Les soleils jumeaux s'enfoncent derrière le lac,
Les ombres s'allongent
À Carcosa.
Étrange est la nuit des étoiles noires,
D'étranges lunes tournent dans le ciel,
Mais l'étrangeté est la plus grande
À Carcosa.
Les chants que les Hyades entonneront,
Sont rythmés par les loques du Roi,
Ils mourront sans être entendus
À Carcosa.
Chant de mon âme, ma voix est morte,
Je meurs sans t'avoir chanté
Mes larmes sécheront sans être versées
À Carcosa.
Pensée du Jour :
Pour ceux qui recherchent la perfection, il n’y a point de repos de ce côté-ci de la tombe.
815.M41.
Système Neustralia, 11 nuits terriennes après la sortie du point Mandeville.
L’immensité noire de l’espace était étrangement rassurante. Même pour ceux qui n’étaient pas habitués aux voyages stellaires, l’horreur du voyage à travers le warp en pleine tempête donnait envie de retrouver l’abysse de vide et d’obscurité — tout était mieux que de revivre ce qui s’était produit.
Il y a onze jours, l’Indomptable Ravel, immense frégate de plus de vingt mille âmes, s’était retrouvé au bord de la perte éternelle entre les bras de l’empyrée. À bord, le chaos s’était saisi des cœurs et des corps de tout le monde. Agressions, viols, meurtres ; sur tous les ponts, l’être humain s’était changé en animal réduit à ses plus bas instincts, et on avait assisté dans chaque annexe et dans tous les résibloc à des scènes terrifiantes. Mais tout était rentré dans l’ordre. En faisant taire au maximum les rumeurs qui parlaient de pirates montés à bord, et qui auraient tué plusieurs dizaines de personnes à l’arme automatique — tout au plus la prévôté de bord parlait de passagers clandestins qui étaient devenus plus insanes que les autres. Pourtant, le prévôt-général du vaisseau avait décidé de donner sa démission, ce qui était un moyen poli et honorable de dire qu’il avait été licencié, c’est que quelque chose s’était bien produit.
Pour les quatre acolytes de l’Inquisitrice Astrid Skane, peut-être que la réalité de ce qui s’était produit à bord était plus saisissable encore. Mais dans la police secrète de l’Imperium, on apprend vite à ne pas divulguer d’informations, car il n’y a pas arme plus puissante qu’un secret. Theonus Wullis et Enkidu pourraient ressasser mille fois leurs souvenirs de l’assaut dans le Librarium, et leur découvert de l’Inquisitrice apparemment torturée par les preneurs d’otages — mais s’ils répandaient la moindre rumeur, on en remonterait vite à la commère originelle, et ça se punirait d’une balle dans la nuque. L’identité des preneurs d’otages était au moins connue du mécamancien Mora — Il avait eut le droit à une petite cérémonie menée par quelques technaugures des Lathès, qui lui confièrent officiellement ce rang dans le clergé de Mars, mais il ne pouvait se défaire de l’idée que cette promotion avait pour but de l’apaiser après qu’on l’eut abandonné mort et contaminé par les propres cosmomarines du vaisseau. Quant à la sœur de bataille, Séphone, elle avait laissé une partie d’elle dans l’Indomptable Ravel. Pour qu’elle continue de se rendre utile, on lui avait greffé un nouveau bras, et ouvert son cerveau afin de faire fonctionner le morceau de métal : en se contorsionnant devant un miroir, elle pouvait clairement voir la cicatrice à la base de sa nuque, où une entaille semi-infectée l’avait ouverte. Mais la douleur était encore vive, à peine calmée par les antibiotiques et le kodeia qu’on lui avait prescrit en cachets.
En somme, c’est ce pour quoi ils avaient signé. Même la poignée de main et le mot de félicitation que Wullis et Enkidu avaient reçu de la part de Masteel sonnaient faux — dans les globes oculaires scintillants du lexiconographe, il y avait une lueur de vice couplée à celle du lumen électrique ; personne n’était indispensable dans l’Imperium. Personne. Et il fallait s’en rappeler à chaque instant.
Mais enfin, dans la tapisserie noire dans lequel le regard se perdait, il y eut des couleurs qui n’étaient pas celles des lointaines étoiles et du soleil plus proche : une planète apparaissait et grossissait. Du bleu, vif, brillant. Et le lendemain, quand la navigation avait continué, cette petite tache bleue était devenue immense, et l’on voyait maintenant la trace d’un grand monde recouvert d’un magnifique océan.
Depuis la baie d’observation du quartier où résidaient les acolytes, plusieurs matelots en permission accompagnés de leurs familles s’étaient regroupés pour s’agglutiner devant la longue vitre, afin de mieux voir le nouveau monde sur lequel ils allaient peut-être marcher, au moins pour ceux qui n’étaient pas d’astreinte, ou trop terrifiés pour quitter la maison générationnelle qu’était devenu l’Indomptable Ravel. Il y avait des enfants sur les épaules de leurs parents, qui pointaient du doigt, et posaient en chuchotant mille questions. Plus étonnant encore, les quatre acolytes pouvaient voir qu’un des marins était un peintre : Debout sur une plateforme, une femme albinos aux cheveux blancs et crépus avait installé un chevalet, et elle peignait le monde sur une petite toile par aplats de couleurs qu’elle mettait par couches afin de donner un air très réaliste à ce qui s’offrait à leur regard, un moyen d’immortaliser à jamais leur contact avec ce monde.
Vu d’ici, Neustralia Prime était jolie. L’océan était parcouru d’une île gargantuesque et d’un continent pangéen, et l’on voyait maintenant qu’on était beaucoup plus proche les traces des nuages, le relief rocailleux des montagnes, le vert profond de forêts primaires, et, à la courbure de la Terre, vers le pôle, on voyait la fumée noire et le souffre d’un volcan actif. Tout semblait beau, et paisible.
Mais il y avait déjà une trace de contamination. Sur l’île principale, on voyait à l’œil nu une sorte d’immense cercle crénelé de lignes. Un gros cercle hideux de gris et de brun, qui marquait la surface du globe comme le fer rouge marquait le bétail — c’était la pseudo-cité ruche de Salbris, la construction récente d’un écosystème urbain rationalisé pour maximiser la production. Et tout autour, on voyait les stigmates de la fondation de cette cité ; sur cette île, contrairement au continent, il n’y avait quasiment pas de forêts, et le vert était en train de faire progressivement sa place au brun. Les manufactorum de Neustralia Prime poussaient et sortaient de terre en même temps que les immenses flèches de la ruche. Petit à petit, la cité grossirait, et cannibaliserait le continent, un ogre affamé qui se jetterait sur tout ce qui peut le nourrir. Ce gros cercle marquant cette magnifique planète terraformée, transformée à l’ère du Moyen Âge Technologique par le génie de l’être humain pour ressembler au monde originel de notre espèce, c’était un cancer métastasé. Bientôt, tout ne serait plus que ville, et désert de poussière exploité jusqu’au moindre millilitre d’hydrocarbure.
L’Imperium était en train d’élever ce monde si beau et si pur, afin que l’on puisse en sortir fusils, obus, artillerie lourde, chars d’assauts, et les millions d’enfants qui nourriraient l’Astra Militarum et les bras innombrables de l’Adeptus Terra.
L’Indomptable Ravel s’arrêta juste avant d’entrer dans l’orbite. Les vrais vaisseaux de l’Imperium étaient si immenses qu’ils ne pouvaient tout simplement pas se permettre d’entrer dans l’atmosphère d’une planète, seules les planètes les plus modernes ou les plus essentielles pour l’Administratum avaient les infrastructures titanesques permettant d’accueillir de telles embarcations — ce n’était visiblement pas encore le cas de Neustralia Prime. À la place, des dizaines de modules de transports et porte-conteneurs commencèrent à quitter la soute pour atteindre l’ozonosphère, et commencer les allers-retours pour débarquer cargo et passagers vers le spatioport principal de Hourtin. Lentement, les pilotes dirigés par Gereon Rath alignèrent le vaisseau dans le champ gravitationnel d’une des trois lunes de la planète, celle qui était truffée de barres de métal et de docks volants, afin que l’on puisse mettre l’Indomptable Ravel en cale et permettre sa réparation. Déjà, des centaines de machines s’agglutinèrent tout autour de la structure comme des fourmis autour d’une sucette laissée par terre, pour refaire des soudures, des rivets, et surveiller les impacts et les défauts tout le long de la coque sur laquelle un fils de l’Empereur avait éclaté une bouteille, quand ce navire était sorti des ateliers de Jupiter au 31e millénaire.
L’équipe d’acolytes avait été contactée par Masteel à la 4e période de rotation — mais il fallait maintenant se mettre à la page de Neustralia Prime et sa rotation quotidienne de 21 heures et 38 minutes terriennes : à en croire les sabliers astronomiques que des servitors reprogrammaient et retournaient, on était en début de matinée sur la planète. Le long de la baie d’observation, on pouvait voir, en contrebas d’une passerelle qui plongeait jusqu’à 50 mètres en bas, des scènes de personnes qui se préparaient au débarquement : des énormes conteneurs remplis de ressources, des militaires en uniforme de parade, des voyageurs pauvres qui s’agglutinaient par familles entières, en poussant les bagages sur des caddies tandis que des enfants jouaient bruyamment dans tous les sens. Dans les vox tout autour, on entendait une musique simple et calme, religieuse, venant de la station-radio du vaisseau, parfois entrecoupée de prières et de sermons intelligents rappelant l’importance de la discipline et de l’obéissance.
Alors que les acolytes attendaient patiemment, quelqu’un vint enfin les trouver : Rorich Peyrilhac, en équipement complet, accompagné d’un servitor chenillé qui roulait derrière un wagon à bras. L’adjudant-chef s’arrêta devant eux et avec un ton braillard, lança un simple :
« Allez, on se bouge le cul — la libre-marchande atterrit dans deux heures et donc ça va devenir impossible de sortir du spatioport. Elle a prévu un énorme défilé jusqu’au palais royal, ça sera bouchonné comme pas permis.
Je vous dégage sur place et vous pourrez vous mettre au boulot. Vous avez pas intérêt à oublier quoi que ce soit à bord, on est pas sûrs de repartir par le Ravel. »
Les acolytes savaient déjà que s’ils avaient de dernières choses à faire à bord, ces derniers jours étaient l’ultime moment pour. Aussi, tous les quatre suivirent Masteel et grimpèrent avec leurs paquetages et effets personnels dans le wagon. Le servitor put alors redémarrer, et permettre ainsi aux serviteurs de l’Inquisition de traverser tout le hall principal, où partout autour d’eux, la fourmilière s’agitait, de la cave au plafond, par centaines, sinon milliers de manœuvres et ouvriers tous attelés à une tache, flanqués de servitors et servo-crânes volant, roulant, et marchant par colonnes entières partout où le regard se posait. Une libre-marchande était avant tout une marchande, et ainsi, alors que le wagon passait à travers le hall, les acolytes pouvaient voir tout ce qui se chargeait dans les conteneurs, les immenses quantités diverses et variées de marchandises convoitées par une planète : il y avait là des biens de luxe, des soieries fines alignées en draps fins qu’on compartimentait dans des boîtes traitées contre les insectes, des bouteilles faites en pierre précieuse contenant des alcools multicolores, des bijoux élégants qui agrémenteraient les robes des puissants de ce monde, des parfums, des cosmétiques en coffrets au détail, des souliers en cuir d’animaux xenos chassés sur de lointaines planètes. Mais il y avait aussi d’énormes barils puants remplis d’hydrocarbures, du prométhéum sécurisé pour éviter une explosion, des boîtes pleines de cristaux pythosiens. Il y avait de l’outillage issu de mondes-ruches et de mondes-forges, des blocs prêt-à-l’emploi de lithobéton, que des servitors bossus et à moitié cassés chargeaient sur leur dos. Il y avait des armes, alignées sur des racks, et puis, des outils électroniques, étiquetés et soigneusement rangés. Assez de ressources étaient stockées sur ce navire pour faire la richesse d’une planète pour quelques années, et il n’y avait qu’à marcher quelques minutes pour comprendre d’où venait l’immense puissance des libres-marchands.
Enfin, le wagon s’arrêta devant une baie d’embarquement. C’était une sorte de grand hangar rempli à ras bord d’engins volants de toutes les tailles : des navettes de transport, des bus volants pour passager, des modules d’abordage et d’observation, quelques intercepteurs Furie, et pas mal d’ADAV Valkyrie ou Vautour pour le soutien orbital. La maison Selleniz avait ainsi sa petite force aéronautique privée, sans doute fort utile pour les campagnes militaires contre les Xenos encore méconnus de l’étendue de Koronus, le morceau d’espace adjacent au secteur Calixis où l’Imperium ne faisait pas encore totalement sa loi.
Rorich mit le pied à terre et ramassa ses affaires. Il continua à marcher suivi des quatre acolytes, jusqu’à ce qu’ils atteignent une navette orbitale dont la soute était en train d’être surchargée de matériel. Devant, deux personnes étaient en train de discuter : Ndiame Masteel, les mains dans le dos, et l’Inquisitrice. Astrid Skane avait troqué ses beaux habits d’aristocrate pour une tenue qu’elle avait plus habituellement — une grosse armure carapace de flic d’intervention, dont les symboles de l’Adeptus Arbites, la maréchaussée impériale, avaient été remplacés par le « I » Inquisitorial. Skane semblait en pleine forme, elle n’avait pas de stigmates du voyage à travers le warp. Et pour une fois, au lieu de passer par ses subalternes, elle décida d’approcher les acolytes directement pour leur parler.
Bien que « parler » soit un bien grand mot. Elle fit de grands pas devant les acolytes qui se placèrent instinctivement au garde-à-vous, et leur lança juste en les pointant du doigt :
« La police de Salbris a récupéré un nouveau cadavre mutilé ce matin ! C’est la dix-neuvième victime connue du ou des assassins qui sévissent dans la ville !
Ce crime représente une rare opportunité de pouvoir étudier un cadavre directement au lieu de passer par les rapports des prévôts — l’acolyte-medicae Sand est déjà en route, dès que vous avez posé le pied sur le spatioport, vous irez le rejoindre ! »
Et sans rien dire de plus à leur attention, la voilà qui partait pour prendre Rorich à part. L’adjudant-chef et elle s’éloignèrent un peu pour parler à voix basse. C’est le bureaucrate, Masteel, qui s’approcha les mains dans le dos pour offrir plus d’explications.
« Cette navette de transport appartient à la libre-marchande Selleniz. Comme des dizaines d’autres, elle transporte matériels et passagers au spatioport principal de l’île de Hourtin. Une fois débarqués au spatioport, je vous ai réservé un passage via un train maglev de la force de défense planétaire, qui vous amènera directement à Salbris. Il y a apparemment… Beaucoup de troubles sur la planète. Une guerre civile a été déclenchée par des populations de second ordre sur le continent principal, et la conscription a été ordonnée pour plusieurs centaines de milliers de Neustraliens. Vous risquez de trouver une ville encore plus agitée et bouillonnante que prévue.
Une fois débarqués à la gare militaire, j’ai arrangé la location d’un véhicule qui vous appartiendra à tous les quatre. À partir de là, vous recevrez vos ordres de Sand, mais il va falloir vous attendre à travailler en solitaire. Sand n’est pas tellement quelqu’un de très… Doué pour travailler avec d’autres gens. »
Il marqua une petite pause visiblement gêné.
« Le comm-vox de l’acolyte Enkidu vous permettra de rester en contact avec moi tant que l’Indomptable Ravel est en orbite, mais nous allons bientôt être déployés au palais royal et je ne pourrai pas être joignable tout le temps, il faudra donc vite que vous vous débrouilliez seuls. Si vous contactez l’Indomptable Ravel pour demander le renfort de l’équipe d’assaut Glaive 3, sachez que votre indicatif officiel est : Luciole Rouge.
Vous êtes des acolytes de l’inquisition, c’est officiel et vous avez un papier pour le prouver. Mais n’utilisez pas inutilement le nom de l’institution ou de maîtresse Skane. Officiellement, vous êtes juste les assistants d’un détective privé. Vous ne pourrez pas vous balader à Salbris avec toutes vos armes et votre équipement de protection sans être questionnés par la police, et j’aimerais autant que vous fassiez preuve de discrétion — n’utilisez la force que si c’est la meilleure option. »
Il marqua à nouveau une pause, et d’un coup, son ton changea : il arrêta de garder ses mains dans son dos, et son ton fut soudain un peu plus acerbe.
« C’est votre première opération. L’inquisitrice Astrid Skane lira le débriefing en personne. Vous serez jugés sur beaucoup de critères, et il va sans dire que l’échec n’est tout simplement pas une option.
Nous avons suffisamment investi en vous, maintenant, il est temps pour vous de rendre à l’Imperium ce que vous lui devez.
Si vous avez des questions, c’est maintenant ou jamais. »