Egalement épuisée par ces dernières heures, Déistra s'endormit rapidement, d'un sommeil de plomb, calme et réparateur...
Mais rapidement, elle se mit à s'agiter dans son sommeil, son corps tremblant, ses bras s’agitant en tous sens. Elle se mit à tourner et retourner, gémissant ou parlant à voix basse, énonçant sèchement de brefs mots perdus dans son agitation générale. Son corps se mit à transpirer, ses tremblement s’amplifièrent, et ses membres s’agitèrent en tous sens, comme si elle était prise de convulsions…
***
…Déistra marchait dans un long couloir de marbre blanc veiné de bleu, de rose et de mauve. De grandes vitres sur lesquelles se reflétait la lumière des torches laissaient apercevoir un ciel rose parsemé de splendides nuages mauves et jaunes. Une série impressionnante de lourdes armures bariolées ornaient le couloir. De toutes tailles et de toutes formes, il était visible que la plupart d’entre elles n’avaient jamais servi à protéger quoique ce soit d’humain…
Ses pas tintaient curieusement sur le sol, et le son ainsi produit résonnait dans tous le couloir. Néanmoins, Déistra, poussée en avant par elle ne savait quel obscur raison, continuait à avancer. Le couloir se poursuivait devant elle, interminable. Elle marcha ainsi, durant des heures et des heures…
Après un certain temps, toutefois, une porte monumentale apparut au bout du couloir, loin, très très loin de l’endroit où elle se trouvait. Pressant le pas pour s’en rapprocher, elle ne remarqua cependant pas la moindre différence. La porte restait toujours aussi loin… Elle accéléra encore sa marche, ses enjambées se faisant plus longues et plus rapides, toujours sans effet. Et elle accéléra, encore et encore, jusqu’à se retrouver à courir comme une dératée, ses jambes fouettant l’air comme jamais auparavant. Jamais elle n’avait couru aussi vite, et la douleur poignante qui accompagnait chacun des battements de son cœur le lui faisait ressentir, tout comme la brulure atroce qu’elle ressentait là où se trouvaient ses poumons, ainsi que la fatigue incroyable de ses jambes. Mais elle avait beau dépasser armures et fenêtres à toute vitesse, les portes restaient toujours aussi loin, toujours aussi inaccessibles.
Epuisée, tremblante de fatigue, couverte de sueur, elle s’écroula soudain à terre, son corps heurtant violemment le sol. Sa joue posée sur le marbre froid contrastait étrangement avec la violente chaleur qui avait envahi tout son corps. Mais lorsqu’elle releva la tête, elle se figea soudainement. Elle se trouvait au pied des portes. Ces portes inaccessibles, indéfiniment éloignées, se trouvaient désormais à moins d’un mètre d’elle. De part et d’autre des battants se tenaient deux énormes statues en or, représentant des nymphes lascives et dévêtues occupées à festoyer.
Et, surtout, juste devant elle, se tenait un homme aux cheveux grisonnants en tenue d’apparats complète, sa tenue affichant clairement son statut de majordome. La regardant froidement de sous sa lourde perruque empesée, il se détourna sans mot dire et frappa les portes monumentales de son bâton pommé. Celles-ci s’ouvrirent en silence sur un hall énorme, empli d’une foule de gens en habits de soie et de dentelles fines, qui la dévisagèrent tandis qu’elle gisait au sol. Le majordome avança de trois pas et annonça :
« Dame Déistra de Noiredextre ».
Sans qu’elle réalise comment, elle se retrouva soudain debout, et avançant dans le hall, au milieu de cette foule hostile, dont, elle le remarquait à présent, chaque membre était doté d’un loup de soie noir et or. Hommes et femmes, dans leurs habits resplendissants de brocart, ornés de plis et contreplis, décorés de ferrets et arborant bijoux et diamants, tous se tenaient à bonne distance d’elle, et des murmures moqueurs se glissaient de l’un à l’autre, tandis que le poids de leurs regards pesait sur elle. Cependant, curieusement, elle ne parvint pas à réagir, et elle continua à avancer droit devant elle, comme si son corps était animé d’une volonté propre.
Bientôt, elle fut devant une nouvelle porte, avec, à nouveau, un majordome, à la mise encore plus soignée que le précédent ; Et, une nouvelle fois, elle fut annoncée. Mais cette fois-ci, son arrivée se fit dans l’indifférence la plus totale. Tous les membres de l’assistance, en effet, étaient en train de se livrer aux agapes les plus folles, buvant, chantant et mangeant avec un entrain et une énergie incroyable. Vins précieux, mets fins, desserts raffinés et fruits exotiques arrivaient en un flot continu, et étaient tout aussi vite engouffrés dans les gorges béantes qui les attendaient avec avidité.
Un serveur passa près d’elle et lui offrit une grappe de raisins aux éclats de grenats, mais, alors même qu’elle les portait à sa bouche, ils séchèrent et se détachèrent de la grappe, tombant au sol à ses pieds. A peine remise de sa déception se trouva-t-elle avec une coupe dorée contenant un vin à l’allure royale. Mais à peine eut-il touché ses lèvres qu’il se changea en un vinaigre atroce qui la fit tousser et recracher l’acide liquide. Et durant tout ce temps, ses pieds continuaient leur avance imperturbable. De nombreux autres mets lui furent servis, et, à chaque fois, la même scène se répétait. Et elle avait beau savoir ce qui allait arriver, elle ne pouvait s’empêcher de tenter de manger et de boire, et, à chaque fois, sa déception et sa frustration augmentait.
A ce rythme, cependant, elle parvint brusquement devant une troisième porte, elle aussi gardée par un majordome, dont la mise impeccable rabaissait les deux précédents au rang de simples traines-guenilles. Une nouvelle fois, elle fut annoncée, et, une nouvelle fois, son arrivée se fit dans l’indifférence la plus complète. Et pour cause : partout, allongés sur des couches dotées de draps fins ou isolés dans des alcôves à moitié fermées, les membres de l’assistance célébraient l’amour physique et les plaisirs charnels. Des corps jeunes et démontrant une santé exemplaires se touchaient, se caressaient, s’éloignaient, se rapprochaient, se séparaient et se rejoignaient. Les plus femmes les plus belles qu’elle ait jamais vu côtoyaient les hommes aux traits les plus admirables.
Face à elle, un jeune éphèbe aux muscles luisant se dirigea vers elle, un sourire amical dévoilant sa dentition à la blancheur parfaite, tandis que ses cheveux blonds descendaient en une cascade dorée sur ses épaules. Mais au fur et à mesure qu’il avançait, sa peau se plissa, ses muscles se fanèrent, ses cheveux blanchirent et puis tombèrent, et, elle se retrouva finalement face à un vieillard tremblotant qui tandis une main avide vers elle. Poussant un cri irrépressible, elle fuit en courant, pour aviser une jeune femme à la peau d’albâtre, aux hanches fines et bien découpées, à la démarche chaloupée, à la poitrine ronde et généreuse qui allait vers elle en battant de ses cils gracieux. Mais au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient l’une de l’autre, la peau de sa vis-à-vis se grêlait de tâches vérolées, sa peau devenait flasque et terne, sa démarche se faisait cassée et raide, son visage se plissait et ses cheveux devenaient un immonde amas de saletés.
Une nouvelle fois, elle prit la fuite, mais la scène se répéta, encore et encore. Face à elle, les chairs se gâtaient, pourrissant ou se desséchant. Les cheveux devenaient ternes et puis tombaient, les dents s’abimaient, les muscles étaient remplacés par la graisse, les démarches chaloupées par des claudications de vieillards.
Affolée, paniquée, elle parvint devant une quatrième porte. Un quatrième majordome s’y tenait, son air impérial et sa tenue resplendissante ridiculisant les trois précédents. Et, une nouvelle fois, elle fut annoncée. Et, cette fois encore, ce fut sans marquer personne. En effet, lorsqu’elle pénétra dans la pièce, elle se rendit compte qu’elle était emplie de cris de douleurs, de claquements de fouets, de grésillement de brasero et de grincements de chaines. Partout autour d’elle, des corps suppliciés étaient offerts sans défenses à des bourreaux portant cagoules rouges et or, qui lâchaient des coups impitoyables sur les victimes ainsi offertes.
Mais quand elle voulut s’approcher, bourreaux et victimes, machines à faire souffrir et instruments de tortures s’écartèrent, sans pourtant donner l’impression de bouger. Elle se retrouva un instant face à un rouet sur lequel un homme était attaché, mais le fouet qu’elle tenait en main se transforma soudain en une simple ficelle. L’instant d’après, elle se trouva face à une femme ligotée, tenant une pince chauffée au rouge. Mais la femme et ses garrots s’enfoncèrent soudain dans le sol alors même qu’elle allait porter le premier coup. Et cela recommença, encore et encore. Ses victimes disparaissaient, s’évanouissaient ou mourraient avant qu’elle ne puisse les toucher. Les instruments qu’elle tenait fondaient, se métamorphosaient ou se brisaient.
Hurlant de frustration, elle se retrouva soudain face à une cinquième porte. Gardée par un majordome dont la simple vue faillit la faire s’évanouir d’extase, elle avança jusqu’à ce que ce dernier ouvre la porte et l’annonce.
Mais la salle dans laquelle elle pénétra alors était vide et sombre, juste occupée par un rai de lumière lointain. Sans même s’en rendre compte, elle marcha pour s’en approcher, et finit par distinguer, sous le cône de lumière, un immense sofa occupée par une femme dont la beauté surpassait tout ce qu’elle avait jamais osé rêvé. Seul son profil droit était visible, mais, face à elle, Déistra se senti envahie d’un profond sentiment de honte vis-à-vis de sa propre apparence.
Cependant, lorsqu’elle fut parvenue à proximité, la femme tourna la tête vers elle, et Déistra ne parvint pas à retenir un glapissement d’effroi : Si le côté droit était splendide, le côté gauche était effrayant : une mer de chair en mouvement permanent, aucun trait n’y était visible plus d’un instant, comme si son corps ne pouvait se décider sur son apparence définitive.
L’inconnue ouvrit sa bouche, son côté droit parfait contrastant atrocement avec l’horreur du gauche.
Et une voix divine retentit dans le hall, provenant de partout à la fois :
« Bonjour Mortelle. Bienvenue en mon domaine. Je suis Xhnbde’njdf,oajzjn-dzedaret’mil-toranoet. Mais tu peux m’appeler Dzedaret. »
La femme se leva, et Déistra trembla soudain en réalisant sa taille réelle : elle dépassait largement les douze pieds de haut.
« Et maintenant, mortelle, agenouille toi face à moi, et loue tout haut les bienfaits du Prince des Plaisirs. Et les miens... ».