J'ai pas vu passer l'après-midi - lors des préparatifs, il y a toujours mille choses à faire, surtout dans les dernières heures. La première représentation c'est celle où il y a le plus de risques que quelque chose tourne de travers. Des fois c'est le terrain choisi qui dévoile de mauvaises surprises : un sol trop dur dans lequel on a bien du mal à planter nos piquets, un chemin privilégié des coulées de boue lorsqu'il pleut, ou encore un chemin de passage de sangliers peu coopératifs. Des fois, c'est inhérent à la longue route qu'on a parcouru : après des semaines sans travailler, on est un peu affaibli, on a perdu la main sur certains tours, on a égaré des accessoires indispensables pendant la route. On connaît pas encore le public, chaque région a ses humeurs, ses préférences, sa tolérance aux non-humains. Plein de variables avec lesquelles il faut savoir s'adapter, s'ajuster.
Avec Rimi, on a passé en revue tout mon matériel. Il a fallu bien nettoyer mon tonnelet, vérifier le vissage de chaque barreau de ma cage (ça ferait mauvaise impression si l'un d'entre eux venait à tomber pendant le numéro), s'assurer que tous mes accessoires étaient en parfait état. Mon grand-frère a profité de l'occasion pour me railler, mais je n'y ai pas vraiment prêté attention, toute concentrée que j'étais à notre tâche. J'ai déjà le ventre qui commence à se tortiller douloureusement avec mon trac grandissant, alors je chique abondamment pour me détendre. C'est important de pas se rater à la première, c'est là qu'on se fait notre réputation pour le mois à venir, pour que les gens reviennent. En plus cette fois il y a ma nouvelle amie qui va venir me voir, je pourrais plus la regarder en face si je me ridiculise. J'ai peur de ce qu'elle va penser - jusque là j'étais Susi la mystérieuse halfeline venue à son secours, mais ce soir elle va voir Tristepanse, la halfeline laideronne qui se tortille bizarrement devant des gens.
Je sais que j'angoisse toujours avant les représentations, alors que dans les faits ça se passe la plupart du temps très bien. Mais même en tentant de me rasséréner avec le souvenir de mes expériences passées, ça ne change rien à mes torsions intestinales : la foule me fait peur, le regard des gens me gêne, je n'aime pas être le centre d'attention. J'ai peur de rater, qu'on se moque de moi, encore. C'est bizarre, parce que j'aime énormément la contorsion, j'adore m'entrainer et repousser les limites de ma flexibilité même si ça fait très mal, mais dès lors qu'il s'agit de montrer le résultat de mes efforts à des gens, je me sens terriblement mal. Comme si tout ce que je faisais n'était qu'une imposture, et qu'à tout moment quelqu'un pourrait s'en rendre compte et dévoiler aux gens que mon art n'a aucun intérêt.
Je profite du passage de Poppy et d'Assmus pour me changer les idées, et faire traduire la gourmette que j'ai chapardé au galetteux. Comme je m'y attendais après avoir profité du généreux contenu de sa bourse, Assmus et moi avions choisi pour cible un nanti d'exception : un sénéchal, proche du comte-électeur, rien de moins. J'ai préféré ne pas corriger Poppy quand elle se méprit sur la fonction du propriétaire initial de l'objet : si ce dernier devient trop intéressant, toute la famille va vouloir me le chiper, et on risque d'avoir des problèmes le jour où un ami de monsieur Erenhard apercevra un Bonchardon porter fièrement ce bijou au poignet.
Plus tard, alors que nos préparatifs touchaient à leur fin et que les premiers humains commençaient à affluer, Rudi vint compléter notre fratrie pour s'inquiéter de l'arrivée de Serilda, cette dernière me cherchant un peu partout pour honorer ma commande.
Tout comme maman aime à le dire, Rudi est "un bon garçon". Si Rimi est un baveux casse-pieds, mon autre grand frère est plus réservé et protecteur. De toute notre communauté, ça doit être le halfelin avec la stature la plus impressionnante, tant par sa taille que par d'authentiques muscles se dissimulant sous ses couches de gras. Il est bien bâti parce qu'en plus de manger pour deux, il travaille aussi pour trois au sein du cirque. Depuis que papa est parti, c'est lui l'homme de la famille pour Rimi et moi, alors il a pris ce rôle très au sérieux - malheureusement, il a tendance à toujours se ranger à l'opinion de maman quitte à n'être que son désagréable écho. "Ecoute maman Susi, elle a raison", "Finis ton assiette ou tu vas rendre maman triste, Susi", "Maman a raison de s'inquiéter Susi, tu ne devrais pas passer tant de temps toute seule".
Je le remercie pour sa sollicitude, et le rassure au sujet de ma couturière. Il repart pour guider cette dernière, et bientôt, mes nouvelles amies me rejoignent. En les voyant toutes deux arriver, j'ai un grand sourire qui jaillit sur mon visage - ça fait chaud au cœur de voir que les gens que j'ai rencontré sont venus rien que pour moi - même si la première je l'ai payée, et la seconde je lui ai forcé la main devant son domicile.
Serilda a hâte de me montrer le fruit de son travail, et ça tombe bien parce que je suis impatiente de voir le costume final que je vais porter bientôt : alors immédiatement, elle le déploie sur une table et m'en expose toutes les coutures. Je suis émerveillée par la qualité de l'ouvrage : le tissu, aux si belles couleurs chatoyantes et si doux au toucher, est encore plus beau à observer maintenant qu'il a été utilisé pour confectionner pareil chef d'œuvre. Tout est exactement comme je l'avais demandé : les échancrures aux épaules, la poche secrète pour ma patte de taupe, la longueur de tissu pour la partie basse, le mélange des couleurs chaudes rappelant la tenue de Sirrah. Je rougis un peu devant cette dernière maintenant qu'elle ne peut que deviner la source de mon inspiration pour ce costume, mais elle me fait un très joli sourire avec un peu de rose aux joues, complimentant elle aussi la qualité visuelle de l'ensemble.
Alors que je m'émerveille à n'en plus pouvoir, je remarque rapidement que mon frère et mon cousin, habituellement si prolixes, n'osaient même pas nous approcher, tout penauds dans leur coin. Faut croire que mes nouvelles amies les impressionnent, alors trop fière d'avoir le dessus sur cette situation, je fais un sourire goguenard pour les introduire à ma façon :
- Ah, oui, j'oubliais ! Serilda, Sirrah, je vous présente les deux bouffons du cirque Bonchardon ! Lui, c'est Rimi Bonchardon : ne vous fiez pas à son physique ingrat, il est bel et bien encore plus bête qu'il en a l'air - mais puisque c'est mon frère on a pas eu trop le choix de le garder. Quant au second avec le chapeau, c'est mon cousin Assmus : méfiez-vous de ses beaux yeux et de ses aguichantes joues rondes, il est particulièrement friand de jeunes femmes à la taille fine, et il est si beau parleur que vous pourriez finir dans son lit avant même de vous en être rendues compte !
Je tire la langue aux garçons, qui rougirent et protestèrent maladroitement, déclenchant notre hilarité. Je me montre néanmoins moins taquine ensuite - les deux-là ont trop de répartie pour que je puisse l'emporter verbalement, alors je préfère leur présenter Sirrah et Serilda, non sans bien rappeler qu'elles étaient MES amies, venues POUR MOI ET PAS POUR EUX.
Avec trois halfelins dans la même conversation, nos échanges dérivent très rapidement dans tous les sens, et les minutes défilent sans même qu'on s'en aperçoive. J'ai craint que Rimi et Assmus ne séduisent mes amies et les éloignent de moi, mais cela n'arriva pas : bien au contraire, Serilda et Sirrah finirent par leur demander de sortir pour que nous restions entre filles, afin de me préparer pour ce soir. Assmus protesta un peu, prétextant que c'était son rôle que de me maquiller, mais il fut prestement éconduit sans être écouté.
Désormais, c'est moi le centre de l'attention, et j'ai l'impression d'être une princesse : on m'apprête de la tête aux pieds en m'habillant, me maquillant et me coiffant. Je suis un peu gênée de les laisser ainsi s'occuper de moi - je n'aime pas beaucoup mon apparence, et être ainsi examinée et tripotée sous toutes les coutures est très embarrassant, alors je balbutie beaucoup au début de nos échanges. Et puis petit à petit, je me rend bien compte que mes nouvelles amies ne cherchent pas à juger mon physique ou se moquer, mais seulement à me faire aussi belle que possible. Alors tout naturellement, je finis par trouver mes aises dans cette situation, et ma langue redevient naturellement volubile lorsqu'on me questionne sur ma famille. C'est avec grand plaisir que je leur parle de papa et de maman, de tonton et de mamie, des villes qu'on a traversé, des numéros qui font notre fierté, mais aussi de mon expérience de contorsionniste, de mon entrainement, ma progression, et comment j'ai construit chaque étape de mon numéro.
Le temps file quand on s'amuse. La nuit sembla être tombée de manière littérale tant elle me parut survenir rapidement. Le maquillage de Sirrah était sublime - puisque j'avais un peu imité son style vestimentaire, il était logique qu'elle soit plus qualifiée qu'Assmus pour m'apprêter en conséquence. Quant au costume de Serilda, j'ai eu l'occasion de faire mes étirements dedans et il était parfaitement ajusté, ne gênant aucun de mes mouvements. La broche dessus rend vraiment bien, et mes nouveaux bracelets mettent vraiment bien mes chevilles en valeur.
En soulevant le drap nous séparant du cirque, on a pu voir que le public commençait à s'amasser à l'intérieur. Je fus rassurée de voir que malgré mes pitoyables prestations de rabatteuse, la foule était au rendez-vous pour ce premier soir , même si constater leur nombre ne faisait qu'amplifier mon trac. Bientôt, Assmus réapparut, lui aussi prêt pour la soirée, afin de chasser mes deux amies des coulisses - désormais, les Bonchardon passaient aux choses sérieuses.
La représentation commença avec Rimi et Assmus. Au début, ils ne jonglent pas, ils se contentent d'accueillir les gens en faisant des pitreries. L'un des tours que je préfère, c'est lorsqu'Assmus enlace affectueusement une bougre, puis juste après, montre au reste de la foule une bourse pleine de pièces dans sa main supposément chapardée au pauvre quidam - bien sur, c'est un simple tour d'escamotage, mais avec la réputation de notre peuple, la blague fait mouche à chaque coup. Ce n'est qu'une fois tout le monde bien installé qu'ils commencent innocemment à jongler, avant de montrer la réelle étendue de leur talent : les balles sont rapidement remplacées par des fruits et des gâteaux qu'ils se passent à toute vitesse... tout en croquant dedans au fur et à mesure. Leur talent, c'est de réussir à exécuter des mouvements demandant beaucoup de précision et d'habileté, tout en ne s'arrêtant jamais de faire le pitre, par des mimiques ou des blagues.
Vinrent ensuite Rudi et Lucia, qui font les tours d'acrobate. Contrairement à mémé Ida qui faisait son numéro seule sur un mât libre, mon grand-frère et son amoureuse font du main à main et des portés acrobatiques : comprendre par là qu'ils n'ont besoin que l'un de l'autre et pas d'accessoires. Rudi est super balèze, alors il peut porter Lucia dans plein de positions inconfortables pendant qu'elle fait des figures compliquées. Elle est pas souple comme moi, mais elle est bien plus habile - le clou de leur spectacle, c'est quand Rudi passe des portés statiques aux portés dynamiques et qu'il la propulse dans les airs, pour mieux la rattraper ensuite dans des postures incroyables.
Ugo et Ralf viennent après, pour un numéro qui dure pas longtemps mais qui fait toujours son effet : le crachage de flammes. Ils prennent un peu d'eau de feu dans leur bouche avant de monter sur scène, et ensuite ils soufflent en direction de la torche qu'ils tiennent en main ; l'effet est trop impressionnant, parce qu'on dirait vraiment que les flammes proviennent de leur bouche. Ca donne l'occasion à Rimi et Assmus de revenir pour jongler avec des batons qu'ils font enflammer à Ugo et Ralf, et de faire de nouvelles blagues sur les épices halfelines et leurs capacités digestives. La partie où Rimi imite les cracheurs mais en produisant un jet de flamme avec son arrière-train, imagé à renforts de jeux de mots douteux d'Assmus tels que "mon ami pète la forme, voyez, il a le feu au cul" a beau être puéril, elle fait systématiquement éclater de rire même les publics les plus récalcitrants.
Je n'ai pas l'occasion de les regarder faire leurs dernières pitreries, car c'est bientôt mon tour d'entrer en piste. Avec l'aide de Rudi, je rentre dans mon tonnelet : je l'ai fait tellement de fois que ça ne me prend plus qu'une poignée de secondes pour m'y introduire toute entière. Auparavant ça me faisait mal aux articulations de devoir rester longtemps toute écrasée sur moi-même, mais maintenant, je n'y fais même plus attention. Ca m'empêche juste de prendre de grandes respirations, alors il faut rester bien calme pour maitriser son souffle.
Il referme le couvercle, je le bloque de l'intérieur avec une minuscule cale en bois, et je n'ai plus qu'à attendre patiemment dans le noir. Mes douleurs abdominales me tiennent compagnie, et je me rend compte que j'ai oublié d'aller me vider les intestins avant le spectacle à cause de Sirrah et Serilda. J'ai un peu envie d'y aller maintenant, mais c'est trop tard, alors je jure entre mes dents. Pour me porter chance, je me concentre sur le contact de ma patte de taupe pressée contre ma poitrine.
J'entend le raclement de ma cage qu'on amène sur scène. Peu de temps après, je me sens soulevée : Rudi m'emmène à bout de bras avec sa force prodigieuse. Quelques pas plus loin, il me dépose au milieu de ma prison métallique, puis repart en coulisses. Je suis seule avec Assmus désormais.
- Messieurs dames, il est temps pour nous de vous parler de ma célèbre cousine. Et pour vous la présenter, je vais devoir vous demander d'imaginer une halfeline typique. Fermez les yeux, imaginez, un bon mètre de haut, un petit mètre de large, des formes à se damner pour l'éternité, avec une réconfortante odeur de tourte chaude qui la suit partout. Vous l'avez ? Parfait ! Et bien maintenant, enlevez-lui tout son gras, supprimez toute autre forme de son corps que la ligne droite, retirez les os de ses articulations, et remplacez l'odeur de la tourte par celle de la salade verte sans sauce, et vous aurez devant vous la plus unique des halfelines, l'incroyable Tristepanse !
Des éclats de rire, puis les murmures. Je ne bouge pas, laisse le temps au public de se questionner. Au centre du cirque, il y a mon cousin qui a une pose parfaitement figée, les bras tendus vers ma cage où rien ne se produit. A l'intérieur de celle-ci, il y a une chaise vide, un petit tonnelet, et rien d'autre.
Que se passe t-il ?
Il n'y a personne dans cette cage, qu'attend le bouffon ?
Il y a un problème ?
Dans le tonnelet peut-être ?
Non, impossible, même une halfeline vraiment petite ne pourrait pas rentrer dans un si petit contenant.
Alors pourquoi il ne se passe plus rien ?
C'est une autre bouffonnerie ?
Je retire ma petite cale en bois, et le couvercle, jusque là écrasé contre deux ressorts métalliques, bondit au plafond de la cage dans la surprise générale. Mais je ne sors pas tout de suite. Je laisse l'incrédulité monter une poignée de secondes, puis enfin, je laisse l'une de mes jambes apparaître sous la stupéfaction de la foule. En quittant mon contenant avec les pieds en premier, l'effet fonctionne bien mieux qu'avec ma tête, parce que sans visage à observer je reste mystérieuse plus longtemps. J'en joue un peu, laissant danser ma jambe dehors avant que la seconde ne la rejoigne. En appuyant sur mes coudes, je remonte centimètre par centimètre jusqu'à extirper mon bassin du tonneau. Je fais quelques figures dont un grand écart - c'est ici que la deuxième couche de tissu demandée à Serilda est bien utile pour ne pas illuminer la foule avec ma lanterne - avant de me mettre en poirier. A partir de cet instant, je laisse mes pieds joints lentement descendre en arrière, afin de produire ma première contorsion en position de roue : peu à peu, alors même que mes bras, ma tête et mes épaules sont toujours enfermés dans le tonneau, mes deux pieds vont toucher terre à l'extérieur. Puis je prend appui sur eux et d'une impulsion de mes mains, je quitte enfin mon petit contenant, pour saluer la foule.
Je suis accueillie par des centaines d'applaudissements.
Je ne les regarde pas. Je ne suis plus vraiment là. Mon visage devient une façade de scène, un sourire sympathique simulant une certaine facilité, un confort dans mon numéro à venir, alors qu'il est le fruit de cinq années d'un travail acharné fait de volonté et de courbatures. Il y en aura toujours pour dire que mon art est le fruit d'une prédisposition naturelle, d'un talent offert par la nature : c'est faux. J'étais raide comme une planche quand j'ai commencé, je trouvais juste cela amusant que d'être en équilibre sur mes mains. Mais quand on est seule, très seule, et qu'on passe ses journées entières à travailler, huit heures par jour au minimum, on peut tout faire.
J'enchaine les figures sans plus les réfléchir, en transe. Mon esprit si souvent en ébullition semble s'apaiser pendant l'exercice, trouver une sérénité que seule une concentration extrême peut lui offrir. C'est dangereux de trop cogiter pendant un numéro, car il y a trop de choses à penser. La position de chaque membre, le visage qu'on offre, le doute sur l'appréciation du public, la crainte du prochain mouvement, le regret du précédent. C'est là que le travail et la répétition entrent en jeu : à force de le faire encore et encore, la conscience s'efface. Je n'ai plus besoin "d'être là", mon corps se meut à son gré sans que je n'ai encore à lui demander de le faire, uniquement par habitude musculaire.
J'ai pas besoin des gens, de leur approbation, de leur soutien. Dans ma tête en cet instant, je suis seule. Et c'est très bien comme ça.
Lorsque la première partie de mon tour de se conclut, je suis trempée comme une soupe de ma propre sueur. Il fait chaud dans un chapiteau, avec autant de gens agglutinés, même en hiver - et si mon costume est magnifique, il tient chaud. Ma conscience semble revenir, et pour la première fois depuis le début de mon numéro, j'aperçois la foule extatique. J'ai apparemment été talentueuse jusque là, car les applaudissements battent à tout rompre.
- Voyez-vous cher public, Tristepanse est une halfeline turbulente, qui ne tient pas en place. Vous l'avez constaté, elle n'arrive tout simplement pas à rester sagement debout comme les personnes normales, il faut toujours qu'elle se tortille et qu'elle se faufile, vous verriez ça au quotidien, c'est tout simplement épuisant. C'est pour cela qu'au cirque Bonchardon, nous n'avons d'autres choix quand elle termine sa prestation que de l'attacher bien solidement !
Assmus s'en donne à cœur joie. Il prend un rictus mauvais tandis qu'il entre dans la cage pour me rejoindre. Je prend mon air de petite victime, tandis qu'il m'enfile ma camisole - c'est un bout de vêtement qui ne va que de mon cou à mes seins, mais avec de très longues manches, afin qu'une fois mes bras dedans, on puisse nouer les deux bouts de tissu derrière mon dos.
Toute penaude, je m'assied sur ma chaise en bois, avant que Folbouffon ne vienne attacher mes chevilles aux deux pieds de devant avec de la ficelle. Puis enfin, lorsqu'il se relève, c'est pour attraper une solide chaine en métal qu'il affiche avec un air cruel au public, la tendant entre ses bras pour démontrer sa solidité. Il se retourne vers moi, et l'enroule plusieurs fois autour de mon ventre et du dossier de la chaise. Je suis complètement immobilisée.
- Cette méthode d'éducation halfeline est garantie on ne peut plus pédagogique : n'hésitez pas à la reproduire avec vos enfants les plus agités à la maison ! Madame, oui, vous madame, venez une minute vérifier que Tristepanse est bel et bien immobilisée ! N'ayez pas peur, elle ne peut pas vous mordre dans son état, c'est promis ! Là, vous voyez, le nœud de la camisole est on ne peut plus serré ! N'ayez pas peur de tirer sur la chaine en acier, vous allez voir, les maillons sont bien solides - il faut bien cela pour la contenir, vous savez ?
Gloussements dans le public. La dame acquiesce. Je joue si bien la victime qu'elle me jette un air compatissant, comme si elle me signalait vouloir me secourir mais ne le pouvait pas.
Rimi revient tout à coup avec une mine catastrophée, et alpague Assmus avec de grands signes paniqués.
- Ah, nous avons des problèmes en coulisse ! Je suis désolé messieurs dames, je vais devoir m'absenter quelques minutes... je vous laisse avec Tristepanse ! Pas d'inquiétude, attachée comme elle est, elle ne devrait pas vous ennuyer outre mesure ! Je ferme la porte de sa cage, je tourne la clé, voilà, comme ça... là, c'est sur elle ne bougera pas. Je reviens vite, promis !
Silence dans la salle tandis que Folbouffon disparaît. Murmures à nouveau - est-ce une entracte ? Les problèmes en coulisse sont-ils réels ou bien... ?
Ma mine penaude s'efface, et je prend un grand sourire confiant. A moi de jouer.
Je commence les à-coups au niveau de mes chevilles. A chaque fois, ma chaise fait un petit saut, et l'impact résonne sur le bois de la scène. Tout le monde me regarde, le silence est revenu. C'est pas pour rien qu'Assmus fait vérifier la camisole et la chaine avec les mains, mais pas la corde à mes chevilles - c'est parce qu'elle est pas faite avec du chanvre, mais avec des boyaux de mouton. La différence c'est qu'elle est un peu plus élastique, et couplée avec un tout petit jeu laissé par Assmus, et mes articulations particulièrement souples, c'est plus que suffisant pour qu'à-coup après à-coup, j'arrive à me défaire de mes liens.
Les spectateurs sont très réceptifs à ce que je fais : il y a un silence respectueux incroyable. Tout le monde m'observe : d'accord, j'avais libéré mes chevilles, mais à quoi bon alors que je suis si solidement harnachée à ma chaise ? Mes pieds ne me servaient à rien, vu que j'étais toute petite, ils ne touchaient même pas le sol, à cinq malheureux centimètres près.
C'est la partie la plus difficile. Je dois me mettre en équilibre sur mes pointes, et porter tout le poids de mon corps et de la chaise sur le bout de mes orteils tandis que je me penche légèrement en avant. Chaque seconde dans cette position fait un mal de chien, et je dois la tenir un bon moment puisqu'il n'y a qu'ainsi, en dandinant lentement mes épaules et mon buste, que je peux faire tout doucement coulisser la chaine de métal le long de mon dos. Millimètre après millimètre, seconde après seconde, je souffle comme un bœuf et transpire comme un porc, mais je garde mon sourire.
Quand enfin la chaine se décroche du dossier, libérée de ma chaise je pars en avant et tombe sur le sol. Là encore, mon entrainement paye : s'il y a quelques années je m'étalais face contre terre, maintenant j'ai le réflexe d'arrondir mon ventre pour me réceptionner dans une douceur relative. Il y a eu un cri de surprise général quand je me suis effondrée, comme par empathie envers moi, par crainte que je me sois blessée. Là encore, j'en joue un peu en restant immobile quelques secondes, puis reprend le numéro. Je reste face contre terre, mais soulève mes jambes et mon bassin pour prendre la pose du scorpion : ainsi positionnée, mes pieds sont à même d'aller se glisser dans le nœud de la camisole situé dans mon dos. Il me faut quelques secondes pour bien affirmer ma prise, mais une fois que c'est fait je n'ai plus qu'à serrer très fort les orteils et à tirer pour que l'entrave se délie.
Je me relève, arrache la camisole, et la jette de l'autre côté des barreaux avec un air fier. J'échange un regard avec la foule, puis met mon index sur mes lèves pour leur intimer le silence : ce ne serait pas très courtois de révéler à Assmus mon évasion n'est-ce pas ?
Puis, au lieu de me diriger vers la porte fermée de la cage derrière moi, je vais droit vers eux. Les barreaux sont très proches les uns des autres, ça ne semble pas possible de s'y glisser... mais là encore, il n'y a aucune partie de mon corps qui ne soit pas accoutumée au fait d'être compressée et écrasée. Le plus difficile c'est ma tête - le crâne offre assez peu de liberté en terme de souplesse et d'élasticité, alors je suis toujours obligée de forcer pas mal quitte à m'écraser très fort les tempes. Mais ça passe toujours, tant qu'on prend le temps de bien faire les choses sans céder à la panique.
Une fois dehors, je salue mon public respectueusement en me courbant en avant. C'est une ovation de cris enthousiastes et un concert d'applaudissements qui m'acclame. Le spectacle terminé, ma transe s'arrête et mon esprit retrouve sa place dans ma tête. Mon visage partage le rouge de l'effort au à celui de la timide fierté. Je n'ai pas le recul pour savoir si ma prestation était bonne ou mauvaise, mais la réaction de la foule me laisse penser que j'ai été exceptionnelle.
J'ai faim, maintenant.