Benn'hitto Mûs'holînnii, prêtre d'Addaioth à Tor Anlec.
Les elfes sont des créatures sophistiquées, mais sophistiqué n’est pas intrinsèquement une qualité. L’elfe a des émotions et des sensations qui l’emplissent et s’enchainent de manière alambiquée, se tissant dans son esprit de façon sophistiquée.
Les elfes de Naggarythe, au retour de leurs guerres, avaient découvert des émotions et des sentiments plus grisants qu’aucun autre. Le frisson du combat, la jouissance de la guerre, de la souffrance subie et infligée. Depuis que la paix s’était abattue sur Ulthuan, les guerriers de Naggarythe s’étaient laissés aller, développant leur propre culture sur la recherche de ces sentiments. Tor Anlec, était un épicentre de la décadence et de la corruption. Ces êtres nobles et gracieux, se complaisaient dans la brutalité la plus exquise et la plus sophistiquée, et entre autres rites décadents et impudents, les jeux les plus violents satisfaisaient les désirs égoïstes et immédiats des elfes.
Dans les plus hautes sphères de la plus glorieuse cité d’Ulthuan, les nobles se complaisaient dans la noirceur ambrée de leurs orgies, et pour satisfaire leur soif de sang en même temps que leur soif d’esthétisme, ils aménageaient des arènes où devaient se battre cockatrices, chimères et griffons prélevés directement dans les Annulii pour le seul plaisir égoïste de ces nobles.
Mais au bas de ces sphères, dans l’ombre des magnifiques tours de la cité, le bas peuple elfique n’était pas en reste. Là, dans l’éclairage sourd d’une taverne réservée aux soudards, à la soldatesque et aux roturiers, les humbles faisaient ce qu’ils pouvaient pour retrouver ces mêmes sensations qu’ils adoraient. Ce plaisir esthétique et luxurieux de voir la chair se déchirer et la violence se déchainer pour répondre à leurs seuls désirs. Incapables de se fournir de meilleures bêtes, les elfes en uniformes mauve dépenaillés, se pressaient et s’agitaient près d’un enclos où l’on relâchait ni plus ni moins que des coqs elfiques.
Les volatiles étaient magnifiques, comme tout ce qui se fait en Ulthuan. Leur plumage chamarré présentait des teintes bien plus élégantes et plus raffinées que celles des gallinacés d’autres continents. Beaucoup étaient d’un blanc nitescent où des reflets turquoises et bleutés dansaient entre les minces fibres de leurs plumes. Leurs crêtes, tantôt d’un pourpre sanglant, parfois d’un mauve aristocratique ornaient des crânes fiers, des becs nobles éclatants.
Deux volatiles étaient amenés par leurs propriétaires respectifs dans l’enclos, sous le regard avide et presque religieux des elfes. À peine laissait on les deux oiseaux libres de leurs mouvements que leur hostilité réciproque se manifestait. Les deux mâles de bomber le torse et gonfler leurs plumages, de marcher lentement avec une tenue et une noblesse admirable. Les elfes se taisaient à ce moment. Des humains, dans la même situation auraient été occupés à remuer et crier en tout sens. Des humains se seraient assemblés en cercle et brandiraient leurs bras pour crier des paris, feraient passer de l’argent de main en main pour s’enrichir sur la boucherie de ces bêtes et donner un sens rentable à cet événement. Il n’en était rien pour les elfes. Ceux qui avaient voulu faire des paris les avaient fait discrètement avant le combat, pour augmenter le frisson du spectacle avec cette incertitude de la perte ou du gain, mais les elfes n’étaient pas là pour perturber ce combat avec une agitation inutile. Ils avaient beau n’être que des roturiers, ils étaient là pour admirer une œuvre d’art exquise et sophistiquée.
Le combat commence.
Les deux coqs s’élancent, leurs ailes entrainées les propulsant farouchement dans leurs assauts. Ils s’envolent l’un sur l’autre, le corps à corps prenant son essor, les coups de griffe échangés à plusieurs mètres du sol. Les elfes laissent échapper quelques exclamations d’admiration. Certains se chuchotent à l’oreille quelques remarques. D’autres intiment leurs comparses au silence. Les deux belligérants reprennent alors pied sur le sol de l’arène, se tournent autour avec plus d’hésitation, mais très vide, à la grande satisfaction des elfes, l’un des deux coqs prend l’initiative et charge son adversaire, lui vole dessus, et en un éclair furieux fait jaillir du sang du poitrail de l’autre coq qui se met à tituber en sens inverse. Les elfes sont extatiques. Quelques uns murmurent même des encouragements à l’animal. D’autres s’esclaffent de joie à la vue de la trainée de sang qui macule présentement l’arène.
Le combat continue.
Thalysandre, se détourna à ce moment là. Ses yeux étaient magnétisés par le combat, mais un autre désir brûlant l’attirait ailleurs. Cela faisait plusieurs minutes qu’il avait délaissé sa bouteille, et la tentation de reprendre un bon verre de vin était plus forte que son envie d’admirer ce combat. De toute manière, pour une fois, il n’avait pas parié, et ni l’un ni l’autre des combattants n’était à lui. Il ne vit pas les deux oiseaux se jeter l’un sur l’autre une ultime fois, l’un dans un caquètement jubilatoire, l’autre avec un couinement de haine, pour finalement s’effondrer tous deux en même temps, leur plumage laiteux maintenant maculés d’hémoglobine, leurs corps tremblants encore d’une respirations pénible tandis qu’ils se vidaient du peu de sang qu’il leur restait.
Thalysandre retourna à table avec ses camarades de régiment. Il surveillait sa démarche, autant pour ne pas trop tituber que pour éviter de trébucher sur les débris épars laissés au sol par les clients. Des elfes relâchés et focalisés sur leurs plaisirs triviaux faisaient les êtres les plus négligents du monde, alors Thalysandre manqua de trébucher sur une bouteille qui roulait au sol, puis eut la désagréable sensation de sa semelle qui collait sur une flaque séchée d’Asuryan savait quoi, puis il esquiva un elfe étendu là, évanoui ou endormi pour ce qu’il savait et dans le même mouvement se cogna le genou contre le pied d’un tabouret qu’on avait renversé au beau milieu du passage. Il recula, marcha sur l’elfe assoupi qui grogna, grogna plus fort en réponse, puis se dirigea en se tenant le genou vers la table où ses camarades l’attendaient. Yhdromel, dit la guigne, avait éclaté de rire. L’elfe chauve frappait sa paume sur la table en s’esclaffant. C’était un spectacle presque inquiétant, lui qui était un elfe parmi les plus massifs qu’on sache faire, et des plus grand, ricanant comme une hyène. Cette méchanceté était motivée cependant, car son crâne rasé, « pour éviter encore plus d’emmerdes » comme lui même le disait, révélait une tête tartinée de bleus et de cicatrices. La guigne était le grand sac de frappe du groupe, celui qui s’en prenait toujours plein la figure, et qu’on soupçonnait d’avoir attiré sur lui la malédiction de Loec tant sa poisse était terrifiante. On l’appelait aussi « estafilade » parce que son corps était si couvert de cicatrices qu’elles occultaient tout le reste. Là, enivré et peut-être trop décontracté pour son habitude, il n’avait pu s’empêcher d’échapper un rire sadique en voyant Thalysandre grimacer de douleur avec son genou meurtri.
-Oui. »
Yhdromel reprit une rasade de vin. Fin de la discussion. Son visage dur se resserra derechef.
« Laissez m’en ! » s’écria Thalysandre en se tirant une chaise.
« Vous allez finir par vous tuer à force. »
Cette dernière remarque venait de Bihlevesey, un elfe nettement plus droit que ses compagnons qui se tenait en bout de table. Ses yeux légèrement relevés semblaient en permanence emplis de lassitude. Son visage était finement proportionné, sans imagination ni beauté ni laideur. Presque carré pour un elfe, avec une teinte bien trop unie de peau comme de cheveux. De la bande, il était celui qui avait le moins bu, et qui avait aussi la moins bonne humeur.
- Qu’est-ce que tu racontes ? Premièrement, le tabouret avait rien à foutre là, et je me le serai mangé dans tous les cas, et ensuite, je suis parfaitement capable de tout faire avec un peu de vin dans le sang. Je dirais même plus, c’est un handicap loyal ! Sans ça je serai beaucoup trop bon !
- C’est ça. En attendant faut toujours que ça soit moi qui me dévoue pour vous surveiller dans ces moments là. D’ici que tu trouves moyen de te faire égorger.
- Mais y a pas de danger je te dis ! Personne ici... » Thalysandre posa un pied sur sa chaise et, debout, cria en levant son verre : « je répète : personne ici ne serait capable de me toucher avec une lame si je le veux pas ! J’ai dit.
- Mais quel idiot. »
Les elfes alentours levèrent des sourcils. La provocation était intéressante, mais on venait de lâcher deux nouveaux coqs dans l’arène et cela obnubilait trop leur attention pour qu’ils s’essaient à ce type de sport.
Bihlevesey roula des yeux et, décidant qu’après tout il l’avait mérité, se servit un verre. Dans le groupe, on le surnommait « la mirador » pas tant pour ses capacités d’observation que pour sa manie de toujours se tenir droit et surveiller les alentours et ses amis. Une tâche qu’il effectuait naturellement par pure empathie, mais qu’il n’appréciait pas particulièrement. Il ne pouvait juste pas s’en empêcher.
Thalysandre posa enfin son derrière sur la chaise et se saisit de la bouteille, alors qu’il jaugeait le liquide rouge qui restait dans le fond, on lui adressa une question.
« Alors, ce combat de coq ?
- Je suis pas resté pour voir la fin. » rétorqua-t-il à Fallaypah. L’elfe à moitié avachi sur sa chaise engloutissait les restes d’un repas et ne mâchait pas ses mots qui passaient entre deux bruits de mastication.
- Hein ? Mais c’est con ! C’est pas toi qui est obsédé par ces trucs normalement ?
- Ça me concernait pas. Lakh’Oriour n’est pas là. Il a pas fini son régime.
- Bwah ha ! Son régime ! Laisse moi rire.
- C’est très sérieux. Le bestiau doit pas manger n’importe quoi.
- J’espère que tu le nourris avec de la viande de coqs alors, qu’il prenne goût au sang de ses semblables. Moi c’est ce que je ferais. »
L’elfe vorace mordait dans ses aliments en disant cela, révélant de magnifiques dents acérées. Fallaypah, avec son allure de rustre, sa coupe singulière avec les cheveux rasés d’un côté, et son teint rincé par le sel savait faire preuve d’une sauvagerie singulière. Descendant de marins, c’était un elfe d’une férocité qui se mêlait à un sens de l’humour noir comme sang séché. Dans le groupe, son surnom alternait entre « le requin » et « la pas mouchée », une expression alambiquée en référence à sa manie de prendre froid mêlée à son habitude de toujours ignorer toutes les normes sociales. L’elfe se montrait taciturne d’ordinaire, mais pas avec plusieurs verres de vin dans le nez, jamais.
- On voit que t’y connais rien ! » Thalysandre de reprendre. « Si tu donnes de la viande tel quel à un coq il va tomber malade. Faut lui donner des insectes, pour avoir un équivalent qui reste comestible pour lui.
- Peuh ! je suis sûr que personne n’a essayé de les forcer à se cannibaliser. »
Un soupir hautain vint du milieu de la tablée.
« Moi je suis sûr que si, quelqu’un a forcément dû essayer. Et ça me répugne. »
Heynkel ponctua cette phrase par un reniflement de dégoût. Son regard mauve brillant était plongé dans le vide, pensif, déprimé. Il était celui du groupe à qui l’alcool faisait cet effet. Heynkel fit rouler son regard sur ses comparses.
« T’as vraiment que ça à faire de faire se battre des foutues volailles ? Qu’est-ce que t’y gagnes toi ? »
Thalysandre eut malgré lui un frisson. Heynkel était un elfe assez unique en son genre physiquement, car il était pourvu de traits qui pourraient être assimilés à de la laideur pure et simple. Pas un simple étalement de négligence et de décadence comme l’était Thalysandre et sa sale tête sale au sens propre. Non. Heynkel avait hérité de naissance d’une figure moins gracieuse que celle de l’elfe moyen. Ses traits chez des humains auraient semblé normaux, voire plutôt beaux, mais chez les elfes il avait écopé du surnom de « laideron » pour son nez un peu trop gros et ses traits épais. Au sein du groupe cela dit, ce surnom était devenu affectueux presque autant qu’il était cruel, c’était « le laideron », le leur. Mais si Heynkel était autant apprécié du groupe, c’est surtout parce qu’il avait cette capacité formidable à faire ce qu’il y a de plus beau au monde : tuer. Et pourtant il était le premier à se plaindre que telle ou telle chose était barbare, à couiner quand ses mains étaient couvertes de sang ou ses vêtements salis par le mélange d’entrailles et de fluides internes qui volent quand on éventre quelqu’un ou quelque chose. Heynkel était ainsi, il aimait se plaindre, et critiquer la violence quand il était le meilleur bourreau de l’équipe.
« C’est un investissement. Un investissement physique et moral. Oui, j’ose le dire. J’investis de l’argent pour de l’argent et de l’honneur pour de l’honneur. »
Plusieurs dans le groupe s’esclaffèrent, mais Thalysandre de continuer.
« Car c’est pas tout d’être le plus fort. Il faut aussi être… bah… être le plus fort mais enfin… Bref. Je suis l’elfe le plus fort, donc mon coq doit être fort. C’est un truc qu’y faut comprendre.
« Toi le plus fort ? Laisse moi rire. T’es une crevette !
- Ah ouais ?
- Et ouais. »
L’importune qui avait parlé ricanait sous sa crinière rousse. Malhleyché, une elfe qui, aux yeux de Thalysandre, était bien moins bien pourvue que Heynkel, mais que la nature, ou son entrainement, avait doté d’une musculature intéressante pour faire un gros euphémisme. Plutôt petite pour une elfe, les traits aplatis et le sourire narquois, elle faisait preuve de ce tempérament flamboyant qu’elle n’avait vraiment que quand elle avait bu. Sinon, elle était des plus lucide et pragmatique, mais elle avait malgré tout beaucoup en commun avec Thalysandre. D’une part, son envie persistante de prendre des risques, et d’une autre son obsession pour le progrès physique. La différence essentielle étant l’idéal derrière. Là où Thalysandre visait la perfection martiale à tout prix, Malhleyché cherchait avant tout à pouvoir tirer un char à bœufs à la force des bras.
« Tu parles beaucoup, la paysanne. Tu prétends que tu fais plus d’exercice que moi ?
- Je prétend que je suis plus forte que toi, exercice ou pas.
- Ah ouais ?
- Ça tu l’as déjà dit.
- Eh beh qu’est-ce que tu dis de me le prouver tiens ! »
Elle éclata de rire.
« On va pas se battre quand même.
- Non, loin de moi cette idée. Mais faisons un jeu. Je m’ennuie déjà, alors tant qu’à faire.
- C’est ça. Faites un bras de fer ! » proposa Yhdromel.
« C’est pas une mauvaise idée ! » reprit Thalysandre. « Mais c’est pas assez marrant comme ça ! Ajoutons un truc ! »
« Je sais ! Mettez des bougies allumées sur la table ! » suggéra Fallaypah.
« T’as des bougies ?
- Non.
- Dommage.
- Moi j’aime pas trop cette idée. » reprit Malhleyché. « Faisons plus un genre de paris. Mais autant que le perdant saigne.
- Je sais ! » s’exclama Thalysandre. « Ah ! Je suis tellement intelligent !
- Ça c’est faux !
- Haha, ouais, peut-être. Mais j’ai eu une super idée ! »
Thalysandre se leva dans un mouvement maladroit, comme s’il était trop paresseux pour même repousser sa chaise proprement. Puis il bondit sur la table, et, levant haut un poing, il déclama suffisamment fort pour que tout le monde dans l’auberge l’entende :
« On va s’affronter au bras de fer, mais attention ! Le gagnant aura le droit de couper un petit doigt au perdant !
- Ah ! Ça c’est effronté ! J’aime ça ! »
Les elfes autour de la table laissèrent échapper des ricanements, exceptés deux d’entre eux, Yhdromel qui serrait la main sur son verre, crispé, et Bihlevesey qui écarquillai les yeux. Il voulut les traiter de fous, mais soudain, l’assistance ne se limita plus au groupe de six elfes, car tous les autres clients s’étaient soudain sentis concernés. L’odeur, même abstraite, du sang, les avait alléchés. Ce n’était pas de la haine ou de la colère qui avait motivé ce jeu, pas même l’orgueil pourtant très grand de Thalysandre, mais bien son désir de ressentir un frisson. Et ce frisson, il le ressentit bien, en même temps que tous les elfes alentours tournaient leurs regards vers lui, dédaignant les deux gallinacés qui se débattaient dans leur propre mare de sang. Ils s’attroupèrent autour de la table, en clamant des félicitation à Thalysandre pour cette idée, et des sortes d’encouragements elfiques qui souhaitaient bon courage à l’un et à l’autre des deux participants sans prendre aucun parti.
Thalysandre prit place en face de Malhleyché. Les elfes autour se pressaient, montaient sur les tables, se doublaient et se contorsionnaient pour être sûrs de voir. Bientôt, Malhleyché et thalysandre furent au centre d’un cercle vivant d’elfes atteint d’une curiosité morbide.
Thalysandre s’étira. Il cligna des yeux. Passa une main sur son visage sale pour en essuyer le sébum qui s’accumulait au point de lui brûler les paupières. Secoua la tête. Ramassa la bouteille de vin. La trouva vide. Tenta de récupérer les quelques gouttelettes au fond. La reposa. Posa enfin son coude sur la table, et regardant son amie dans les yeux, l’invita à commencer le jeu.
Les deux elfes furent bientôt prêts. Un arbitre autoproclamé issu du public, impartial car ne connaissant aucun des deux concurrents, vint auprès d’eux, vérifia que les deux étaient bien positionnés, puis après avoir fait durer le suspens pour bien savourer cette délicieuse tension, il donna le signal du départ.
Thalysandre voulut résister, il le voulait vraiment, mais son bras ne lui obéit pas. Tout se passa très vite, trop vite, et quand il vit que c’était terminé, alors seulement il réalisa qu’il n’avait pas réussi à mettre assez de force dans son bras. Était-il distrait ? Était-ce l’alcool qui avait ralenti ses nerfs ? Ou alors était-ce seulement de la malchance. En tout cas une chose était sûre : il venait de se faire rétamer.
Aussitôt, ce plaisir indescriptible, ce frisson si agréable, cette joie coupable qui emplissait chaque atome de son corps quand il prenait ce genre de risques inconsidérés… tout s’envola, se rétracta, s’effondra, s’écroula, s’enterra, prit le large après lui avoir mis une gifle et un doigt d’honneur. En un mot, il fit une dure redescente, il se sentit lui même, littéralement, tomber, et se crispa, terrifié par la chute. Il était redescendu de son nuage de miel et de sang et se retrouvait maintenant suffisamment bas pour voir qu’il était le seul à être redescendu. Dans ce délire, tous les elfes autour de lui, tous, volaient aussi haut qu’il était possible.
Bientôt on se mit à scander, d’abord de manière désordonnée puis en chœur : « Le doigt ! Le doigt ! Le doigt ! »
Malhleyché fut poussée en avant vers son ami. On lui avait donné une dague, et elle semblait plus qu’heureuse d’avoir l’occasion de s’en servir.
« Allez, soyons bons sire, je te laisse choisir : main droite ou main gauche ? »
Thalysandre sentit son sang se geler dans ses veines, et eut un haut le cœur, presque l’envie de vomir. Mais allait-il fuir ? Il n’y songeait même pas. Ou plutôt, si, l’idée effleurait son inconscient, mais sa réputation, son ego, son sens de l’honneur… il fallait bien qu’il reste sur place. De toute manière, s’il faisait mine de vouloir échapper à la sentence qu’il avait lui même suggéré, les elfes qui l’encerclaient auraient tôt fait de le saisir et de le maitriser. Malgré lui il esquissa un pas en arrière, mais cria, ne maitrisant plus sa voix éraillée :
« Gauche ! Euh… gauche ! Gauche ! »
Les elfes de scander à cette fois : « Gauche ! Gauche ! Gauche ! »
Malhleyché fit un pas en avant.
« Super. Maintenant, allons-y ! T’inquiète ! Tu pourras toujours manier ton épée. Ce n’est que le petit doigt. Plein de gens l’ont perdu d’une façon ou d’une autre. »
Thalysandre ferma les yeux. Cette affaire n’était même pas bizarre ou surprenante. En fait, il s’imaginait très bien dans quelques siècles racontant à des recrues curieuses l’histoire désopilante de comment il avait perdu son doigt après un pari idiot un jour qu’il était bourré. Rigolade. Réflexions sur la vie de soldat et comment c’est important de s’amuser dans la vie. Tout ça il connaissait. Il avait déjà été la jeune recrue à qui on raconte ce genre de « haut faits » par le passé. La soldatesque était un échantillon particulier de la population comprenant des gens particulièrement cons, et il en était l’un des plus fiers représentants.
Un claquement sourd résonna assez loin à sa droite, accompagné du grondement de bottes métalliques et du tintement des armures.
Puis un son de cuivre fusa comme une lance et déchira l’atmosphère. Le vin, la crasse, le relâchement crevèrent comme un ballon face à cette pique du clairon qui sonnait avec ardeur, suivi par une voix non moins métallique et virulente.
« Silence et au garde à vous tas de cloportes ! Silence ! Et oyez ! »
Thalysandre ouvrit les yeux. Son inquiétude et son anxiété avaient disparus, remplacés presque intégralement par une autre inquiétude et une autre anxiété. Les réflexes militaires imprimés jusques aux tréfonds de sa chair rejaillirent comme une bile qui infeste tout le corps, avec un tressaillement de peur, voire de terreur.
En même temps que tous les elfes présents, il revérifia sa tenue. Il portait son uniforme, en partie, les éléments décoratifs étant dans un sac pour ne pas être tâchés. Sa robe était légèrement froissée, mais sa combinaison de cuir sous le tissu était solidement en place. Il vérifia qu’il n’y avait pas trop de taches. Il ne pouvait pas faire grand chose pour l’instant de toute façon, alors il se contenta de remettre droit le fourreau de son épée, d’ajuster son col, et de se mettre au garde à vous, droit, les jambes serrées, les bras le long du corps, le menton relevé.
C’était une drôle de chose à voir que ces dizaines d’elfes qui se tenaient n’importe où, en désordre dans une auberge crasseuse se mettant tous soudainement droits comme des piquets, après avoir bondi sur leurs pieds, sauté des tables où ils étaient, ou avoir couru sur quelques mètres pour prendre position bien en vue.
Un officier et un héraut entrèrent dans l’auberge. Leurs tenues mauve pourpre et or impeccables rutilaient en comparaison de celles des trouffions qui, raides comme des piquets, patientaient dans une anxiété grandissante. Mais les deux prirent leur temps. L’officier marchait à pas lents, prenant un plaisir sadique à faire tinter ses jambières à chaque fois que ses pieds touchaient le sol. Les soldats l’entendaient approcher avant de le voir. Un être plutôt petit, mais terrifiant. Un rictus sadique aux lèvres, ses mains jointes dans son dos tenaient une cravache raide qu’il remuait légèrement comme s’il était véritablement impatient de détruire la figure de quelqu’un avec. Son épaulière gauche avait été remplacée par la partie supérieure du crâne d’une cockatrice, qui se mariait si bien avec son armure qu’on ne pouvait qu’admirer l’effort mis en œuvre pour sembler aussi terrifiant que possible.
Il passa lentement, soigneusement, devant de nombreux soldats, les auscultant d’un regard en biais sans jamais leur faire l’honneur de les regarder directement.
Ses pas l’arrêtèrent devant un corps inerte. Un elfe était allongé au sol, le visage plongé dans le parquet. Son regard darda sur le corps comme des coups de fouet. Juste à côté de l’ivrogne évanoui, deux de ses amis sentirent des sueurs froides couvrir leurs visages.
« Mettez moi cet imbécile sur ses pieds, cloportes ! Je vais lui donner une bonne raison de s’évanouir ! »
Les deux elfes soulevèrent leur comparse par les bras, pendant que l’officier préparait sa cravache. Il n’hésita pas et frappa directement le visage, de toutes ses forces, à plusieurs reprises. Après une bonne dizaine de coups, et après que des morceaux de peau et des gouttes de sang soient tombés jusque sur le sol, il ordonna aux deux soldats de le relâcher. Son corps s’effondra mollement. Au final, on ne sut même pas s’il avait repris connaissance ou s’il était déjà mort.
L’officier, satisfait d’avoir pu cogner sur quelque chose, se retourna et revint au niveau du héraut, qui une fois encore fit sonner son clairon auquel pendait l’étendard violet de Malékith. Thalysandre resta impassible. Comme tous les autres elfes, il n’avait aucune idée de ce qui se passait, mais était trop concentré sur le fait de rester au garde à vous pour même seulement commencer à faire des hypothèses.
« Oyez guerriers de Naggarythe ! Notre prince et roi phénix légitime, Malékith, fils d’Aenarion, a proclamé en ce jour la mobilisation générale. Tous les elfes de Naggarythe, même ceux en permission doivent immédiatement reprendre leurs postes. »
Le capitaine Sëthrophacil d’ajouter immédiatement après :
« Maintenant sortez de ce trou, bande de cloportes ! En rang, en formation de ville. Je veux une compagnie opérationnelle dans soixante dix secondes ! Tant pis si vous n’avez pas vos armes et vos armures, il fallait y penser avant. Allez ! Tas de cloportes ! »
C’était bref, efficace, sans aucune fioriture, enfin sans rien du tout pour être clair. Pas d’explication, pas de clarification, pas d’ordre de mission. Les elfes n’avaient aucune idée de ce qui les attendait, mais ils n’avaient pas le temps de se poser des questions. Ils avaient soixante dix secondes pour se mettre en formation. Pour aller où ? Pour quoi faire ? Nul ne le savait.