
Le Westermark était vraiment un beau pays. Baerenthal et la vallée de la Vaswasser n’étaient qu’un avant-goût, une grande ville entourée de plateaux montagnards, où soufflait un air pur et frais ; ça ne ressemblait pas du tout aux paysages marécageux de la vallée du Reik, ou aux forêts ténébreuses de la Reikwald — il n’y avait bien que le Vorbergland autour d’Ubersreik, avec ses immenses champs de blés et ses vignes sur des coteaux, pour rivaliser en beauté avec ce qui se faisait de l’autre côté des Montagnes Grises. Depuis des jours maintenant, alors que le cirque Bonchardon descendait vers le nord-ouest, tout ce qui s’offrait aux yeux des Halfelins, c’était du vert, du vert et du vert — et un peu de gris, aussi, quand on regardait un peu trop haut vers les falaises.
Des prairies à l’herbe grasse, de grands arbres qui commençaient à peine à bourgeonner, et des hameaux de bergers, crachotant vers le firmament la fumée des feux qui les réchauffaient. La vie ici avait l’air belle, et bonne. Beaucoup de terre, peu de gens. Si le Reikland que connaissait bien le cirque était fertile et productif, c’était surtout parce que l’Homme avait apposé sa patte de force sur le paysage : les forêts avaient été clairsemées puis replantées pour faire des rangs d’arbres bien délimités en rangées parfaites, les champs avaient été labourés et divisés pour faire des parcelles qu’on pouvait répartir entre des propriétaires, les rivières avaient été endiguées pour maîtriser leur débit, et détournées pour former des canaux navigables.
Mais le Westermark, ça ressemblait à un conte de fée. On aurait dit, en fait, le pays fantasmé de Rhya, pas même celui de Taal qui pourtant portait la culotte dans le couple, en bon patriarche ; Nulle faune sauvage et dangereuse, pas d’arbres inquiétants, pas de hurlements de loups dans la nuit qui glaçaient le sang — les animaux qu’on arrêtait pas de croiser, c’était des moutons tout blancs, et les patous qui les pourchassaient pour mordiller ceux qui s’éloignaient trop du troupeau, rappelant que même ici, il y avait tout de même du danger aux frontières…
Deux jours seulement étaient passés, depuis que le cirque avait définitivement plié bagage hors de Baerenthal, la plus grande ville du Westermark bâtie aux pieds des Montagnes Grises — ou plutôt rebâtie, car les monuments Elfes en ruine affirmaient qu’un peuple plus ancien que l’Homme avait vécu dans cette région. À Baerenthal, le cirque Bonchardon avait bien rempli ses coffres ; les numéros avaient duré des semaines, les spectateurs avaient été nombreux, y compris des artisans et des marchands bien lotis qui avaient passé toute une saison à s’ennuyer ferme, tout entourés qu’ils étaient de neige — les Halfelins avaient été les premiers parmi les saltimbanques voyageurs à parvenir jusqu’à chez eux pour cette année, et comme toujours, les premiers ont la part du lion. Maintenant, les Halfelins voyageaient avec des chariots pleins de vivre, de tissu et de marchandises, ce qui avait de quoi provoquer des sueurs froides chez tout errant normal : un chariot plein de richesses, c’est un appât à brigands.
Cette belle histoire faillit peut-être s’achever bien vite, et bien plus cruellement. La faute à une jeune fille camouflée parmi les dizaines de Halfelins qui marchaient ou montaient avec le convoi. Susi Bonchardon, « Tristepanse », avait fait quelque chose à Baerenthal. Un crime qu’elle comprenait très bien : cambrioler un vicaire du culte de Sigmar, la grande religion fort puissante, à laquelle l’Empereur Ludwig le Grand (Ou le Gros, selon à qui on demandait) semblait très allié. Et un autre crime qu’elle comprenait beaucoup moins ; Elle avait libéré quelqu’un, qui tenait aujourd’hui dans une lanterne. Une sorte de créature, dont la place était dans les récits d’horreur de Beauconteur, un mauvais esprit avec des pattes d’animaux, des griffes acérées, et des mots séduisants. Quelle était la nature précise de cette chose ? Ses objectifs ? Risquait-elle de s’échapper ? Allait-elle tuer tout le monde sur son chemin, si tel était le cas ? Tant de questions encore sans réponses. Et pour l’instant, Susi n’avait pas osé poser trop de questions à Sirrah. L’Arabéenne avait encore pas mal à digérer, même si elle était toujours là, et n’avait pas accouru pour rejoindre sa mère de l’autre côté des montagnes — c’était bien la preuve que le long discours de la jeune fille l’avait touchée, et qu’il faisait maintenant bien son chemin dans sa conscience.
L’ambiance était calme, et détendue. Il faisait frisquette, mais de moins en moins, surtout qu’on quittait les falaises et le cours agité de la Vaswasser pour s’enfoncer dans une vallée. Alors que oncle Drido était parti en éclaireur avec Assmus et d’autres garçons, oncle Wiseman avait demandé à ce que d’autres sortent les arcs et entourent le convoi. Les Halfelins ne sont pas d’un naturel violent, mais il était suicidaire de les sous-estimer — Wiseman avait expliqué qu’il craignait les brigands, et qu’il valait mieux prévenir que guérir, et que beaucoup de gens penseraient que de petites gens avec plein de choses étaient une proie facile.
En fait, Susi avait bien deviné ce qui motivait Wiseman et d’autres à s’armer et à regarder avec suspicion tous les voyageurs qu’ils croisaient : les Bretonni. Ce peuple guerrier n’était pas loin. On le devinait, loin, loin derrière ces montagnes, loin au-delà de ces terres qui paraissaient si belles et si sûres. Partout dans les hameaux et aux relais, il y avait des rumeurs, portées par des marchands, et des prêtres de Sigmar — on expliquait qu’un grand seigneur tout en haut des montagnes, Martrud, avait attaqué des gens innocents, brûlé des fermes, enlevé des femmes. Les Sigmarites ordonnaient aux villageois de s’armer et de s’entraîner pour la guerre, car bientôt, le margrave du Westermark demanderait aux hommes-libres de partir à la guerre. Surtout, ils conseillaient de se méfier des Bretonni qui s’étaient installés dans leur pays, les hommes et femmes qui avaient épousé des enfants de la Comète, qu’il fallait les surveiller et craindre leur trahison.
Les sermons de ces Sigmarites tranchaient énormément avec ceux du père Talecht, à Baerenthal. Le vicaire avait lui demandé à ses ouailles de ne pas céder à la peur, de tendre la main aux Bretonni, il avait expliqué qu’ils étaient des frères, et que la foi finirait par les conquérir et faire d’eux des amis de Sigmar et de l’Empereur comme les autres. C’était l’opinion du Lecteur, apparemment. Visiblement, le Lecteur ne contrôlait plus beaucoup son clergé. Et partout, commençait à se répandre l’inquiétude et la méfiance…
Susi était en train de roupiller à l’arrière d’une charrette. Elle était avec Calvin sur les genoux de sa maman, d’autres enfants qui étaient en train de jouer à un jeu de cartes, et mamie Ida qui rêvassait sous un tas de peaux pour lui tenir chaud. C’était à son tour de glander, mais il allait bientôt prendre fin, et il faudrait remarcher. Déjà, cousine Poppy, la joueuse de marionnettes, surgissait du bas-côté, en ne perdant pas une seule seconde pour prendre sa pause. Elle siffla pour alerter Susi, tendit sa main, et se laissa être hissée derrière.
« Elle marche bien ta copine ! En même temps c’est pratique, elle fait deux fois notre taille ! »
Elle désigna Sirrah du doigt. En effet, l’Arabéenne n’était pas dure à trouver : elle avait plusieurs têtes de plus que tout le monde. On ne pouvait pas dire qu’elle était chiante ; Tous les Halfelins avaient été beaucoup trop hospitaliers avec elle, mais elle avait refusé le privilège de rester tout le temps assise avec les gosses, et prenait sa part des corvées et des obligations, avec le sourire même. Elle semblait être habituée à vivre sur les routes. À l’entendre, elle n’avait en fait qu’une seule plainte ; son cheval blanc lui manquait, et elle espérait vite le revoir. En fait, il était marrant de l’entendre plus pleurer sa grande monture que sa mère, mais peut-être n’osait-elle pas en parler…
« Par contre faudra que tu dises à tes frères de lui lâcher les basques, je crois pas qu’elle soit intéressée, et ça va leur jouer des tours. »
Ah oui, ça en revanche, Susi l’avait assez vite remarqué : Rudi et Rimi n’arrêtaient pas de fuir le cirque et de revenir pour lui offrir des cadeaux. Et vas-y que l’un avait trouvé une pomme, et vas-y que l’autre avait trouvé une fleur sympa qui venait juste de fleurir, et vas-y qu’un autre avait emprunté des lacets pile quand elle avait cassé les siens un matin… Sirrah répondait toujours à leurs cadeaux avec un joli petit sourire, et il était clair qu’elle semblait en profiter un peu. À voir ce que Susi pensait de voir ses deux frangins se faire plumer comme pas permis.
Un des Halfelins archers tout en tête, le jeune Lulu, siffla fort, avec l’écho de la vallée, et se mit à crier :
« Héla ! Hannos est là, arrêtez-vous ! »
Les cochers tirèrent sur leurs bestioles, poneys et mulets, et alors on entendit plus le roulis des essieux.
Juché sur un grand bouc, Hannos « Fiercouteau », le papa de Calvin, revenait. Il s’arrêta près de la charrette devant celle de Susi, et voilà que Perrin Beauconteur se levait pour entamer la discussion avec lui :
« Alors ?
– Drido nous a trouvé un p’tit coin sympa, une clairière entourée d’arbres fruitiers. Il y a des routes qui mènent dans tous les sens autour, et pas d’humains trop proches.
On peut faire un campement pénard, en attendant de continuer.
– Parfait alors ! Guide-nous ! »
Hannos hocha la tête, tourna son bouc, et retrouva la tête. Puis on redémarrait.
Vers où le cirque allait-il ? Königsfluss. La rivière du roi. À en croire Beauconteur, c’était un gros château que Sigismund avait construit dans un endroit stratégique, juché sur le gigantesque fleuve de la Grismerie, là où ils pouvaient surveiller les Bretonni, les Orques d’Orquemont, et les montagnes. C’était l’endroit civilisé le plus éloigné de l’Empire en ces terres, sans compter les avant-postes peuplés de militaires. Et c’était là que le margrave qui dirigeait la province était actuellement en train de résider, avec sa cour et ses guerriers. Probablement que le cirque allait pouvoir se faire pas mal d’argent là-bas, mais plaire à des bourgeois et des artisans, ce n’était pas la même chose que plaire à des nobles ; qui sait si ces militaires allaient bien accueillir un tas de Halfelins alors qu’apparemment, ça bardait avec les barbares ? Qu’importe. Il fallait bien se remplir les poches avant de rentrer dans le Reikland, c’était bien pour ça que les Bonchardon tentaient ce périple.
« Bon bah… T’es chanceuse Susi, t’as plus à marcher bien longtemps. »
Et sur ce, Poppy prit la place de Tristepanse, et poussa un soupir d’aise tandis qu’elle demandait aux enfants à quoi ils jouaient ; ils firent comme les enfants font, et prétendaient que Poppy ne connaissait pas les règles, histoire de rester bien entre eux…
Un peu de marche plus tard, et voilà que le cirque prenait un embranchement un peu ardu ; on quittait les jolies routes Impériales bien entretenues et marquées de bornes miliaires, pour entrer dans un sentier escarpé, sinueux, et entouré d’arbres. Ça devenait difficile, les bêtes de somme renâclaient, mais Hannos disait à tout le monde de lui faire confiance, et tant bien que mal, ça passerait…
…Et finalement, ils débouchèrent sur une vision bien singulière.

C’était bien une clairière. C’était bien entouré d’arbres fruitiers. Il y avait un fin ruisseau d’eau fraîche qui coulait, et c’était en hauteur et bien dégagé, pour voir venir les méchantes bêtes et les brigands — un lieu de campement absolument parfait.
Mais il y avait ce grand bâti, une sorte de porte d’entrée à une chapelle, mais sans la chapelle qui avait été comme arrachée par un géant. Et il y avait ces pierres tombales couvertes de mousse, partout. Peu étonnant que les humains n’avaient pas installé quoi que ce soit, pas même un relai de chasse, dans un coin aussi parfait : leurs superstitions et leurs religions devaient les interdire à vivre au milieu des morts ! Les Halfelins, même bons croyants, n’étaient pas trop du genre à avoir peur des fantômes — tant qu’ils ne les embêtaient pas, où pourrait bien être le mal ? C’est pas comme s’ils cassaient leurs monuments, ils feraient attention…
Sitôt les chariots installés, déjà ça tapait dans les mains et ça sifflait. Il fallait creuser une fosse septique, installer les tentes, se préparer au cas où il y avait de la pluie, libérer et soigner les bêtes qui avaient mérité de se désaltérer, changer Calvin, et faire tout ce qui était nécessaire pour faire tenir un camp…
Susi décida de s’approcher de la grande porte de chapelle toute seule. À ses pieds se tenait Assmus Folbouffon, qui avait accompagné son père en éclaireur. Il regardait tout haut pour voir le sommet. Il sursauta quand Susi arriva dans son dos, mais lui sourit bien vite :
« À ton avis, c’est qui qui a construit ça ? »
Elle n’en avait aucune idée. Probablement que Beauconteur, comme d’habitude, allait avoir la réponse, mais il semblait occupé.
« Mate un peu la vue. »
Assmus dépassa la porte, grimpa une toute petite motte, et en effet, c’était à couper le souffle.

Toute la région s’étalait devant eux. Ses routes, ses villages, ses forêts. Un énorme tas de vide.
« Tu vois la grande étendue d’eau ? C’est la Grismerie. Königsfluss est derrière. Il nous faut bien… Deux jours, au moins je crois, pour y aller. Encore une bonne marche, quoi.
En bas, la bourgade, elle est à une demi-journée de nous. Acques, elle s’appelle. »
Il avait prononcé un mot bizarre, Susi avait cru qu’il avait toussé.
« Acques ! C’est pas du tout Impérial comme nom. Bretonni. Mais ils ne l’ont pas renommé.
Il y a d’autres hameaux plus petit, probablement avec d’autres noms, et puis, comme tu vois par là-bas, une grande forêt — c’est beau, ça me rappelle la Reikwald. Rudi va adorer. »
Il sourit un peu.
« Tu sais quel jour on est ? Le 32 Jahrdrung. Ça veut dire que dans deux jours, c’est l’équinoxe de printemps. Et il est hors de question qu’on soit paumés sur la route pour un tel jour. Je veux une vraie fête. »
Le Mitterfruhl n’avait pas la folie de l’équinoxe d’été, mais c’était bien un jour sacré pour Taal — le jour où l’été commençait à vaincre sur l’hiver, le jour sur la nuit, où Ulric repartait dormir ; il y avait beaucoup de pitance, d’alcool, de la joie et des gens peu habillés. Il y avait aussi une tradition d’offrir des œufs de griffon aux temples de Sigmar, mais à défaut d’avoir ça, les enfants aimaient bien chasser des œufs en sucre laissés par leurs parents.
Ça commençait à dater, le Monstille passé à Ubersreik, et en effet, une bonne fête passée au milieu d’humains pouvait être drôle.
« J’ai très envie de filer à Acques avant tout le monde pour voir à quoi ça ressemble.
Vu qu’il y a peu d’humains, je crois que mon père va pas s’empêcher d’organiser une petite chasse — trouver des lapins, voire plus à manger. Ça peut être sympa aussi.
Et puis, je suppose qu’il y a tout le monde qui a toujours besoin d’aide au camp…
C’est quoi qui te tente ? »