« Alerte. Alerte. Danger critique. Dépressurisation. Décrochage. Décrochage. Décrochage. Décrochage. Décrochage.
Alerte. Alerte. Danger critique. Dépressurisation. Décrochage. Décrochage. Décrochage. Décrochage. »
Une sirène hurlait. Sous la pression, enfin, un tuyau décida de rompre après des millénaires de service et d’entretien : la conduite décida de rendre l’âme et d’exploser, libérant un gaz brûlant avec la violence du sang qui quitterait une artère sectionnée. Et toujours les mêmes cris métalliques. Et toujours le même tremblement du moteur dont l’Esprit de la Machine rendait toute l’âme pour continuer l’effort.
Ce navire était un palais, au sens premier du terme. Partout sur la passerelle, on voyait des œuvres d’arts, des artefacts de civilisations disparues, et un immense tableau représentant un grand capitaine en beau costume au sourire insolent : le gaz frotta l’huile sur toile, qui se mit alors à se consumer avec une étincelle. En quelques instants, il y eut le feu sur la passerelle.
Le cogitator central hurla une autre alarme. Utilisant les bribes d’intelligences que lui permettait la programmation des technoprêtres du culte-Mechanicus, il tenta d’ouvrir des dissipateurs qui priveraient la passerelle toute entière d’oxygène afin d’empêcher les flammes d’avaler tout le poste de commandement — un avertissement encore plus terrifiant que les autres résonna à travers les porte-vox qui souffraient pour communiquer les dernières octaves dont le système audio était capable.
« INCENDIE. RETRAIT D’OXYGÈNE ENCLENCHÉ. PRENEZ IMMÉDIATEMENT UN RESPIRATEUR OU ACCEPTEZ LA PAIX DE L’EMPEREUR.
– *bzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzt*
INCENDIE. RETRAIT D’OXYGÈNE ENCLENCHÉ. PRENEZ IMMÉDIATEMENT UN RESPIRATEUR OU ACCEPTEZ LA PAIX DE L’EMPEREUR. »
Le seul homme à bord décida enfin de réagir. Avachi sur l’immense fauteuil qui trônait tout au-dessus de la passerelle, de là où il pouvait diriger le gouvernail (En réalité c’était plutôt fait pour le pilote en contrebas, mais il suffit d’une petite manipulation sur le cogitator pour transférer les commandes…), il tenta de se lever, tituba, s’affala contre l’accoudoir, et culbuta une bouteille d’amasec vide par terre. Avec ce qui lui restait d’oxygène, et alors qu’il avait plus d’éthanol que d’O² dans le sang, il attrapa un des respirateurs qui était tombé du plafond, le fixa sur son visage, et maintenant, accroché à une des barres de la passerelle, il tremblait, à peine debout.
Ses yeux observaient son poste de commandement vide d’équipage. Ses oreilles bourdonnaient à cause du hurlement des sirènes et des avertissements des systèmes d’urgence. Ses yeux observaient l’incendie, la coque qui cédait, l’espace qui allait envahir son vaisseau. Son héritage. Son temple.
La raison de sa peine.
Il voulait faire souffrir ce vaisseau tout entier, comme il avait fait souffrir les propriétaires.
Il détourna le regard, pour le plonger droit devant lui : par-delà la grande baie d’observation des officiers supérieurs. Il voyait le vide de l’espace. L’horreur du noir du secteur Calixis. Et tout au milieu, un soleil qu’il décida de regarder droit devant, quand bien même il savait que c’était se brûler la rétine d’une façon indicible et indolore.
Il serra fort la rambarde, fort à s’en faire mal aux phalanges. Il respirait difficilement, et pas qu’à cause de l’air en train de se raréfier. Sa peau brûlait, mais pas qu’à cause des flammes en train de dévorer la passerelle.
Et toujours, toujours ses oreilles sonnaient.
« Alerte. Alerte. Danger critique. Dépressurisation. Décrochage. Décrochage. Décrochage. Décrochage. Décrochage.
Alerte. Alerte. Danger critique. Dépressurisation. Décrochage. Décrochage. Décrochage. Décrochage. »
« INCENDIE. RETRAIT D’OXYGÈNE ENCLENCHÉ. PRENEZ IMMÉDIATEMENT UN RESPIRATEUR OU ACCEPTEZ LA PAIX DE L’EMPEREUR.
– *bzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzt*
INCENDIE. RETRAIT D’OXYGÈNE ENCLENCHÉ. PRENEZ IMMÉDIATEMENT UN RESPIRATEUR OU ACCEPTEZ LA PAIX DE L’EMPEREUR. »
« Je t’en supplie ! Ne fais pas ça ! »
En une milliseconde, il passa du brûlant au glacé. Le dos tout entier du capitaine se couvrit de chair de poule. Il se retourna à nouveau, il regardait son passé en train de se consumer. Il avait ouvert grand les bras, quand bien même son ébriété menaçait de le faire chuter.
Mais elle n’était pas là.
Et pourtant il l’entendait encore implorer. Implorer avec sa voix pleine de larme. Sa voix pleine de sanglots. Sa voix pleine de morve. Il l’entendait en boucle, encore, encore…
« POUR L’AMOUR DE L’EMPEREUR ! NON ! PAS ELLE ! PAS EEELLEEE ! »
Il avait voyagé jusqu’au bout de la galaxie. Quitté à jamais la lumière divine. Eut la réponse à des questions que les mortels ne devraient jamais poser. Il avait tenu entre ses mains le pouvoir suprême. Vu des dizaines de milliers d’hommes en uniforme se tenir au garde-à-vous devant lui. Mettre ses ennemis à genoux, les entendre quémander merci — et le leur refuser. Et leur faire payer au centuple les souffrances qu’ils avaient infligées à des innocents. Il avait gratté son âme, et corrompu sa chair. Il avait trahit tout ce qu’il avait été. Et serait jamais.
Et pourtant il l’entendait encore. Et il l’entendait éternellement.
« NE LUI FAITES PAS DE MAL ! NOOOOOON ! »
Il ouvrit les yeux. Le soleil noir était devenu énormissime. La baie d’observation était en train de se couvrir d’impacts et de fissures. La voix du servitor, maintenant, était devenu implorante, et même hésitante — comme si cet être lobotomisé lui-même avait retrouvé son âme pour implorer son maître de faire demi-tour.
Et à l’intérieur, alors que ses yeux brûlaient, et qu’il commençait à devenir aveugle, il voyait tout ce qu’il voulait voir.
Alors, il poussa à fond sur la manivelle qui commandait le moteur d’urgence. Et il tua ce qui restait de vie dans cet antique vaisseau, pour l’envoyer au fond du soleil.
Et alors que son corps tout entier se mettait à s’embraser, il hurla à s’en arracher les cordes vocales, un dernier cri pour pousser son corps dans ses derniers retranchements, et sacrifier ultimement sa vie en même temps qu’il avait sacrifié tout le reste.
Et Fiat Lux.
Prologue : Le tranchant des ténèbres.
Pensée du Jour :
L’espoir est le premier pas sur le chemin de la déception.
815.M41.
Quelque part dans les Marches de Markayn, secteur Calixis.
Le vaisseau voyageait dans le noir de l’espace. Cela faisait un moment qu’ils avaient quitté la petite planète de Fedrid, un monde-mortel particulièrement ignoble et dangereux dont les sujets de l’Empereur avaient l’interdiction de s’approcher sans une licence signée par les services du Sire-Secteur à Scintilla, ce que le capitaine possédait bien évidemment. Cette planète verdoyante était une jungle et un bourbier terribles, rempli de créatures toutes plus létales les unes que les autres — mais les nobles de Scintilla l’adoraient justement pour ça. Ils s’organisaient parfois des expéditions, débarquant dans des villages tribaux où vivaient quelques solides humains habitués à survivre dans cette nature hostile, pour aller faire de la chasse au vrai prédateur, ou bien pour trouver des bêtes à ramener dans les zoos des ruches de leur planète à eux. Un bon moyen de risquer leurs vies, et de gaspiller les importantes ressources de l’Imperium, simplement par plaisir de l’adrénaline. Les nobles étaient des gens incroyables.
Le-dit vaisseau s’appelait « l’Indomptable Ravel », c’était une très élégante frégate impériale, de classe Tempête de Feu pourrait même vous dire Kryptaestrex Mora, le « jeune » technographe du culte Mechanicus. Un navire d’escorte léger, une classe de vaisseau récente et connue seulement dans le Segmentum Obscurus dont ils faisaient partie — il n’y avait seulement 25000 membres d’équipages sur ce navire, et il n’était long que de 1,8 kilomètres, autant dire, pas le plus impressionnant vaisseau du monde par ses dimensions. Mais il était magnifique tout de même — flamboyant, couvert de dorures et de travées, une cathédrale spatiale scintillante, faite pour attirer l’œil. C’était un enfer de luxe tapageur, pour respecter la dignité de son illustre propriétaire : la libre-marchande Madame Hippolyte de Selleniz.
Étrange espèce que les libres-marchands. Des capitaines de vaisseaux possédant des Lettres de Marque, qui leur donnaient tous les droits pour voyager à travers les étoiles, cartographier les systèmes perdus, négocier et commercer avec des civilisations égarées — et même, paraissait-il, des populations Xenos. Personne d’autre qu’eux n’avait plus de libertés dans la totalité de l’Imperium, et tout dans le navire montrait leur richesse et leur prestance, même quand on était confié dans les quartiers des officiers subalternes et du personnel administratif : il y avait là, en plein milieu du vaisseau, des fontaines à eau en marbre blanc, des statues en or massif, des tableaux qui représentaient des estampes bizarrement assez simples et archaïques… Tout était bizarre. Surtout pour des personnes qui n’étaient pas du tout confrontés à une telle façon de vivre.
Et d’ailleurs, quatre personnes se tenaient debout au milieu d’un magnifique préau, grand comme une cour, bâti au centre de ce vaisseau. Quatre étranges silhouettes, assises sur un banc aux fauteuils de cuir, à regarder bêtement devant eux, sur l’immense mur en bois d’œuvre, une de ces estampes.
L’un d’entre eux ne ressemblait plus tellement à un homme. Il en avait encore les jambes et les bras, il en avait encore la moitié du visage, celle qui n’était pas recouverte d’un masque de fer, mais sous son épaisse robe rouge qui camouflait tout son corps, on ne pouvait qu’essayer de deviner avec suspicion ce qui était encore de la chair, et ce qui n’était plus que du métal.
« Kryptaestrex Mora. Il vient de la flotte locale des Explorateurs. Les Thuliens. Des gens extrêmement compétents. Et curieux.
– Trop curieux. Ils aiment mettre leurs yeux un peu partout…
– Il a beaucoup d’expérience ?
– Suffisamment. Il sait s’y faire en beaucoup de choses. Cryptographie. Technomaîtrise…
– ...Xénotechnologie.
– Un dilettante. Il n’a pas encore l’esprit corrompu, son magos me l’a assuré.
– C’est ce qu’ils disaient de Malygris.
– Vous aurez besoin d’un esprit comme le sien pour cette mission. Meritech a laissé de grandes séquelles. Et puis… Il manque de relations. Sacrifiable. »
Un autre était un étrange jeune homme, grand, fin, qui avait un visage très beau, mais aussi particulièrement dérangeant : il n’avait ni cheveux sur la tête, ni barbe sur les joues, ni même sourcils sur les yeux.
« Enkidu. Récemment assermenté. Il fait partie de la discipline des biomanciens. Ses pouvoirs commencent tout juste à se révéler.
– Malfien. Ces gens-là sont dégoûtants.
– Non, Malfien d’immigration ! Laissez quelqu’un survivre un an sur cette putain de planète, vous savez qu’il peut affronter le warp.
– Je ne sais pas… Je me sens mal à l’aise d’avoir un psyker dans mon équipe, moi-même n’étant pas douée de ces pouvoirs…
– Il va falloir apprendre, très chère. Il faut craindre le sorcier, oui, mais il faut également combattre le mal par le mal. Voyez également le bon côté des choses : il est suffisamment faible que s’il se révélait être un danger, vous pourriez le liquider vous-mêmes. »
Une femme avait le visage d’une vie qui avait trop vécu. Elle aussi était chauve, et pour aujourd’hui, elle ne portait pas la magnifique perruque blanche qu’aimaient porter ses sœurs. Son plastron carapace attirait les regards : il était rempli de fleurs-de-lys, et de litanies gravées en haut-gothique sur le revêtement de céramite. Pourtant, le cœur en-dessous avait été jugé défaillant et corruptible par ses sœurs. Et par leur faute et leur haine, c’était d’ailleurs devenu vrai.
« Magdalena Séphone. Sœur de bataille de l’Ordre du Calice d’Ébène. Chambre-militante de l’Ordo Hereticus. Elle est une vraie vétérane de guerre ! Le mal ne lui fait pas peur. Elle combattra ardemment à vos côtés.
– Ex-sœur. Les chiennes folles qui servent de rebuts aux Sororitas ne font jamais de bons agents. Soit elles sont tellement désespérées de revenir dans le troupeau qu’elles en deviennent suicidaires, soit elles sont tellement paumées qu’elles servent de nids à emmerdes.
– Quelle était la raison de son excommunication ?
– Confidentiel. Mais nous sommes l’Inquisition, nous savons tout : Elle a été accusée par ses sœurs de sorcellerie.
– Une semi-psyker en plus, bordel…
– Les Sororitas voient des mutations et de la sorcellerie partout. Mais elle est une arme que vous pourrez utiliser entre vos mains, Astrid. »
Enfin, le dernier était un étrange gaillard. Grand, plus grand que tous, et costaud comme un bœuf. Il se tenait tout droit sur son fauteuil, les mains sur les genoux, avec le dressage que lui avait imposé la Garde Impériale. Les trophées qu’il gardait sur lui mettaient mal à l’aise les officiers qui passaient par là, et ne pouvaient s’empêcher de le regarder.
« Theonus Wullis. 1er régiment de chasseurs de Phyrr. C’est un monde récemment incorporé dans l’Imperium, on peut remercier les missionnaires mendicantins. Violents, certes, encore semi-païens, indéniablement… Mais des serviteurs loyaux et zélés du Dieu-Empereur ? Au-delà de tout soupçon.
– Nous sommes l’Inquisition, nous devons toujours soupçonner. Déjà qu’on parle d’une bande de chiens-fous, il faudrait aussi rajouter le sanguinaire. Nous ne l’avons pas proprement interrogé. J’ai déjà eu affaire à des païens convertis ; qui sait si le Chaos ou le Xénos n’a pas laissé sa marque sur lui ?
– Quelle a été sa motivation à s’engager ?
– Servir l’Empereur, tout simplement. Il a servi dans une garde ecclésiarcale, les mendicantins n’en disent que du bien.
– Les mendicantins disent du bien de tout le monde. Ils verraient Abaddon qu’ils chercheraient un moyen de le convertir.
– Tout barbare qu’il est, il sera un agent à la mesure de votre mission. »
Les quatre se connaissaient à peine. Voilà quelques semaines qu’ils traînaient ensemble. Tous savaient pourquoi ils étaient là. Des intrus sur cet immense vaisseau-marchand. Il était un secret de polichinelle pour tout l’équipage qu’ils avaient une terrible obédience. Personne ne leur parlait, mais tout le monde les regardait en chiens de faïences.
Ils étaient des acolytes de la Très Sainte Inquisition. Les serviteurs d’une femme qui avait le pouvoir de vie et de mort sur tous les sujets de l’Imperium, et tous ses mondes, et tous ses secteurs. La crainte qu’ils inspirassent n’égalait que la crainte qu’eux-mêmes purent ressentir envers leur mission.
« Ils sont loin d’être idéaux… Mais ils serviront.
– Parce que vous les ferez servir.
– Vous partez pour le secteur Neustralien dès que possible.
– La libre-marchande a affaires sur ces planètes, ce sera une bonne couverture.
– C’est votre première mission en solitaire, Skane. Mais tout le Conclave vous fait confiance. Toute la Cabale d’ailleurs.
– …Surtout parce qu’on ne nous a pas laissé le choix.
– Je ne décevrai pas, messeigneurs. »
Et maintenant, les quatre se tenaient sur ce putain de banc depuis… Vingt minutes, avant. Normalement, dans ce préau, il y avait toujours du bruit, des discussions d’officiers en pause, du brouhaha, des rires, des plaisanteries, des potins.
Mais là, il n’y avait qu’un énorme silence, dont ils étaient la raison. On leur avait demandé d’attendre là, parce que leur maîtresse devait voir la capitaine du vaisseau. Alors on les avait fait attendre bêtement, assis.
Pourtant, quelqu’un osa braver le malaise. C’était, à en juger par l’uniforme, une simple sous-officière — une quartier-maître quelconque. Très jeune, petite, elle ne devait pas avoir plus de dix-huit années terrestres. Un œil cybernétique avait remplacé celui gauche, et elle avait le teint pâle et la lueur dans le regard encore valide des nés hors-monde. Probablement la fille d’un couple d’officiers, qui travaillait déjà auprès de ses parents. Avec un petit sourire poli, elle s’arrêta devant eux, et, les mains dans le dos, leur parla avec une petite voix incertaine :
« Ces messieurs-dames désirent-ils quelques rafraîchissements ? Le capitaine en a encore pour un moment. »
Cela allait être un de ces moments chiants à passer, où ils devaient faire mine de s’entendre, voire, chose incroyable, de faire connaissance.