C’est vous dire.
C’est qu’en plus, vous savez comme je redoute les nombres. Et notre couteau-suisse sorti des tiroirs de l’Indomptable Ravel les a enchaînés, les nombres. En plus de refuser mes biscuits. Tout cela avec une courtoisie déconcertante qui ne m’a pas laissé de marbre, car je trouve que c’est encore pire quand ces gestes sont refusés aussi poliment.
Je me demande comment on court-circuite ce genre d’automate. Y a-t-il un câble, quelque part, qui le ferait disjoncter ? Un petit fil rouge qui dépasse pour le déconnecter de l’Omnimessie ?
Pas le temps d’y réfléchir, car sitôt que j’eusse été remise en place par notre unité mécanique, c’est l’autre bonhomme aussi moche que lui qui s’est mis à faire du zèle. Avec un dédain bien pesé, mon chirurgien esthétique reconverti en mendiant s’est trouvé l’énergie de nous faire fermer nos becs. Toutes les calculatrices se sont éteintes. Adieu les belles branches des arbres, le très joli portrait des jardins d’autrefois, le voyage des quatre-vingts et quelques pèlerins. Le rideau s’est fermé. Notre Dudu spatial nous a vite fait comprendre qu’il n’était pas venu pour écouter nos jérémiades, et à certains égards je comprenais parfaitement ce positionnement. Il a bien raison, nous tergiversons alors que le Grand Aigle nous invoque pour prouver notre Foi.
Nous entrons dans le quartier des officiers. Et là, c’est le tour de manège que connaissent tous les Acolytes.
J’ignore ce qui m’a le plus fâché entre cette petite révolte de la Capitaine du vaisseau et la presque-soumission des pontes de l’Inquisition aux caprices de la commerçante. Certes, je suis en mesure de saisir les risques d’un tel bond dans le vide. Le Warp est un nom qui fait trembler beaucoup de gens. Mais comment peut-on oser contrarier les plans et la loi de Sa Majesté Ailée ?
Je suis restée figée, silencieuse et discrète, immobile comme une gargouille sculptée sur les abords d’une Cathédrale. Ce garde-à-vous, cette rigidité sans faille, c’était dans mes veines. La doxa de la Sororité avait marqué mon corps et mon âme. Mais à l’intérieur, un feu s’est mit à danser. Sa chaleur s’est propagée dans chacun de mes membres, j’ai senti mon cœur se serrer puis se consumer de rage et brûler de ce fiel intérieur. Je dois concéder qu’un grand saut dans le vide m’inquiète, me glace, me refroidit. Mais par-dessus tout j’abhorre qu’on discute les ordres de Sa Grâce, et l’Inquisitrice parle en son nom. Tel est notre devoir.
Telle est notre Foi.
J’ai gardé la houle sous les voiles de la rigueur expressive. J’ai appris qu’il ne faut jamais laisser paraître ses émotions en face de nos supérieurs. Qu’il faut se plier à la doctrine, dompter ses pulsions, apprivoiser la colère et la peur, faire table rase et garder les yeux fixes vers l’avant. L’Aigle prévaut. Nous sommes nés pour Le servir. Et je n’ai hélas pas le parcours idéal pour m’immiscer dans ce genre de débat.
Nous nous sommes tût puis nous avons suivi notre fier Adjudant-Chef, avec sa cuirasse flanquée du symbole de l’Aigle, avec son bouc impérial de style Van Dyke, avec son béret à plume et son fusil à plasma en bandoulière. Tout en étant derrière lui, je l’imagine fort bien vociférer ses commandements sur le champ de bataille, rugir comme un lion en menant l’assaut d’une main de fer, charger dans les rangs de Xenos sans craindre la mort. Les sous-officiers représentent la colonne vertébrale de l’ordre militaire. Ils savent à la fois combattre et commander, ce qui exige une intelligence situationnelle supérieure, une virtuosité sur le champ d’honneur. Briguer le grade d’Adjudant-Chef n’est pas donné à tous. J’ai le sentiment que c’est quelqu’un, ce Rorich.
Pendant que nous passons à l’étage inférieur, mes petits Rex et Dudu m’enchantent par cette espèce d’incompréhension mutuelle fardée d’un peu de méfiance et d’angoisse. Le quiproquo m’arrache un petit sourire en coin, et pourtant je me sens presque contrainte de participer malgré moi, ce pourquoi j’ajoute mon petit grain de bienpensance.
« La Foi nous préserve de la Tempête, mon cher Dud… mon cher Enkidu. Si cela doit advenir, il faudra nous en remettre à sa Volonté. Priez qu’il nous garde de la déroute, et peut-être son œil se posera sur nous autres pour tracer un chemin de lumière à travers les ténèbres. Combien de vaisseaux perdus ont déjà retrouvé la route ? Combien de pêcheurs ont été repentis ?
Ô Miséricordieux, Seigneur Tout-Puissant, faîtes que ce navire trouve le chemin de la paix. »
Je joins mes deux mains en prière. Ma tête résonne de nos saints cantiques. Je murmure dans un souffle quelques paroles.
Ô Empereur Eternel, qui seul nous regarde,
Et gouverne aux marées et aux tempêtes,
Aie pitié de tes humbles gardes,
Préserve-nous des périls du Warp et de la défaite,
Car du Domaine des Hommes nous sommes la sauvegarde,
Car nous agissons pour que ta Volonté soit faite.
Ayant ainsi récité la Prière du Retour, j’espère attirer Son Œil. Après tout, je porte son emblème sur mon armure, et je lui consacre toute mon existence. Tout en continuant de me soumettre à son jugement, je ferme les yeux et je m’enferme dans cette dévotion. De profundis. Du fond de l’abîme je regarde vers toi, Mon Empereur.
Le fond de l’abîme, c’est justement ce que j’ai l’impression d’explorer à mesure que nous descendons. Bientôt, les choses se gâtent. J’entends le cri. J’entends le vrombissement de la scie circulaire. Je vois le carnage de mes propres yeux. Un geyser d’hémoglobine. La chair labourée. Les Fidèles massacrés.
Je dois garder mon calme. J’écarte le bras gauche pour ouvrir mon flanc et écarter un pan de ma cape. Ma main droite plonge à la ceinture, et je dégaine, prête à faire feu.
Mon Lasgun M39 trouve naturellement sa place dans mes bras. Sur le corps de l’arme, proche du canon, est inscrit le nom du Fils Perdu, Nox. Mon fils. Mon enfant mort-né. La chair de ma chair.
Ma douleur et mon chagrin. Le souvenir qui m’oblige à me battre.