mais Enkidu sens encore une intense terreur en lui.
« C’est… Vous êtes pas avec les policiers ? »
- Certainement pas. »
Enkidu ignore la bonne réponse à cette question, mais il espère vraiment que c'est celle là. Zed n'a pas la tête de quelqu'un qui prospère dans le trafic d'organe.
Il tourne la tête pour regarder son interlocuteur, une seconde ; mais très vite, peut-être pris au piège de sa propre peur, il observe à nouveau avec une grande intensité le visage de saint-Drusus.
« Alors qui ? Pourquoi ? C’est vraiment juste pour Lili ? Vous êtes si proche que ça ? »
Enkidu cogite dur. Il a beaucoup bluffé pour en arriver là, mais maintenant il devient difficile d'inférer les faits quand les gens le croient beaucoup plus informé qu'il ne l'est réellement.
« Oui et non. Je ne suis pas le seul à m'intéresser aux affaires du coin, mais je suis les petites mains et j'ai pas vraiment de vision globale de l'affaire, pas pour l'instant. L'important à savoir c'est que je ne vous veux pas de mal. »
Zed ricane jaune.
« C’est un peu facile et tout fait à dire, non, je vous veux pas de mal ? »
Zed est quelqu'un de cynique. Mais comment lui en vouloir ? Le Psyker sens une énorme peur derrière lui, que ses paroles conçues ne parviennent pas à endiguer. Et en même temps, il semble qu'il souhaite véritablement débarrasser son âme...
Il regarde tellement intensément Drusus. Que cherche-t-il, dans le regard du créateur du secteur Calixis ?
« Devrais-je plutôt dire
le mal est déjà là, et je marche au devant de lui ? Mais je ne suis pas Saint Drusus, et c'est lui qui l'a dit, avant d'affronter les froids et meurtriers Yu'Vath. Et Saint Drusus n'aurait pas parlé à un lâche qui cache le meurtrier de son ami, car sa Foi pénétrait tous les aspects de sa vie. »
Enkidu a toujours l'air un peu cinglé quand il parlait de religion, fanatique même, mais c'est un des traits les plus marquants de beaucoup de membres de l'Impérium et il n'a rien de très choquant.
« Je ne suis pas un lâche ! » se mit soudain à crier Zed, si fort qu’il y eut un écho dans la chapelle, assez pour faire tourner les têtes des autres fidèles, qui pourtant, très vite, se mirent à nouveau à regarder ailleurs, l’air de rien. Tout Lutèce était devenue comme ça, il semblerait. Que des gens qui tournaient le dos au danger et à l’horreur, comme si on leur avait retiré de leurs âmes toute volonté de résister et de lutter.
« Je ne suis pas un lâche ! Qui es-tu pour oser me dire ça ?! T’as pas idée de comment on vit, ici ! Complètement abandonnés, par absolument tout le monde ! Personne est jamais venu pour nous, on est laissés pour morts, pris au piège, personne pour venir nous aider ! Et quoi, tu crois prétendre que tu vas y changer quoi que ce soit ?! J’ai déjà tant perdu, comme tout le monde ici… »
Sa colère, pourtant, semble être autant dirigée vers lui-même, ou vers rien du tout, plutôt que directement vers Enkidu. Au contraire ; les mots du psyker semblent justement assez le toucher.
« Justement, là ça fait trop de disparitions, trop de morts, ça a finit par attirer l'attention. Aidez moi à y mettre fin. »
Zed a l’air de réfléchir un instant. Il serre des dents, si fort qu’il semblerait un instant que sa mâchoire va se briser. Il hoche de la tête, avant de prendre une petite voix, serrée par des sanglots, pour reprendre :
« Quand est-ce que ça a été trop ? Vous avez une idée de combien de gens sont plus là ? Même l’incendie ce n’était pas trop. Non. Non ce n’est pas ça la raison… »
Il regarde enfin Enkidu plus profondément, semble l’étudier, comme s’il cherchait quelque chose de rassurant, un signe, n’importe quoi dans son équipement ou sur ton étrange visage sans cheveux ni sourcils. Ses yeux s’écarquillent un peu, un moment, comme s’il semblait réaliser quelque chose.
« Monsieur… S’il vous plaît. Dites-moi, qui vous envoie ? »
Sa voix semble bizarrement pleine d’espoir.
Enkidu réfléchit. Fais signe à l'homme de se rapprocher afin que d'autres ne l'entende pas puis répond :
« Sainte-Terra. »
Zed ferme les yeux immédiatement. Il déglutit, et il semble trembler entièrement, peut-être de peur, peut-être de dévotion. Un instant, il semble à Enkidu voir les yeux de saint-Drusus cligner, mais il est difficile pour lui de comparer la réalité avec le surnaturel — il lui semble pourtant, en son for intérieur, que le Sire-Général Militant approuve sa décision depuis l’Astronomican.
« Le Dieu-Empereur me pardonne mes fautes. »
Il se colle à la base de la statue, et, d’un coup, comme si son âme hurlait depuis bien longtemps de sortir tout ce qu’il savait, il à Enkidu tout ce qu’il avait besoin de savoir.
« J’étais avec lui la nuit… La nuit où il a disparu. C’était y a genre… Deux mois, maintenant. On buvait au Syndicat, assez pour… Assez pour tuer le temps, comme toutes les autres nuits précédentes depuis des mois. Et puis, ce… Ce truand est arrivé. Je le connaissais pas, je l’avais jamais vu avant. Je sais pas ce qui s’est passé, mais… Mais il a pris Saul en grippe. Faut que vous compreniez — Saul a toujours été trop causeur, trop parleur. Saul c’était… C’était un sacré bonhomme. Fier. Il avait rien, on lui a tout pris, tout, sa santé, son travail, ses parents, son argent, son avenir… Mais il avait encore ça, sa fierté à lui. Il a pas apprécié qu’un petit truand de vingt piges parle trop fort, et ça s’est fini en bagarre.
Saul s’est… Il s’est pris un coup de couteau. Rien de grave, on a été blessés tellement plus profond et dangereusement au manufactorum, mais c’était assez pour nous convaincre de sortir du bar. Il faisait nuit noire, le cycle d’urgence nocturne. Je voulais rentrer chez moi, mais Saul… Saul chialait à cause de sa blessure. Disait qu’il voulait qu’un médecin puisse voir. Il a voulu qu’on aille visiter l’Aumônerie, pour qu’on puisse le recoudre.
C’était… Incroyable. Je l’ai amené jusque là-bas, et vous auriez dû la voir : même dans la nuit noire du cycle nocturne, où l’électricité passe sur ses réserves d’urgence, l’Aumônerie avait toutes les lumières allumées, elle scintillait dans l’obscurité. Je sais pas pourquoi, j’ai refusé de l’accompagner.
C’est le cartel Tantalus qui a mit en place cette aumônerie. Un moyen pour eux d’offrir des soins et de la nourriture aux ouvriers qu’ils licencient tous les jours. Alors qu’au complexe, leurs affaires sont petit à petit rachetées et mises hors service, ils remplissent à ras-bord cette aumônerie. Je les hais. On peut pas nous retirer notre salaire puis tout pardonner avec de la soupe et du pain. J’ai refusé d’accompagner Saul. C’était le dernier moment où je l’ai vu en vie, et je suis la dernière personne à l’avoir vu avant de disparaître. Ce sont eux, les coupables. »
La certitude dans sa voix te confirme tous les soupçons d'Enkidu. Et d’un coup, Zed se met à s’effondrer en larmes. Le jeune Psyker voit ce petit bonhomme tout gros pleurer sec, sur place, écrasé contre la statue, son front contre le marbre. Il tente de continuer de parler, mais ses phrases sortent incohérentes et si sanglotantes que son interlocuteur n'y comprend rien — il devine qu’il essaye de te confier sa culpabilité, qu’il regrette, qu’il aurait aimé en parler avant, qu’il savait depuis longtemps que Saul avait dû être tué, qu’il était désolé envers Lili…
…Il n’a pas besoin de formuler tout ça, les phrases sont murmurées en avance. Pas juste les siennes, mais celles des dizaines d’autres familles de victimes.
Enkidu est désolé pour l'homme qui semble misérable dans sa culpabilité, mais il doit aussi gérer des hallucinations massives. Il parvient à rester debout et à ne pas répondre aux voix qui murmurent des regrets dans ses oreilles. La statue de Saint-Drusus a cligné des yeux face au courage de l’homme ! Cette seule idée lui donne des forces. Il se penche sur Zed pour lui marmonner d'une voix légèrement embrumée de mystique :
« Je vous remercie, vous m'avez beaucoup aidé, je prierai pour vous. Je vais maintenant aller chercher des alliés. »
Enkidu sortit ensuite à la recherche d'une cabine téléphonique, pour bien sûr appeler Sand.
Trouver une cabine de vox-fil encore intact dans ce quartier en déliquescence et assailli par les récupérateurs est évidemment beaucoup plus facile à dire qu’à faire — presque toutes celles qu’a pu croiser en chemin Enkidu étaient vandalisées de diverses façon, pas mal retournées, les fils de cuivre arrachés par un charognard désireux de se faire un ou deux trônes faciles auprès d’un réparateur de machines. C’est par un miracle assez pharamineux, à croire que saint-Drusus est véritablement avec lui, que Enkidu retourne sous le viaduc qui mène plus loin au marché, et trouve une cabine encore en état. Autour de lui se trouvent pas mal de zonards, de clodos, et de gens en train de marcher. Enfin, il parvient à décrocher le combiné, et entend une lente tonalité…
…La Psykana a un enseignement éclectique, et quelques vieux cours de techno faisaient partie du curriculum de sainte Terra. Utilisant son petit couteau pour faire sauter une vis, il trouve les quelques fils qu’il rebranche. La machine accepte enfin ses sous, et il peut maintenant patienter pendant de longues, longues secondes après la composition du numéro pour enfin espérer avoir une réponse.
Pile au moment où Enkidu s’apprête à se décourager et à tenter autre chose, une voix grésillante, la communication d’extrêmement mauvaise qualité, daigne enfin lui répondre :
« Détective Sand. »
Aucun moyen de savoir combien de temps la communication va durer, mieux vaut être clair et très rapidement.
Enkidu ne sait pas combien de temps il a devant lui, si l'appareil du détective est sur écoute, beaucoup de questions pour un petit cerveau fatigué et inquiet. Il balance :
« Rebonjour c'est moi. Je suis pressé, il ne reste que deux heures avant le cycle nuit. Notre victime a disparu à l'Aumonerie Tantalus, j'en suis certain. »
Saint Drusus a cligné des yeux ! Comment douter ? Il entend beaucoup trop de friture, impossible de savoir si on le comprend ou pas. Mais il y a bien un soupir, puis un second propos, tout aussi laconique :
« Enrôlez la police locale, et faites une descente à l’aumônerie. Je vous autorise à révéler votre identité. Évidemment, si vous avez tort et que votre instinct était le mauvais, vous serez tous les quatre liquidés. »
Le jeune homme répond d’un ton brutal :
« La police est dans le coup aussi »
Tu entends à nouveau un silence. Beaucoup trop long pour qu’il soit confortable. Puis d’un coup, la voix de Sand, toujours pleine de friture, est cent fois plus acérée et déterminée.
« Alors écoute-moi très attentivement.
Il est certain qu’ils écoutent cet… …ment même. S’ils sont compl… des meur…, ils vont main… nant venir… recherche.
Trouvez un en… cacher. J’arrive av… forts dura… nuit. Maximum dem… Compris ?
- La nuit c'est dangereux c'est là qu'ils sortent ! MERDE !
- Ne panique pas », répond sèchement Sand. « Faits. Ex… Toi.
- Je panique pas je m'énerve contre la friture. On m'a parlé de fantôme, mais je n'ai rien senti de significatif sur le cadavre. Je sais juste que les disparitions sont bien plus nombreuses que ce que je pensais, des dizaines de dizaines. »
Tu n’as aucune idée de ce que Sand a pu comprendre de tout ce que tu viens de dire. La situation est tout autant frustrante pour le détective, qui tente quand même de redonner des directives :
« Cach… Oi. Je rép… Cache-t… Les flics vo… Pète : les f… ous pourchasser. J’arrive avec… Je ré… Renforts, cette nuit…
Ne me dis… Pas ta cachette… Je vous tr… Je vous trouverai. Com… ? Compris ?! »
C’était le moment de prendre le large, mais ivre d’adrénaline, le jeune Psyker ne pu résister à l’envie de hurler :
« Hey les flics... ON VOUS ENCULE »
Pas très lyrique, mais la journée a été longue, dense, et il reste encore beaucoup à suivre. Le jeune homme estime mériter le réconfort d'une référence provoquante à la sodomie dans ce moment troublé. Il a rarement l'occasion de s'exprimer aussi sincèrement.
Enkidu est maintenant très pressé. Il se jette hors de la cabine, avise le décor autour de lui. Il est tard, le quartier est moche, sale, et il y a des clodo partout. Des clodo... il s'avance vers une poignée d'entre eux qui font tourner une boisson forte dans une boîte de conserve.
« Bonjour bonjour. Je suis pressé. Voilà c'est pour vous. »
Il leur donne très très vite à chacun une ou deux pièces (tellement vite qu'il arrive pas à faire un compte équitable, mais il n'a jamais supporté dans les picto-divertissement cette manie de balancer les pièces à la volée et laisser les clodo se battre comme le dernier des connards).
« Alors je peux vous obliger à rien mais si vous trouviez la force dans votre coeur de dire aux flics qui vont arriver que je suis parti dans l'autre sens... mercibeaucoupàplus ! »
Il part en courant, et tout en courant il prend son téléphone pourri dans la main et se prépare mentalement à la difficile épreuve d'appeler ses collègues pour tout expliquer.