La maman de Sirrah avait répété cette même phrase avec un mélange d’étonnement et de colère — un peu la voix que ferait quelqu’un qui n’avait pas compris, mais qui était aussi ennuyée de ne pas comprendre. Alors que Susi avait guidé sa main sur sa tête, voilà que la femme se penchait sur le bout de son siège, et qu’elle mettait sa deuxième sur son visage. Elle lui touchait alors, du bout du pouce, ses sourcils, ses lèvres, ses joues, en hochant succinctement la tête, à chaque phrase que Susi donnait sur sa vie et la raison de sa présence.
Et puis, il y eut un instant de silence, où Susi se contentait de se faire tripoter le visage, l’aveugle lui pinçant les joues, filant ses phalanges le long de sa mâchoire. Une chose assez déconcertante, sûrement qu’un humain aurait été tenté de mettre fin à l’échange en décrochant un bon coup de poing — il y en avait un grand nombre qui n’étaient pas tout à fait tactiles…
Mais finalement, la grande dame lâcha juste Susi, et chassa l’air avec sa main. Et elle se mit à se plaindre en parlant à toute vitesse dans sa langue à elle.
Sirrah souffla.
« Ce n’est pas très poli de converser dans une langue étrangère devant des invités, mère.
– Ma fille qui va m’apprendre à me tenir ! Ma propre fille qui va m’apprendre à me tenir ! » qu’elle répétait deux fois, avec une sorte de bruit avec ses lèvres, pour marquer sa désapprobation.
« Tu m’appelles Zaniab. Qu’est-ce que Sirrah t’as dit sur cette lampe ? »
Qu’est-ce qu’elle avait dit sur cette lampe ? Eh bien, rien au fond. Rien. Que c’était une lampe en or. Susi ne pouvait même pas mentir, ou inventer quelque chose — c’était là tout le détail qu’elle avait donné.
« Bon, bon… Et c’est quoi le rapport avec moi en fait ?
– Tu as conté la bonne aventure à quelques marchands. Faut juste que tu leur demandes de passer les prochains jours au cirque.
– Comme tu y vas ! J’ai la tête à rabattre, moi ?! Moi je fais ça ?!
– Non, mais hé, peut-être que tu préfères payer quelqu’un pour aller récupérer ta lampe ? »
Susi avait beau ne pas parler un traître mot de la langue aux deux femmes noires, elle pouvait être persuadée dans son for intérieur que les mots sifflés qui fusèrent de la bouche de Zaniab étaient quelques insultes interjetées.
Assise en tailleur par terre, Sirrah commença à demander tout simplement sur quelle main elle souhaitait le tatouage. Est-ce que ça avait la moindre importance ? En rigolant, Sirrah assura que le motif n’avait aucun risque, alors, la Halfeline tendit sa dextre. Alors, la jeune femme laissa Susi reposer son poignet sur un petit coussin, et soigneusement, elle trempa la pointe de sa plume dans le petit bocal. Tout doucement, elle commença à dessiner des petits points sur chacune de ses phalanges.
Ça ne faisait pas mal. La damoiselle expliqua que le tatouage ne rentrait pas à proprement parler dans la peau, et qu’il disparaîtrait dans deux ou trois semaines. Elle lui préconisait de laver le tout non à l’eau, mais à l’huile d’olive — assez compliqué, parce que le cirque n’avait pas d’huile d’olive. Mais peut-être que du saindoux ferait tout aussi bien l’affaire ?
Puis, il y eut la discussion sur ce qui serait le plus joli à avoir sur la main. Les deux se renvoyèrent la balle, selon si c’était mieux d’avoir des fleurs ou des piafs. Tandis qu’elles débattaient un peu, du coin de l’œil, Susi pouvait observer Zaniab — l’aveugle était en train de se coiffer. Sans se regarder dans le miroir, avec une simple brosse et ses doigts, elle défaisait le bandeau autour de son front pour adroitement remettre en place ses mèches frisées. Elle devait avoir appris à faire ça depuis tellement longtemps, pour ainsi prendre soin d’elle sans nécessiter la vue…
Finalement, Sirrah se décida de dessiner des oiseaux. Susi dit qu’elle aimait bien les pies, mais Sirrah parvint à la convaincre de représenter une huppe le long de sa main.
Alors qu’elle s’attelait précautionneusement à faire couler l’henné en de fins traits le long des doigts de la Halfeline, les deux filles se mettaient naturellement à papoter. Même si la tatoueuse se taisait de nombreuses fois, préférant tirer la langue et bien se concentrer sur son œuvre (Ce serait bête de rater un dessin qui resterait au moins quinze jours sur la main de sa comparse…), Susi parvint bien à faire assez sourire la Sirrah pour qu’elle laisse s’échapper quelques indices sur son histoire.
« La huppe c’est un oiseau qu’on voit beaucoup en Arabie. Ils font ça les oiseaux — ils sont ici en été, puis en hiver ils descendent en traversant la mer, pour se mettre au chaud.
Il fait tout le temps chaud, en Arabie. J’ai passé mon enfance dans une grande ville, il faisait toujours bon. Et pourtant tout pousse là-bas. Y a des jardins et des fruits à perte de vue. Avec maman on a passé les deux dernières années dans le pays des Bretonni, c’est… Disons que c’est moins riche. »
Sirrah tourna la tête à droite pour observer sa mère. Mais l’aveugle continuait gentiment de se peigner, sans prêter attention à leur discussion.
« C’est elle qui m’a appris le henné, tu vois ? Pareil pour les marques sur mon visage. Ou comment filer nos vêtements, aussi. J’ai plus mis les pieds en Arabie depuis que je suis gamine, et pourtant, on a l’impression que j’en débarque tout juste, pas vrai ?
– Notre peuple est un peuple de nomades », répondit Zaniab, qui en réalité écoutait tout à fait leurs échanges. « On a pas de pays, ce qu’on est c’est tout le reste — comment on s’habille, ce qu’on mange, ce qu’on prie… Nous ne sommes pas loin de chez nous, parce qu’on en a pas, de chez nous. »
Malgré son accent, elle aussi était tout à fait compréhensible en reikspiel. Elle était capable de sortir des phrases construites, qui sonnaient juste à l’oreille.
« Enfin, c’est pratique, parce que quand on arrive toutes les deux en ville, ça fascine les gens. On est vraiment pas le genre à passer inaperçues, tu t’en doutes bien. Ça permet à maman d’utiliser ses dons — on a toujours à manger grâce à ça, on manque rarement de quelque chose. »
Naturellement, Susi se demandait ce qu’elles faisaient ici, dans le Westermark. Sirrah sourit, avec un tout petit rictus au fond de la gorge.
« Je me le demande bien aussi, à vrai dire. C’est maman qui choisit où nous allons. Moi je suis bien forcée de la suivre, et ce n’est pas comme si mon avis importait pour elle… »
Zaniab jura dans sa langue. Sans même se tourner pour leur faire face (Est-ce que ça avait du sens, quand on était handicapé par la cécité ?) elle pesta et donna des explications un peu plus claires à Susi :
« Ma fille fait la peste aujourd'hui, ne l’écoute pas.
Je suis née sous les étoiles, en Arabie, mais j’ai eu le malheur de tomber amoureuse d’un homme — son père. C’est le souci qu’ont tous les nomades de la Terre, ils ont tout mais rien ne leur appartient ; eh bien moi, je désirais un homme, et pour l’avoir j’ai été forcée de quitter les miens, puis, un jour, de traverser la mer pour vivre avec lui.
C’était une belle vie, mais il est mort, et il m’a laissée seule. Je sais que je ne pourrai jamais rejoindre les miens, pas même en traversant en sens inverse un océan puis un désert. Trop de temps s’est écoulé, et ils ne reconnaîtraient jamais Sirrah comme une des leurs ; le sang est plus important que tout, pour eux. Alors, à défaut de pouvoir rentrer quelque part, on erre. »
Sirrah eut un petit sourire en coin. Un peu taquin. Mais un peu triste, aussi.
« Enfin, c’est pas un malheur. J’ai connu les terres de Sigmar pendant très longtemps ; Mon papa c’était un marchand de Mariusbourg, en fait, et j’ai passé quelques saisons dans le Westerland. Lorsqu’il est mort, maman a décidé de partir chez les Bretonnis — ils ont un tout nouveau pays tout neuf, ils se sont même inventés un calendrier, presque aussi vieux que moi. C’est marrant à voir, un pays qui naît. Plein de choses changent partout en ce moment, ça me plaît de voir tout ça de mes propres yeux.
Mais maman a décidé qu’elle en avait assez, alors voilà, Westermark. Je sais pas où on ira après. On fera peut-être le chemin inverse du tien. »
Quelque chose comme trois quarts d’heures plus tard, Sirrah avait terminé le dessin à l’henné. Elle sourit avec une très grande fierté, et remballa soigneusement ses affaires.
Des arabesques d’un marron léger maculaient toute la main de Susi. Des petits points grossissant jusqu’au dos de sa main, pour représenter petit à petit les ailes battantes d’un oiseau à la crête presque carrée, le bec dirigé vers le ciel. Elle avait fait quelques petites vagues pour représenter ses plumes et son collet.
La tatoueuse lui donna quelques conseils pour bien l’entretenir et faire que le dessin dure le plus longtemps possible. Et puis, venait finalement le temps pour elles de se séparer, Sirrah promettant bien de passer au cirque pour le Festag dès demain, afin de voir le tour de la Halfeline.
Tandis que la fille se faufilait derrière la toile de la tente, Susi fut gagnée par une sorte de curiosité. Elle s’approcha de la mère, qui attendait tranquillement sur son siège, et elle demanda comment cela se passait pour se faire conter la bonne aventure.
Un grand sourire apparut sur le visage de Zaniab. Elle fit un geste de la main, et rassura distraitement sa nouvelle cliente.
« Ne me paye rien. D’abord je lis, et c’est si je vois quelque chose que je te demanderai des sous pour te l’apprendre. »
Zaniab leva sa main, et désigna une direction devant elle — il fallut un petit instant à Susi pour comprendre qu’elle désignait un siège, un peu trop grand pour elle. Après l’avoir grimpé, ses jambes un peu balancées dans le vide, la voyante hocha de la tête.
« Bien. As-tu déjà rencontré une voyante ? Sûrement ; mais moi je ne fais pas comme celles que tu as dû voir. Je ne veux pas savoir sous quel astre tu es né, je ne regarde pas les étoiles, ni les cartes — et comme tu l’as remarqué, j’ai de toute façon du mal à regarder quoi que ce soit. »
Elle sourit à sa propre blague.
« Moi, en fait, je ne suis pas une voyante, vu que je suis aveugle. Mon talent, c’est plutôt de toucher. Mes doigts retiennent tout, là où mes yeux me handicapent. Mon époux, je ne l’ai jamais vu de mes yeux, et je savais pourtant qu’il était beau à force de le toucher.
Donne-moi ta main. »
Elle attrapa gentiment la main de Susi, et la retourna pour découvrir sa paume. Alors, elle posa un doigt dans le creux, et commença à la masser.
« Ne dis strictement rien.
Non, ce n’est pas important de ne rien dire, mais tu parles trop et ça me fait mal à la tête. »
L’indélicatesse de la voyante dans ses paroles ne se traduisait pas dans ses gestes. Elle demeurait douce, et soigneuse. Elle suivait les lignes de la main de Susi, dessinait autour des sillons de son épiderme. Et elle semblait intensément se concentrer.
Elle dodelina de la tête. La fit basculer en arrière. Murmura des mots dans sa langue, en roulant des syllabes difficiles à retranscrire.
Elle grimaça. Et, au bout d’un instant, parla un peu en reikspiel.
« Tu as des mains très douces. Très fines. C’est étrange — on dirait des mains d’un enfant, mais tu as la voix assurée d’une jeune fille.
C’est une bénédiction et une malédiction tout à la fois. Tu es vive, toute pleine de force… Tu dois avoir beaucoup de rêves… Et tu dois être à l’âge où tu te demandes si tu pourras les suivre, ou si tu vivras avec des remords…
J’ai touché ton visage… Tu es jolie, Susi. Est-ce que c’est la question à laquelle tu souhaites une réponse… Est-ce qu’un homme saura que tu l’es ? Je peux essayer de voir, je peux tenter de…
Je peux… Tenter de… »
Elle se mit à froncer des sourcils. À prendre une mine de colère. Puis, elle semblait tout à coup plutôt… Interloquée ? Elle grimaçait. Et soufflait, toujours en reikspiel.
« C’est… C’est vraiment étrange, je…
D’habitude je vois toujours quelque chose. Là, rien. Rien du tout… »
Elle lâcha lentement la main de la Halfeline. Soupira.
« Je suis désolée… Je dois être fatiguée, ou autre chose…
Au moins tu sais que je ne t’ai pas escroquée. »
Elle hocha des épaules.
« Si tu désires me ramener ma lampe à huile — si tu aides Sirrah à le faire… Peut-être que ce serait plus simple pour moi. Je pourrai te révéler bien des choses alors. »
Elle tendit sa main pour serrer celle de la Halfeline, et les deux pouvaient ainsi se séparer.
Il était temps pour Susi de retourner au cirque.
Le temps de la collation et de son tatouage, le cirque Bonchardon n’avait vraiment pas chômé. En retournant tranquillement sur ses pas, retraversant tout Baerenthal pour retrouver le sentier qui sortait des grandes portes qu’elle avait franchit, elle découvrit un peu au loin, sur un terrain en jachère, le piquet d’une tente.
Finalement, les aînés s’étaient arrangés pour trouver un coin où tout mettre en place. Ce n’était pas la localisation idéale — la Vaswasser était un peu loin, et il faudrait que des jeunes se chargent d’interminables aller-retours pour ramener des baquets d’eau pour la soupe ou la toilette. Mais enfin, c’était souvent ainsi, quand un cirque arrive, il s’installe là où il peut, pas forcément là où il souhaite…
…Au moins, son rabattage peu fructueux lui avait permis d’échapper aux corvées les plus ennuyantes. Ses deux grands frères, elle les croisa en train de suer pour clouer de la toile et mettre en place des petits chapiteaux. Aucun doute qu’elle n’aurait pas le luxe de tirer au flanc toute la semaine — chaque corvée qu’elle évitait à présent la rendrait forcément tributaire plus tard, il fallait juste négocier pour obtenir les meilleures.
Drido était d’ailleurs trop occupé pour parler tout de suite avec Tristepanse : il s’occupait de creuser les latrines avec l’aide d’autres. Sa mère était de corvée d’épluchage des légumes, et pour le repas de ce soir, il était peut-être conseillé d’aller faire plaisir à maman en lui donnant un salutaire coup de main.
Nul doute que Susi aurait envie de montrer son tatouage à tout le monde, et d’expliquer à chacun sa journée. Tout le monde devait bien être curieux d’à quoi Baerenthal ressemblait.
Elle passa devant le chariot où il y avait un peu de ses affaires (Même si les Halfelins ont une vision bien singulière de la propriété personnelle), et puis, distraitement, elle sortait le miroir emprunté à Zaniab pour voir si elle était toujours bien coiffée.
C’était bête, de garder un miroir cassé. Surtout que si on voulait garder ce joli manche en bois d’ébène, il n’y avait qu’une vitre à remplacer.
Mais c’était marrant ; selon comment Susi tenait le miroir, pour passer d’un fragment fendu à un autre, elle avait l’impression que son visage changeait de forme. Là elle avait un tout petit nez, et dans un autre éclat, il était énorme. Peut-être que ça amuserait le bébé Calvin, lui qui adorait quand ses parents faisaient des grimaces au-dessus de lui.
Et puis, en regardant dans un des éclats, elle vit un autre visage que le sien.
C’était un visage pâle au point d’être grisâtre, au crâne glabre, d’un homme aux grandes oreilles. Un cercle dessiné sur un front sans sourcil. Un homme aux longs ongles qui ressemblaient à des serres de rapace, et portant un singulier costume sombre.
L’homme ouvrit ses yeux. Ils avaient des prunelles noires, noires comme le ciel les nuits sans Mannslieb. Il se mit à plisser ses lèvres pincées, décharnées, dans une sorte de grimace, et il prononça une seule phrase d’une voix grave, froide, qui semblait plus être chuchotée dans le creux de ses oreilles que véritablement provenir de sa bouche reflétée dans le miroir :
« Pourquoi demandes-tu la vue aux aveugles ? »