De tous les endroits pouvant accueillir une cérémonie si importante, il avait donc fallu que les enfants de Siegfried choisissent celui qui lui seyait le moins. Durant ses années passées au collège, Faust n’avait jamais cherché à camoufler le malaise profond qu’il éprouvait à l’égard de la chambre mortuaire. Il savait que cet endroit cachait quelque chose de malsain depuis que ses yeux s’étaient posés sur les rangées de jarres empilées dans ce débarras. Ce n’était pas une opinion rationnelle, certes, mais le sentiment viscéral qui le prenait par les tripes dès qu’il passait par là ne mentait pas. Et effectivement, il lui aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer que quelque chose clochait avec cette célébration. L’air était lourd, l’ambiance terriblement pesante, et l’expression sombre avec laquelle Alphonse le regarda lorsqu’il se présenta à lui ne fit que renforcer l’impression du sorcier. Magalie et Othon mis à part, Alphonse était peut-être l’individu que Faust côtoyait le plus, ici. C’était lui qui, quatre ans plus tôt, l’avait accueilli dans l’enceinte de ces murs, et s’était porté garant de son apprentissage. Plus qu’Aurore (dont il suivait pourtant les enseignements avec assiduité), plus que Siegfried (rien de moins que son maître officiel), Alphonse avait été pour lui un mentor et un ami, dont il connaissait bien le caractère nonchalant, mais attentionné. Alors, autant dire que le voir arborer un air aussi sérieux ne signifiait rien de bon pour le jeune homme. Comme si ça ne suffisait pas à l’inquiéter, des murmures s’élevant depuis la salle ne tardèrent pas à attirer son attention. Quelque chose se préparait à l’intérieur. Quelque chose d’une envergure certaine. Sa curiosité naturelle aurait pu le pousser à harceler le mage-bandit de questions, dans l’espoir de percer sans plus attendre le mystère caché derrière cette porte, mais il n’était pas dans ses habitudes de chercher à accélérer le cours des évènements. La vérité lui serait dévoilée bien assez tôt, alors inutile de se précipiter. Rongeant son frein, l’Altdorfer prit simplement position contre un des murs, bras croisés sur la poitrine, tentant tant bien que mal d’ignorer les urnes funéraires situées non loin. Bons dieux, qu’il détestait cet endroit.
Heureusement, il n’eut pas à attendre bien longtemps : quelques minutes suffirent pour que Magalie fasse à son tour irruption dans la chambre, le gratifiant au passage d’un sourire amical malgré le stress lisible sur son visage. D’ordinaire, la diplomate en herbe se montrait bien plus ponctuelle, mais il ne fut pas surpris de voir que tout ce temps perdu l’avait été à cause d’une robe somme toute assez jolie. Magalie avait toujours été plutôt coquette, autant pour remplir sa future fonction de représentante des collèges que par goût personnel ; une attention portée à l’apparence dont Faust ne s’encombrait pour sa part pas réellement. De toute manière, ce n’était pas comme s’il allait lui reprocher de prendre soin d’elle, surtout pour une occasion aussi spéciale : on ne devenait compagnon qu’une fois dans sa vie. Les deux amis eurent à peine le temps d’échanger un regard solennel qu’Alphonse leur intima d’avancer dans les entrailles de la pièce. Ça y est. Il y était. Son cœur battant la chamade au creux de sa cage thoracique, les poings serrés et le pas déterminé, Faust pénétra plus en avant dans les artères de la salle ; conscient qu’il était peut-être en train de vivre le moment le plus important de sa courte existence.
Et pour cause, ce qu’il vit ensuite allait sans aucun doute rester gravé dans sa mémoire pour les décennies à venir. Marco lui avait déjà vaguement raconté le genre de rites auxquels se livraient les adeptes du chaos, au sein de leurs cultes les plus corrompus. Des sacrifices aux dieux sombres, que l’excentrique Magister s’était toujours chargé de lui retranscrire avec le plus de précision possible, visiblement amusé par les têtes que pouvait tirer l’apprenti lorsqu’on entrait trop loin dans les détails. S’il savait bien que les deux rituels n’avaient rien à voir, Faust ne put néanmoins s’empêcher de penser qu’en d’autres circonstances, il n’aurait eu aucun mal à les confondre. Sept hommes se tenaient face à lui. Six, disposés aux extrémités d’une sorte d’hexagramme que l’obscurité ambiante lui cachait en partie. Puis un dernier, blessé et attaché au centre de cette mystérieuse assemblée. Il entendit Magalie glapir, et suivant la direction de son regard, leva les yeux vers le plafond, seulement pour les écarquiller en apercevant la forme grotesque qui semblait comme s’en écouler. Jusque là, les familiers qu’il avait rencontrés possédaient au moins une apparence relativement humanoïde, ou dans le cas d’Othon, carrément animale. Mais exception faite des traits vaguement arachnéens que donnaient à Corneille ses huit yeux rougeâtres, la créature n’avait absolument rien de naturel. C’était un être de pure magie, dont il ne pouvait s’empêcher d’admirer l'aspect aussi onirique que fascinant. Mais la rêverie ne dura pas. Il suffit à Alphonse d’une phrase pour que le compagnon comprenne de quoi il en retournait, et prenne pleine mesure de la gravité de la situation. Que son mentor soit préoccupé ne le surprenait pas, au vu de ce qui les attendait. Ce n’était pas une simple remise de diplôme, non : les deux compagnons allaient devoir assister à une Pacification. Le pire châtiment qu’un mage ayant trahi les ordres pouvait se faire voir infliger, et un destin que tous considéraient comme plus cruel encore que la mort. Une castration, rien de plus, rien de moins. Couper définitivement le lien unissant un Homme à l’Aethyr, détruire une partie de son âme pour l’empêcher à tout jamais d’utiliser la magie : faire d’un être capable de modifier la réalité une simple coquille vide.
Et Faust n’en manqua pas une miette.
Son sang bouillait à l’intérieur de ses veines, la bile lui montait à la gorge, chaque fibre de son corps lui intimant l’ordre de s’éloigner le plus loin possible de ce massacre. Son cœur se mit à battre plus vite encore, ses contractions sourdes se réverbérant à l’intérieur de son crâne. C’était inhumain, et pourtant, il ne devait en détourner les yeux. La simple réalisation qu’à une époque, il aurait probablement tout fait pour se trouver à cette place et se débarrasser de ses pouvoirs suffisait à lui donner des sueurs froides. Fermer les paupières était inutile : sa vue pouvait être dominée, mais sa perception de la magie, elle, continuait de fonctionner quoiqu’il en dise. Les vents se déchaînaient, et il ne pouvait rien faire pour s’éviter le triste spectacle d’une âme déchirée en infimes fragments. Pendant un temps qui lui parût durer une éternité, il se retrouva seul.
Seul en tête à tête avec le condamné, si bien qu'il en oublia le reste du monde, concentré à observer les effluves de dhar qui émanaient du châtié. Il n’en apercevait pas beaucoup, en vérité. Pour la grande part, l’aura du pacifié ne se différenciait en rien de celles des autres mages présents. Une brume de gris en mouvement constant, assez similaire à la sienne. Mais sa teinte n’était pas pure, immaculée comme pouvait l'être celle de Siegfried. Elle paraissait assombrie, alourdie par une volute de peinture noire, dont il ne connaissait que trop bien l’origine : l’empreinte de la dhar. Minime, certes, mais bien présente. Et c'était là tout ce dont Faust avait besoin pour ne pas craquer sur-le-champ.
Le problème, pour lui qui se trouvait être une personne aussi empathique, c’est que la compassion entravait bien souvent son sens de la justice. L’Umbramancien ignorait qui pouvait bien être l’homme accroupi devant lui. Il ne connaissait ni son nom, ni son histoire, pas plus qu’il ne percevait le son de sa voix. Néanmoins, une partie de son être ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce qui avait bien le mené sur cette route. Peut-être que c’était un homme bon, au fond. Un simple mage gris, comme lui, que les évènements avaient poussé sur une voie malheureuse. Il n’en savait rien, il ne le saurait jamais, mais cette petite voix lui chuchotant à l'oreille pouvait amoindrir son jugement, et l’encourager à faire confiance à des individus ne le méritant pas. Le jeune homme doutait, mais cette hésitation se voyait aussitôt dissipée dès que l’on parlait de dhar. La magie noire était par nature maléfique. Lorsqu’un sorcier présentait le moindre signe de cette magie corrompue, alors Faust pouvait mettre de côté son empathie et ses doutes. Plus de débat, plus de sympathie pour les démons ; la dhar était une indication objective de moralité, suffisante en soi pour qu’il puisse chercher à éliminer un homme sans autres raisons. La preuve ultime du Mal, en quelque sorte. Cet individu avait eu recours à la magie noire, alors il méritait son châtiment, et cette certitude aidait le Reiklander à soutenir du regard cette vision d’horreur.
Petit à petit, le temps commença à reprendre son cours. L’aura du malfrat finit par disparaître complètement, et enfin cessèrent les incantations. La pacification s’acheva dans le plus grand des silences, tandis que Faust, chancelant, évita de justesse de tomber à la renverse. Alors qu’il tâtonnait le sol, comme pour vérifier que tout ceci était bien réel, la perception de son entourage lui revint doucement, sa transe à présent terminée. Si l’objectif de cette exécution avait été de servir d’exemple, surtout vu l’intransigeance bien connue de l’ordre gris, c’était pour le moins réussi. Voilà donc ce qu’il en coûtait de trahir les collèges de magie…
La suite des évènements lui parut diluée, comme s’il ne la vivait qu’à travers un filtre. Ses professeurs défilèrent dans la salle, un à un, mais il ne leur prêta qu’une attention partielle. Il se releva machinalement, laissant Siegfried déblatérer son discours, sans que les mots prononcés ne trouvent écho dans ses pensées. Tout juste haussa-t-il un sourcil en entendant l’étrange patronyme de seigneur-magister, avant qu’une réflexion assommante sur l’ordonnance impériale de sorcellerie ne vienne tuer dans l’œuf son sursaut d’énergie. Puis enfin, ils furent appelés. Rassemblant un semblant de courage, le magister prit place, et s’agenouilla solennellement devant le patriarche, tête baissée vers le sol. On ne lui demanda pas de prêter serment, comme cela aurait pu être le cas dans les autres collèges ; même si son esprit venait à faiblir, à douter du bienfait de sa mission, ce qu’il avait vu ici suffirait amplement à assurer sa loyauté pour les années à venir. Plus que jamais, Faust se sentait prêt à assumer toutes les conséquences d’un manquement à ses devoirs. Il avait vu de ses propres yeux le risque à encourir pour qui souhaitait combattre de si près la corruption. Corneille réapparut au-dessus d’eux, et le Valdorf imagina l’espace d’une seconde son regard difforme se poser sur lui. Mais rien ne lui arriva. L’amas goudronneux se contorsionna simplement, et de sa gueule monstrueuse, Siegfried tira une épée. Sans mentir, c’était probablement la plus belle lame qu’il lui avait été donné de voir. Tendant les bras, le jeune homme l’attrapa d’une main hésitante, agrippant entre ses doigts fins le fourreau de cuir dans lequel elle reposait. Il la dégaina de quelques centimètres, seulement pour en admirer la noirceur, et l’absence totale de reflet sur le plat de sa lame. Les rubis rouges qui agrémentaient sa garde lui rappelaient sensiblement les yeux de son créateur : c’était à se demander comment un familier à l’apparence si repoussante pouvait donner naissance à une arme d’un tel raffinement. Mais qu’importe. Il passa l'artefact d’Ulgu à sa ceinture, et recula pour laisser place à Magalie. On lui donna également une épée, puis les deux compagnons furent invités à quitter la salle, et à attendre les convocations où leurs missions seraient définitivement attribuées.
En sortant de la chambre, le jeune homme faisait peine à voir. Il éloigna de son visage une mèche de cheveux que la sueur avait rendue trop collante à son goût. Encore tremblant, la main fermement serrée sur la garde de son insigne, il marcha alors dans le couloir silencieux, Magalie sur les talons, jusqu’à atteindre le grand hall où le groupe avait l’habitude de se réunir. Et là seulement il cessa de lutter, avant de s’écrouler sur la chaise la plus proche, laissant enfin retomber le poids de ses émotions. Pour papa, pour Hannah, et pour tous les autres. Il avait réussi.
- Luccini, donc ?
Assise sur un coussin non loin de lui, Magalie releva la tête, comme ramenée à la réalité par cette question soudaine. Un bon quart d’heure s’était écoulé depuis la fin de la cérémonie, et aucun d’entre eux n’avait pourtant osé prendre la parole. Une période de flottement qui leur donnait le temps de se ressaisir, mais à laquelle Faust avait jugé bon de mettre un terme : la diplomate ne se trouvait pas dans un meilleur état que lui, alors lui changer les idées paraissait être une sage initiative. Elle se força à sourire, tentant de conserver une certaine dignité. Par fierté, en partie, mais Faust présuma qu’elle essayait simplement de ne pas l’inquiéter outre mesure.
- En effet. On ne m’en a pas encore donné les détails, mais tu n’es pas sans savoir que l’influence de l’ordre s’étend bien au-delà des frontières de l’Empire. Les républiques de Tilée sont divisées, ce qui ne les rend que plus facilement corruptibles par les forces des dieux sombres. Je n’ai pas ta vocation à éliminer directement ceux qui gangrènent nos institutions. Mais si surveiller les agissements de nos voisins peut aider à maintenir la paix relative que nous avons gagnée depuis la Tempête, alors je ferais ce qui est en mon pouvoir pour la préserver.
À cette déclaration, le compagnon répondit par un simple hochement de tête. Il ne faisait aucun doute pour lui que si une personne devait représenter leur collège, c’était la jeune femme qu’il avait devant les yeux. Magalie possédait une noblesse, un charisme, ce quelque chose en plus qui lui permettait si facilement de se lier avec autrui. Tout comme il s’était acharné à développer sa magie et ses connaissances, la Magister avait fait le nécessaire pour se montrer à la hauteur de la fonction qu’elle souhaitait remplir.
- Je t’envie un peu, quelque part. J'ai toujours voulu y aller. Pouvoir visiter l’Acropole, le Grand Mausolée de Morr, assister au Conclave...
- Faust, à t’entendre, on croirait que je m’y rends pour me reposer.
Loin de se renfermer devant cette remarque maladroite, l’Umbramancienne eut un gloussement amusé, qui rassura l’impérial plus qu’il ne le gêna. Si cette simple discussion pouvait les aider à ne plus broyer du noir, et à écarter de leurs esprits le souvenir de la pacification, alors c’était déjà une petite victoire en soi.
- Et qu’en est-il de toi ?
La légitimité de la question ne faisait aucun doute, mais Faust ne pouvait pas encore apporter de réponse à cette énigme-ci. Le lieu de sa future affectation était aussi nébuleux pour lui qu’il l’était pour la demoiselle.
- Aucune idée. Il doit y avoir une raison pour laquelle ils ont décidé de me nommer maintenant, mais je n’en sais pas plus, pour le moment. C’est arrivé si vite…
- Inquiet ?
- Curieux, plutôt.
Un sourire réconfortant se dessina alors sur le beau visage de la sorcière, tandis qu’elle plongeait ses yeux noisette dans ceux de son camarade.
- Tu t’en sortiras, quoi qu’il arrive. Je ne me fais pas de soucis à ce sujet.
Le Valdorf lui rendit son sourire, puis dirigea son regard vers le plafond. Encore quelques dizaines de minutes, et tout lui serait révélé. Les secondes s’écoulèrent à nouveau dans le silence, avant que le sorcier ne se décide à décrocher l'épée de sa ceinture, pour venir la poser sur ses genoux. C’est qu’elle était plutôt légère, en plus de ça.
- Tu penses que je dois lui donner un nom ?
Magalie cligna des yeux. Une fois, puis deux, avant d’entrouvrir la bouche, comme si elle avait du mal à comprendre la question.
- Un nom ?
- C’est Corneille qui a créé cette épée. Ce n’est pas un vulgaire morceau de métal. Cette lame est autant un enfant de l’Ulgu que nous le sommes toi et moi. La nommer me paraissait donc une bonne idée.
Son interlocutrice se contenta de hausser les épaules, visiblement circonspectes.
- Et à quoi pensais-tu ?
- Vérité.
L’expression perplexe de la jeune fille se mua l’espace d’un instant en un franc sourire.
- Vraiment ?
Difficile de donner un nom plus ironique pour un umbramancien, mais Faust l’aimait bien. Outre l’aspect clairement paradoxale, cela correspondait également plutôt bien à ses croyances Vérénéennes. C’était là sa mission en tant que Gris Protecteur : utiliser les mensonges et les subterfuges pour dévoiler la vérité, et faire sortir de l’ombre les monstres s’y cachant.
- Soit, mais ne la baptise pas à moitié, dans ce cas. Siegfried a dit qu’il était possible de la camoufler, n’est-ce pas ? Essaye donc.
- Tu ne veux pas le faire en première ?
- En toute honnêteté, j’ose espérer que je n’aurai pas à m’en servir autant que tu le feras. Alors je peux bien te laisser cet honneur.
Il ne lui en fallut pas plus pour s’exécuter. Se levant de sa chaise, il sortit l’épée de son fourreau, pour ensuite la saisir à deux mains, face à lui. La tenir ainsi ne servait pas à grand-chose, l’arme étant clairement conçue pour être prise à une main ; Salim lui avait au moins partiellement inculqué le maniement d’une épée, et cette dernière semblait faite de telle sorte à ce qu’il puisse l’utiliser en conjonction avec son pistolet, ou un des poignards d’ombre qu’il savait désormais invoquer. Mais de cette manière, il pouvait distinctement sentir l’Ulgu composant l’épée s’écouler dans ses avant-bras, et son corps lentement s’enfiévrer d’une chair de poule. Elle était réellement sublime. Sa Vérité. L’outil qui lui permettrait de réaliser ce pour quoi il était né, la mission pour laquelle les dieux avaient jugé bon de lui insuffler le don de la magie. Afin de protéger ce monde et ses habitants du chaos les accablant.
Pour purger l’Empire du Mal.