En l’espèce, les progrès de l’élève de Vladek étaient rapides, et le maître avait des raisons sérieuses d’espérer de grandes choses de son apprenti, si sa progression se poursuivait à ce rythme. Sans doute le lieu, fortement imprégné de magie, jouait-il un facteur important dans l’apprentissage. Les vents de magie soufflaient toujours bizarrement sur l’unique chaîne de montagnes de l’île-continent. Cela pouvait avoir des conséquences étranges sur les utilisateurs de la magie. Bonnes ou mauvaises, ça dépendait des fois, mais toujours imprévisibles. Parfois, tout lancer de sort était rendu impossible, d’autres fois, les risques étaient démultipliés. Dans d’autres cas encore, au contraire, lancer des sorts horriblement difficiles pouvait devenir enfantin. Cette atmosphère était de toute façon particulièrement singulière pour apprendre, débuter dans les arts magiques.
La seconde nuit fut aussi calme que la précédente. Et les deux mages purent donc continuer sur leur lancée. Ils allaient rapidement, et jusqu’à présent, nul n’avait osé se mettre en travers de leur chemin. Sans doute le nuage magique et la puissance noire qui se dégageait des deux elfes, et surtout de Vladek, dissuadaient-elles les intrus d’oser les affronter. Le duo avait conscience qu’au coucher du soleil, ils arriveraient en vue de leur destination : les pentes boisées qui ouvraient sur la province de Nagarythe, joyau de l’île d’Ulthuan. Comme à son habitude, en chemin, Gildéon distilla la suite de son histoire au gré de son endurance, bribe par bribe.
-Reprenons et terminons maintenant mon récit, si tu le veux bien, maître.
Ma faible et idiote de mère avait donc fini par céder à ses remords par amour, et était sur le point de me laisser à mon pitoyable père et à la paysanne. Quitte à devoir se sacrifier, elle voulait au moins essayer de se racheter. Pour le salut de sa propre âme, pour soulager sa conscience, pour le bonheur de son enfant et de l’homme qu’elle aimait. Elle était persuadée que ce serait le mieux pour moi, grandir dans une famille de bouseux heureux, en croyant qu’une misérable fermière était ma mère. Quelle stupidité ! A part mon imbécile de père, qui préférerait une paysanne moyenne à l’une des nobles les plus belles, les plus riches et les plus puissantes d’Ulthuan ?
Heureusement, ni Lobétion, ni Nalalith n’avaient prévu ce qui se passa ensuite. Car le culte interdit était au courant des nouveaux projets de la princesse. Ils n’étaient pas stupides, et surveillaient déjà depuis longtemps leur nouvelle « marraine », qu’ils soupçonnaient à raison d’être peu fiable. Aussi, dès qu’elle eut résolu de les trahir, les cultistes qui étaient menacés, ceux qu’elle connaissait, prirent leurs dispositions. Ils l’avaient suivi jusqu’à son manoir personnel, discrètement. Puis ils avaient attendu qu’elle entre dans les lieux et avaient agi. L’endroit était évidemment sous bonne garde, mais ils n’avaient pas le choix. S’ils ne faisaient rien, Nalalith révélerait tout à la face du monde : sa propre ignominie ainsi que l’identité des chefs cultistes qu’elle connaissait. Ils seraient alors arrêtés, la dénonciatrice comme eux, puis jugés, peut-être même torturés pour qu’ils révèlent d’autres noms, et finalement exécutés. Ils n’avaient donc rien à perdre à tenter un coup de force hasardeux et risqué. Ils avaient été pris totalement de vitesse par le revirement soudain de comportement de leur « marraine », et maintenant, ils n’avaient plus le choix. En projetant de les trahir, elle les avait mis dos au mur. Acculés, ils n’avaient plus d’autre option que de la faire taire à n’importe quel prix.
C’était l’année qui avait précédé le retour de celui qui n’était à l’époque que le Prince Malékith en Ulthuan (-2775 du calendrier impérial). Les cultes du plaisir étaient florissants sur l’île, à leur apogée même. Mais ils étaient tabous et ne devaient leur survie qu’au secret. D’ailleurs, l’année suivante (-2774), le Roi-Sorcier en personne dénonçait publiquement ces cultes et sa propre mère comme traîtres à la race elfique. Bien évidemment, à ce moment déjà, juste avant le retour de notre actuel Roi sur nos terres, les cultistes connaissaient toute l’importance de leur clandestinité et le châtiment qui leur serait réservé s’ils étaient pris. C’est pourquoi ils étaient prêts à prendre tous ces risques.
S’ils avaient attendu qu’elle –tenant Gildéon dans ses bras- et Lobétion soient entrés pour attaquer, c’était parce qu’ils savaient qu’une fois arrivée dans les cachots, ils ne les entendraient pas attaquer, et que s’ils parvenaient à prendre le dessus sur les gardes, ils seraient alors coincés, sans possibilité de fuir. Or, si un seul d’entre eux parvenait à s’enfuir, c’en était fini d’eux : il révélerait tout.
Dans les cachots, en effet, nul ne se doutait de rien. Honteuse, reconnaissant enfin l’évidence, à savoir que Lobétion ne l’aimerait jamais comme la fermière, Nalalith avait ouvert la porte, et permis pour la première fois au couple de se retrouver, tandis qu’elle restée hébétée sur le seuil de la porte, son nouveau-né dans les bras, témoin encore jalouse, mais résignée, du véritable amour réciproque qu’elle ne connaîtrait hélas pour elle jamais. Les retrouvailles ne durèrent cependant guère, car rapidement les quelques cultistes survivants qui avaient réussi à tuer les gardes et à pénétrer le château arrivèrent dans les cachots et se saisirent de la princesse, de Lobétion, de la paysanne et des enfants, puis les amenèrent dans la grande salle où une sorte d’autel pervers improvisé avait été dressé. Devant leurs parents suppliants et impuissants, les bébés furent amenés au chef du culte, qui entreprit de les marquer de marques mystiques indélébiles, des tatouages que même la magie ne pourrait cacher ou enlever. Ainsi, il attirerait l’attention de ses dieux sur les offrandes qu’il s’apprêtait à faire.
Gildéon montra ses tatouages du doigt : sur le front et sur le dos de la main. Tel était le secret de leur origine, apparement.
-Il était devenu évident que les cultistes venaient s’en prendre à tous, et n’auraient de pitié pour personne, pas même les bébés. Pire, il était certain qu’ils les sacrifieraient à leur dieu si rien n’était fait. Le hasard voulu qu’une patrouille passe non loin, et ne décide, en apercevant les corps jonchant les alentours du manoir, d’entrer, interrompant brutalement la cérémonie. L’affrontement qui s’ensuivit fut très bref, mais d’une violence inouïe. Lobétion, sa véritable femme et leur enfant y trouvèrent la mort. Le chef du culte s’était en effet empressé de sacrifier à la hâte à ses dieux le nourrisson, juste avant qu’il ne fût abattu par une volée de flèches dans la poitrine au moment où il allait faire son second sacrifice. Je survécus donc, ainsi que ma mère, bien que celle-ci fût défigurée à vie, un coup d’épée lui ayant arraché la moitié du visage et percé l’œil gauche au passage.
Lorsqu’elle se réveilla chez son père à Tor Yvresse, elle ne put que constater les dégâts. Son plan ne pouvait plus être mis en place la famille de son amour étant mort, ainsi que les cultistes, et nul autre qu’elle n’était au courant maintenant de son lourd secret. Elle aurait très bien pu se taire et nul n’aurait jamais eu vent de ce qu’elle avait fait, la prenant seulement pour une pauvre victime ainsi que son fils, malheureusement lui aussi marqué à vie par des « horribles tatouages maléfiques ». Dans un premier temps, c’est ce qu’elle se contenta de faire. Elle m’éleva seule, à Tor Yvresse, aux côtés de mes grands-parents princiers. Elle tenta de me donner tout son amour, toute sa tendresse, toutes les valeurs traditionnelles, la morale auquel elle s’était finalement rattachée, et qui étaient autant de barrières sur le chemin de la puissance.
Mais sa faiblesse la consumait de l’intérieur, je l’avais toujours su, toujours senti. Je n’étais pas comme elle. Ni physiquement, ni mentalement, je n’avais aucun point commun avec elle. Ces tatouages qu’elle disait tant regretter, qui me marginalisaient, m’ostracisaient de la société, me condamnaient à un rang de paria, m’avaient rendu plus fort que jamais en me permettant de me confronter directement aux peurs de la société qui me rejetait parce que je les incarnais et que cela leur était insupportable. J’en retirais une grande fierté, et évidemment, dès que j’en ai eu l’âge, je me suis mis à faire des recherches sur eux, pour découvrir leur signification. L’aboutissement de ces recherches a à peu près coïncidé avec la découverte de mon potentiel magique. Tout était intimement lié, j’en étais certain.
Mais c’était aussi l’époque du début des évènements actuels. Je n’étais encore qu’un gamin à l’époque, lorsque mon grand-oncle Bel-Shanaar est mort, et que l’incident du temple d’Asuryan a éclaté. Ma mère était terriblement inquiète de la mort de son oncle. Effondrée, je me souviens qu’elle disait sur son oncle : « Ils ont osé. Ils ont osé l’assassiner. Si même le Roi Phénix n’est plus en sécurité en Ulthuan, qui peut l’être ? ». Elle ne croyait pas en la thèse du suicide. Puis, avec le couronnement d’Imrik de Caledor -le petit fils du célèbre mage ami d’AEnarion, mais qui n’était qu’un médiocre qui n’avait pas hérité de ses talents magiques- en tant que Caledor Ier, ce furent les troubles, partout. Mon grand-père, gouverneur de Tor Yvresse, nous a interdit de quitter la ville, et mon apprentissage de la magie a été remis à plus tard. Il était hors de question que je quitte le palais pour aller en Saphery. Et la suite leur donna plutôt raison, car quelques années plus tard à peine, la guerre éclatait en Saphery.
Mais tout n’était pas fini. Car, un beau jour, il y a quelques semaines à peine, Nalalith est venue me trouver dans ma chambre au coucher du soleil. Là, elle m’a tout raconté, toute cette histoire, mon histoire. Elle estimait que j’étais assez grand et qu’il était tant que je sache ce qu’elle m’avait toujours caché jusqu’à présent. Ca a été une révélation pour moi, une libération. Enfin j’étais libre de me laisser aller à mes pulsions sans me sentir coupable, enfin je comprenais d’où me venait cette haine viscérale que j’avais toujours eue au fond de moi envers elle sans me l’expliquer.
Encore une fois, cette idiote de mère et son stupide amour me donnaient les armes dont j’avais besoin pour la mettre au supplice. La faire souffrir comme elle le méritait, lui faire payer sa faiblesse, cher, très cher. Peut-être si était-elle attendue, mais je crois qu’elle n’a jamais voulu voir que mon cœur était noir jusqu’au plus profond de moi, elle pensait que comme tous les enfants, je devais naturellement avoir de l’amour pour elle. Sa faiblesse l’aveuglait, et j’ai pris plaisir à la briser ainsi que sa famille prétentieuse.
En jouant sur ses sentiments, je l’ai faite culpabiliser, je l’ai reniée, je l’ai dénoncé, j’ai étalé toute ma haine d’elle aux yeux de tous, et j’ai révélé sa trahison à tous. Le peuple a bien sûr été horrifié, d’autant que ma fière mère était restée droite devant le tribunal public dirigé son père, et avait tout avoué, sans rien cacher, allant même jusqu’à rédiger et signer les aveux écrits qu’elle avait prononcé publiquement sous serment.
Evidemment, elle fut condamnée à mort par son propre père, qui la renia tout comme je l’avais fait. Sa mère, en larmes, ne lui pardonna pas avant son exécution. Ses frères et sœurs, horrifiés, la rejetèrent. Seule, haïe de tous, elle mourrait dans le déshonneur et l’opprobre, et son corps fut jeté à la fosse commune, avec les criminels, les cultistes et les partisans de Malékith. Mieux encore, il était délectable de regarder l’effet dévastateur qu’eut la nouvelle : sa famille fut déchue, tombée en disgrâce. Un nouveau gouverneur fut élu parmi les princes fidèles à Caledor, et les déclara indésirables en Yvresse, confisquant tous leurs biens pour haute-trahison.
C’était un véritable délice pour moi, de voir tout le chaos, tout le mal qu’avait pu faire sans le vouloir une seule personne, à cause de sa faiblesse. Quant à moi, j’avais anticipé tout cela. J’ai pris le nécessaire pour fuir en direction de Nagarythe, où je savais pouvoir trouver enfin ma juste place, auprès d’un maître sorcier qui m’enseignerait les voies du véritable pouvoir, celui qui n’accepte pas les limites étriquées connues sous le nom de « morale », de « bien et de mal » et d’autres stupidités de ce genre qui ne sont que des écrans de fumée pour dissimuler la faiblesse. Je savais aussi que le Roi-Sorcier ne refuserait pas à sa cour quelqu’un d’aussi noble et riche que moi.
Et c’est là, sur le chemin de mon destin, que je t’ai trouvé, mon maître. Toi aussi, marqué dans ta chair par Hekarti à travers ces tatouages, toi aussi élu de la déesse grâce à tes dons innés, toi aussi, tu as offert ta famille en offrande aux dieux sombres et tu t’es délecté de ce sacrifice.
Puis, enfin, l’apprenti sorcier se tut. Il avait terminé de raconter son histoire, et une chose était certaine : il n’avait pas menti en disant que celle-ci était fort longue en dépit de sa jeunesse.
La fin de la journée approchait, la luminosité était très faible, et il ne restait plus à monter aux deux voyageurs que les deux cent derniers mètres de l’ultime col à franchir pour sortir des Monts Annulii. Ils se trouvaient encore dans les mystérieux nuages qui enveloppaient perpétuellement la chaîne montagneuse circulaire. Finalement, la traversée de cet endroit, d’habitude réputée si périlleuse, s’était révélée facile et plutôt rapide. Confiants, les deux elfes gravissaient avec assurance ce qui serait la dernière montée avant la descente sur le versant Nord-Ouest et ses sombres forêts.
Pas mécontents d’arriver à la fin de leur périple, qui, s’il n’avait avait pas été très dangereux, avait été dur physiquement et éprouvant mentalement, du fait de n’avoir pas vu le soleil en trois jours, et d’avoir toujours été dans l’atmosphère humide et brumeuse, presque oppressante du nuage.Test d’INT de Vladek (+1 pour acuité visuelle) : 13. Raté.
Test d’INT de Gildéon (pareil) : 2. Réussite.
En arrivant au sommet du col, la brume se faisait moins présente, la visibilité s’allongeait, surtout lorsqu’on regardait en direction de Nagarythe. On pouvait distinguer des formes jusqu’à une cinquantaine de mètres si on faisait vraiment attention, même si elles demeuraient très floues.
Sans l’avertissement de Gildéon, Vladek n’aurait pas tout de suite remarqué le danger qui les guettait, juste au dessus du col, à cinquante mètres en amont d’eux, tapie sur les flancs de la montagne à leur droite (au Nord Est).
-Attention, maître, là-bas !
Cria le jeune apprenti en poitant du doigt une forme blanche à la limite de leur champ de vision, que Vladek avait d’abord prise pour un névé. En y concentrant son attention plus longuement, il remarqua cependant son erreur. Il s’agissait non pas d’une flaque de neige résiduelle, mais bien d’une bête vivante, qui se rapprochait lentement mais sûrement d’eux, discrètement à la manière des félins. L’animal était très grand, il devait mesurer un bon mètre cinquante des pattes à la tête, au bas mot, et Vladek reconnut tout de suite de quoi il pouvait s’agir, même s’il n’en avait jusqu’alors jamais vu. Un lion blanc de Chrace !
Mais que faisait la bête ici, dans les monts Annulii, et seule, alors que ces redoutables félins chassaient et vivaient habituellement en groupe ? A la limite, peu importait l’origine de la bête, où comment elle s’était retrouvée là, seule : ces montagnes magiques pouvaient receler toutes sortes de créature, dont certaines défiaient l’imagination et les limites du possible. A côté de cela, il paraissait presque normal qu’un lion blanc solitaire ait pu faire la distance pas si énorme (entre 200 et 300 miles tout au plus) qui les séparait de Chrace. Mais la seule chose qui comptait, c’était que la bête était généralement décrite comme extrêmement dangereuse, presque autant qu’un ours.
Celle-ci, en revanche, faisait pâle pelage par rapport aux descriptions habituelles. Couverte de cicatrices diverses, dont certaines à peine refermées, maigre et boiteuse, le vieux lion ressemblait d’avantage à une carne affamée qu’à un fier animal en pleine possession de ses moyens. Toutefois, bien que très affaibli, il n’en restait pas moins un adversaire redoutable, dont bien peu de guerriers auraient pu triompher en combat singulier. Et il semblait déterminer à mettre la griffe sur les deux elfes pour s’en faire un repas. Il serait à priori difficile de semer la bête. Le début de la forêt était proche en contrebas, ils le savaient, et en grimpant à un arbre, ils se mettraient peut-être hors de sa portée, mais ils n’avaient jamais le temps de parcourir plusieurs centaines de mètres en direction de Nagarythe avant d’être rattrapés, car, même boiteux, un lion blanc de Chrace restait de très loin plus rapide qu’un elfe à pied.
Par chance, l’animal se trouvait encore loin, à une cinquantaine de mètres, et pour l’instant, ne fonçait pas sur ses proies, croyant sans doute ne pas être encore repéré. Il fallait agir, vite et bien, avant qu’il ne soit trop tard. Si l’animal arrivait au corps à corps intact, c’en serait alors probablement fini d’eux.