La lande s'est tue sous la lune
Dans les collines profondes et les villes
Frappa une bien terrible infortune
Du Reik aux Montagnes Noires
Mon pays est semé d'os fumants
Oubliées les antiques victoires
Dispersées les cendres dans le vent
Les ruines sont dévorées par les lierres
Au fond de l'âtre le feu est froid
Seul je chante les vieilles pierres
Et la couronne d'un défunt roi
L'écho lointain d'une beauté fanée
Qui me rappelle à mon fier pays
Résonnera encore dans tes vallées
Faites que je l'entende, Solland chéri !
Le soleil lui-même point ne brille
La lande s'est tue sous la lune."
La Complainte du Solland
En ce dix-huit Sigmarzeit de l'an 2532, la foule de l'Alttorplatz ressemblait à une marée mouvante et sans cesse changeante. Cette place, où se tenait d'ordinaire le marché de Pfeildorf, était noire du monde qui s'était accumulé dans la ville depuis les derniers jours à l'approche des festivités qui allaient se dérouler dans la journée. En effet, le premier jour de l'été était une date révérée au sein de l'Empire car c'était celle où l'on célébrait le couronnement de Sigmar mais aussi son abdication, lorsqu'il renonça au monde mortel pour agrandir le royaume des Dieux. A cette occasion, des centaines de personnes avaient afflué depuis les villages alentours en direction de l'ancienne capitale du Sudenland pour prendre part aux commémorations et aux messes qui allaient avoir lieu. En fin de soirée, les fidèles allumeraient des flambeaux et suivraient le Grand Lecteur du temple de Sigmar le temps d'une procession le long des murs de la cité. Mais pour l'heure, la grande majorité des pèlerins étaient réunis sur cette immense place pavée au milieu des marchands ambulants et de leurs charrettes à bras remplies de miches de pain doré et décorées de chapelets de saucisse de mouton, des vendeurs de parchemins de prière -à agrafer sur ses habits- et d'amulettes douteuses, des jongleurs, des cracheurs de feu, des comédiens itinérants, des montreurs d'ours et autres saltimbanques, des patrouilles de gardes sur les nerfs et de voleurs à la tire aussi véloces que des renards. L'ambiance était survoltée tandis que les rayons du soleil perçaient les nuages fins et échauffaient les esprits. Certains habitants s'amusaient à observer cette multitude grouillante depuis les balcons des grands bâtiments à colombages qui surplombaient l'Alttorplatz.
C'est à travers cette masse consistante et bouillonnante d'êtres humains qu'Anton, le baron Lothar von Ülmer et les deux fils de ce dernier essayaient de se frayer un passage. Juchés sur leurs chevaux -dont ils tenaient les rennes courtes à l'extrême- ils tâchaient de traverser la place pour prendre la Schloss Strasse et remonter vers le quartier riche de l'Alderhorst, ville dans la ville bâtie sur la crête qui surplombait la confluence de la Sol et du Reik supérieur. Les cavaliers, l'un derrière l'autre, étaient obligés de faire avancer leurs montures d'un pas lent pour éviter de bousculer un pèlerin trop violemment ou d'écraser un enfant chahutant et inattentif, tant est si bien qu'ils durent s'arrêter plusieurs fois pour laisser passer chariots et cortèges et qu'ils mirent une bonne heure à traverser l'Alttorplatz. Lothar von Ülmer, robuste vieillard à la barbe grisonnante approchant les soixante-cinq ans, jurait et pestait à mesure qu'ils progressaient lentement à travers la foule. Il maudissait les manants et les zélotes qui se pressaient en vagues compactes devant son cheval, chantant et psalmodiant sans faire attention à ce qui les entourait. Plusieurs fois, il se baissa contre l'encolure de son cheval en poussant un grognement et saisi un importun distrait de sa poigne puissante pour l'écarter de son chemin, qualifiant l'ahuri de canaille en lui jetant un regard courroucé.
Anton, qui chevauchait derrière le baron exaspéré, n'était guère surpris par les imprécations de ce dernier. Il connaissait bien Lothar, puisque celui-ci était une figure de son enfance. En effet, il était l'un des proches amis de feu son père, un seigneur dévoué à sa famille, sa terre, ses gens et ses dieux. Pour le maître de Terre-Noire, le rire puissant de Lothar qui emplissait la grande salle de la forteresse de ses aïeux était un souvenir vivace. Le caractériel baron de Kroppenleben et le père d'Anton étaient souvent partis chasser le sanglier, le lynx ou le cerf dans les Collines Sauvages. Les fils de Lothar, Karl -trente-neuf ans- et Ludwig -trente-six ans- avaient hérité de la carrure puissante de leur père. Comme lui, ils portaient la barbe et les cheveux nattés. Leurs lourdes capes de fourrure tombaient sur la croupe de leurs chevaux. Enfants, ils avaient été des compagnons de jeu pour Anton. En grandissant, c'était une rivalité bourrue qui avait remplacé l'amitié juvénile entre les rejetons des deux familles, ce qui ne les empêchait pas cependant de se traiter avec respect et considération depuis toutes ces années. Mais ce qui importait probablement le plus au baron de Terre-Noire, c'était la certitude que les Von Ülmer étaient des défenseurs fidèles du Sudenland, des partisans loyaux de celui qu'ils reconnaissaient comme le successeur légitime du Comte Électeur Eldred von Durbheim. Les éclats colériques de Lothar qui émaillaient le Conseil des Pairs du Sudenland depuis aussi longtemps qu'Anton y siégeait en étaient certainement la preuve. A chaque session de ce cénacle inutile, le vieil orageux ne manquait pas une occasion de tempêter contre les impôts provinciaux imposés aux seigneurs de l'Est de la Sol, contre la hausse des taxes sur les marchandises exportée à Pfeildorf depuis le Sud ou encore contre la prépondérance du rôle des guildes marchandes au sein des affaires du Conseil. Il fustigeait constamment l'autorité qu'exerçait Nuln sur ce qu'il considérait être une province impériale reconnue de droit. Il contestait ouvertement ce qu'il jugeait être une véritable occupation de la part des Wissenlandais et en venait parfois, lorsque il avait un peu bu et que les esprits commençaient à s'échauffer, à prendre à parti la Grande-Comtesse Emmanuelle von Liebwitz elle-même, ce qui lui valu des réprimandes officielles à plusieurs reprises ainsi que la menace d'être déchu de sa dignité de Pair du Sudenland de manière irrémédiable.
C'est précisément au Conseil des Pairs qu'ils se rendaient en ce jour saint. Cette assemblée de façade était composée des dirigeants des principales familles aristocratiques du Sudenland, mais aussi des représentants des guildes les plus influentes de la région telles que celles des Tondeurs, Tailleurs et Tisserands, Tanneurs, et Cordonniers qui se trouvaient aussi êtres celles qui étaient le plus impliquées dans la majeure partie des activités d'exportation de la région. Un délégué de la Maison des Guildes occupait également un siège du Conseil pour défendre les intérêts confondus des corporations plus modestes, telles que les guildes des Artisans, Fabriquants d'Arcs et Fléchiers, Charpentiers, Bateliers, Forgerons, Manouvriers, Charretiers et Vignerons. Deux sièges étaient réservés au Grand Lecteur de Sigmar et au Prêtre de Véréna -le culte de Taal et Rhya ayant refusé d'être représenté comme à son habitude- et un siège était pour le Secrétaire Privé, un homme nommé Franz Walsinheim qui représentait officiellement la bureaucratie gouvernementale mais qui, officieusement, n'était là que pour assurer les intérêts de la famille Toppenheimer qui régnait sur la ville-franche de Pfeildorf. Enfin, un dernier siège était destiné au représentant de la communauté naine de la ville qui était modeste mais bien implantée du fait de la proximité de forteresses telles que Karak Hirn et Karak Norn. Le Conseil des Pairs avait des prérogatives légales, comme celle de publicité des actes administratifs pris à Wissenburg ou des ordonnances, déclarations et décrets émanant du fantomatique Grand Conseil de Nuln. En outre, le Conseil des Pairs était également chargé de pointer du doigt les irrégularités et les incompatibilités entre les lois en vigueurs et les coutumes observées dans ce qui était encore, il y a peu, la Grande-Baronnie du Sudenland. Enfin, le Conseil se réunissait pour servir de scène aux différentes doléances des seigneurs locaux à qui l'ont souhaitait donner l'illusion qu'ils bénéficiaient encore d'une quelconque influence sur la manière dont les affaires étaient conduites dans cette partie reculée de l'Empire. Mais en réalité, chaque session était entièrement chapeautée par Etelka Toppenheimer, la baronne de Pfeildorf, à travers Franz Walsinheim. Les pots-de-vin étaient monnaie courante et assuraient que les représentants des guildes, qui agissaient de toute façon de concert dans un soucis d'intérêts communs, suivent les motions ou les sanctions proposées par le Secrétaire Privé, traditionnellement soutenu par le Grand Lecteur également. Chaque proposition n'était acceptée que si elle rassemblait les deux tiers des voix et le pouvoir en place s'assurait ainsi d'une immobilisme constant qui laissait les seigneurs impuissants, d'autant plus que même parmi ces derniers, peu n'étaient pas corrompus par l'or du Nord et ils n'étaient que trois ou quatre Pairs à se placer sans équivoques sur l'échiquier politique factice qui leur avait été offert. En outre, chaque session était surveillée par le Geheimwächter, un officier de la police secrète de la Grande-Comtesse qui y était officiellement "convié" sans qu'il n'ai de droit de vote ou d'intervention.
C'était pour cette raison que, maintes fois, Lothar von Ülmer avait juré devant les dieux et les hommes de ne plus "foutre les pieds dans ce nid de vipères borgnes et de pédérastes unijambistes." Pourtant, il était venu à Terre-Noire accompagné de ses deux fils pour trouver Anton avant de se rendre ensemble à un énième et insipide Conseil car cette fois, ce congrès-leurre promettait quelques rebondissements. En effet, l'un des informateurs de Lothar à Pfeildorf avait informé le vieux baron d'une rumeur qui courrait dans la ville : on disait que l'héritier de la couronne du Solland était revenu et qu'il allait réclamer son dû au prochain Conseil des Pairs. Cette nouvelle s'était avérée aussi précieuse qu'alarmante et Lothar avait donc décidé d'affronter une nouvelle fois les quolibets et les regards paresseux des bourgeois corrompus pour éclaircir ce mystère et vérifier ces murmures aux côtés de celui qu'il considérait jusqu'alors comme le véritable et légitime successeur d'Eldred von Durbheim. L'arrivée impromptue de ce qui ne pouvait être qu'un imposteur représentait cependant une menace pour la revendication des Von Andeldoch bien que, en l'état actuel des choses, il était discutable que l'irruption d'un autre héritier potentiel ne changea rien à l'impasse politique dans laquelle se trouvait le Sudenland.
C'est donc animés autant par curiosité que par scepticisme que les cavaliers se frayaient tant bien que mal un chemin dans la foule compacte et enfiévrée par le mauvais vin et la fournaise de la promiscuité. Après bien des peines, ils parvinrent finalement à s'extraire de cette gangue humaine et grouillante et à s'engager dans la Schloss Strasse. C'était la principale artère de l'Alderhorst et elle remontait lentement le quartier jusqu'au sommet de la colline où trônait le Château Adlerhorst. La voie pavée était assez large pour que deux chariots puissent s'y croiser sans heurt et était bordé de hauts bâtiments à colombages et aux toits d'ardoises bleutées qui abritaient des boutiques cossues et leurs riches propriétaires. Anton et ses compagnons de route remontèrent la rue en passant entre les groupes d'habitants et de pèlerins qui s'étaient quelque peu clairsemés. Ils arrivèrent en vue de la Tempelplatz où se faisaient face la Grande Eglise de Sigmar et le temple à colonnades de Véréna mais ils bifurquèrent juste avant dans une rue de taille plus modeste qui s'engouffrait dans les pâtés de maisons hautes bordées d'échoppes. Une petite rigole passait en milieu du passage affaissé et permettait aux eaux usées de s'écouler vers les égouts du quartier, bâtis sur le modèle de ceux de Nuln. Ici en revanche, ils ne desservaient que la riche population de l'Adlerhorst et le reste de la ville était tout aussi nauséabond que les autres bourgs de l'Empire. Les deux barons et les fils Von Ülmer avançaient dans l'ombre des façades, les sabots de leurs chevaux claquant contre le pavé poli. Bientôt, ils tournèrent à nouveau pour s'engouffrer sous une arche en pierre par-dessus laquelle des étages étaient bâtis. Ils pénétrèrent dans une grande cour intérieure au centre de laquelle trônait un magnifique chêne dont les racines puissantes déchaussaient les dalles de pierre les plus proches. Les bruits incessants de la ville étaient étouffés dans cet endroit que l'on appelait la Maison du Chêne, un complexe de bâtiments administratifs et de dépendances organisées autour de la cour et dont les Toppenheimer étaient propriétaires. C'est ici que se réunissait le Conseil des Pairs du Sudenland depuis plusieurs années déjà.
Les voyageurs mirent pied à terre et deux pages vinrent se charger de leurs montures pour les amener à l'écurie qui occupait tout un côté de la cour et où de nombreux chevaux se trouvaient déjà, à l'abri du soleil et des essaims de mouches. Lothar réhaussa son pourpoint de cuir décoré d'une chaînette en argent, vérifia la boucle de la rapière qui pendait contre sa cuisse puis se tourna vers ses fils.
- "Karl, Ludwig, restez ici et attendez nous." leur ordonna-t-il simplement.
Les frères acquiescèrent docilement et allèrent s'installer à l'ombre du grand chêne tandis que Lothar poussait un long soupir.
- "Et nous voilà à nouveau sur le seuil de ce trou à pleutres." grommela-t-il à l'adresse d'Anton. "Crois moi petit, si ton père était encore de ce monde, ça fait longtemps qu'il leur aurai tous cloué le bec avant de rentrer à Terre-Noire pour lever une armée." lâcha-t-il. Peut-être avait-il raison, ou peut-être sublimait-il, dans sa mémoire de vétéran, l'image de celui qui fut l'héritier des Comtes Électeurs du Solland. Le vieux baron soupira à nouveau en jetant un regard vers le grand portail à double battants devant lequel étaient postés deux hallebardiers aux uniformes blancs et gris. "Allons-y."