Du coin de l'oeil, j'avais noté que les choses s'accéléraient et que la mort venait prélever son dû. Le balafré venait de défaire un de ces monstres, alors que son comparse incantait de derrière son masque grimaçant. Mes yeux s'arrondirent, une méfiance malveillante s'allumant au fond de mes prunelles. Mes doutes se virent confortés alors qu'une écharde glacée, à même de clouer au sol n'importe quel adversaire, s'échappait de ses mains pour dévorer de son gel ténébreux la cible du sorcier.
"Magie noire" souffla une voix apeurée au fond de mon esprit.
Et cette frayeur infâme, ignoble, au goût amer de fiel, se fit le combustible du dégoût haineux que j'éprouvais envers moi-même. La peur n'était que l'apanage des faibles, pas d'un être tel que moi ! Je n'avais rien en commun avec ceux qui peuplaient les contrées s'étendant au-delà de Nagarythe. Ceux-là ramperaient aux pieds de mon peuple, dans un avenir pas si lointain... Il fallait juste éveiller les consciences, ramener en pleine lumière les vieilles rancoeurs, songeai-je en enfonçant mon arme dans le dos musculeux et luisant de ma victime, observant fasciné l'acier rompre cette chair à la rubescence trop harmonieuse.
Un rugissement satisfait me tira de ce spectacle alors qu'une créature faisait voler en éclat le faciès figé du sorcier d'un revers de sa lame maudite. L'elfe partit à la renverse et s'écroula au sol, son visage tatoué révélé à ma vision et taché de son sang. A ses côtés, son acolyte ferraillait désespérément pour affronter la paire d'adversaires qui le tenaillait.
Il se passa alors un phénomène que je ne m'expliquais pas. Les monstres blessés semblèrent se distordre un instant et me donnèrent l'impression de ne plus être tout à fait en phase avec la réalité ; avec les couleurs et les formes du monde. Et dans un dernier soubresaut, ils disparurent.
Je fis un pas en arrière, craignant cette manifestation surnaturelle et ressentant ce vide soudain comme une nouvelle menace. Pourtant, ils ne ressurgirent pas, perdus dans quelque limbe inconnue. Peut-être qu'ils n'étaient que des êtres de magie, pensais-je, et que les blessures qu'ils avaient reçues leur était d'une toute autre gravité que ce qu'elles avaient pu me sembler de prime abord.
"Ma vie... pour... Nagarythe..."
Le murmure moribond attira mon attention. Je baissais les yeux non pas sur un blessé, mais bien sur un mourant. Une entaille indiscernable au milieu de traits peinturlurés de rouge distordait le visage du manipulateur de l'Aethyr. Tout ce que je savais de ces individus, je le tenais de la connaissance générale dont dispose tout enfant d'Asuryan à propos de ce qu'on enseigne dans les couloirs nacrés de la Tour Blanche. Pour autant, il ne fallait pas être devin pour deviner que celui-là n'avait plus que quelques instants à vivre.
D'ordinaire, cela ne m'aurait guère frappé plus d'une fraction de seconde. Mais là, mes yeux s'étaient arrêtés sur lui et n'en bougeaient plus ; ou, plus précisément, s'étaient arrêtés sur la singulière fiole qu'il avait eu le temps de tirer de ses amples vêtements et qu'il enserrait désormais avec la fermeté de l'inconscience. Geste qui s'était voulu salvateur ? Peut-être bien.
J'eus une grimace où se mariaient si étroitement la colère et la résignation qu'il en devenait délicat de dire quelle émotion prenait le pas sur l'autre. Cet elfe était non seulement un partisan de Malékith, comme il l'avait clamé, mais encore un de mes semblables. Un de mes frères, les seuls que je reconnusse sur cette île infestée de vermine : un fils de Nagarythe. En lui brillait une parcelle de notre gloire à tous et si je pouvais lui permettre de voir un autre jour se lever...
En ces temps troublés, où le mensonge et la duplicité se cachaient dans l'ombre de chaque habitant de l'archipel d'Ulthuan, tout allié un tant soit peu digne d'estime était bon à préserver.
Crachant au sol par dépit, je me précipitais vers le gisant pour, après avoir lâché mes armes à côté de son corps, m'emparer de la mystérieuse potion captive de l'étau de ses doigts pâles. Je la débouchonnai avec les dents puis fis glisser le mince goulot entre ses lèvres. L'ardeur du combat bouillonnait toujours dans chacune de mes fibres et j'avais du mal à attendre que le liquide descende au fond de sa gorge. Relevant la tête, je remarquais que le troisième guerrier venait d'encorder un arc de belle facture et visait dans notre direction, sans que je puisse toutefois identifier qui était sa cible. Une expression tendue passa sur mes traits.