La neige était tombée à gros flocons depuis plusieurs jours, recouvrant le paysage d’un épais manteau d’un blanc immaculé. Tout était calme dans le petit village de pêcheurs où nous avions fait halte avec le reste de l’équipage pour refaire le plein de vivres avant de repartir en mer, vers des climats moins hostiles. La grande majorité de l’équipage avait profité de cette relâche de quelques jours pour s’installer en ville dans la seule auberge du village afin de fêter Nowel, une fête qui m’était inconnue jusqu’alors, mais que tout le monde semblait apprécier dans le vieux monde. C’était d’ailleurs bien la première fois que, dans l’équipage cosmopolite de l’Aslevial, je voyais tout le monde s’accorder sur un point : le solstice d’Hiver était une fête à ne pas louper !
Au matin de Mondstille, alors que je m'éveillais assez tardivement, je me dirigeais vers la fenêtre de ma chambre et l'ouvris, puis passais ma tête dehors pour respirer l’air frais du matin. J’eus alors le plaisir de voir que pour la première fois depuis notre arrivée dans le village, la neige avait cessé de tomber. Le brouillard et la brume avaient laissé la place à un froid clair et éclatant, un de ces froids qui vous égaient et vous revigore. Au comble de l’excitation, je m’habillais chaudement et sortis de ma chambre pour aller dehors. Pour moi, la neige était une nouveauté, quelque chose que je n’aurais jamais pu imaginer, même si on avait essayé de me l’expliquer en détail ! Chez moi dans la jungle, jamais personne n’avait entendu parler de cela.
Après une bonne heure passée à marcher dans ce manteau poudreux aussi blanc que froid, je décidais de rentrer à la taverne pour profiter des réjouissances avec mes camarades. Alors que je poussais la porte de l’établissement, un carnaval d’odeurs vint affoler mes narines. On faisait rôtir une grosse pièce de viande que deux commis faisaient tourner sur une broche dans le four tandis qu’un troisième, armée d’une grande louche s’occupait de verser du bouillon de légumes dessus pour attendrir la chair. Plus loin, le tenancier touillait une grosse marmite de vin chaud dans laquelle il avait fait infuser diverses épices comme de la cannelle, du gingembre et de la girofle. Derrière le comptoir, sa femme disposait sur un plateau des petits pains ronds fourrés à la viande pendant que la serveuse finissait d’installer un tonneau de bière neuf. L'atmosphère enfumée résonnait des rires et des chants des marins et des locaux, et c’est avec un large sourire que j’acceptais une choppe que me tandis le vieux Gindast.
« Allez Nola, joins-toi à nous ! Aujourd’hui est un jour que l’on se doit de fêter dignement ! » et je me laissais donc entraîner dans le tourbillon festif de la salle.
Plus tard dans l’après-midi, je sortis pour me soulager. Alors que je quittais les latrines situées dans l’arrière-cour de l’auberge, j’aperçus Kidd occupé à se vider la vessie lui aussi. Aussi silencieuse qu’un chat, je m’approchais de lui par derrière et, ramassant une grosse poignée de neige sur une rambarde de bois, je l’envoyais dans sa direction.
La boule fit un bruit sourd en se fracassant sur l’arrière de son crâne et j’explosais de rire en le voyant sursauter.
Il se retourna d’un coup et projeta à son tour une boule vers moi mais son tir trop approximatif me loupa d’un bon mètre.
« Quel goût à la défaite ? » lui hurlais-je en cherchant à lui échapper.
Mais il me courut après. Il me pourchassa et une boule de neige percuta le haut de mon dos, trempant mon manteau.
Je continuais de fuir en direction du petit bois jouxtant le village, et il me poursuivit. Nous continuâmes ainsi un moment à échanger des tirs de boules de neige jusqu’au moment où à bout de souffle, les mains sur les hanches je m'écriais :
« Attends ! »
Je me tournais dans sa direction. Debout derrière moi, il s’apprêtait à me jeter une nouvelle boule. Levant mes deux mains devant moi, je dis :
« Je déclare forfait ! »
« Vraiment, tu abandonnes Nola? »
« Pour sauver mes mains, je te laisse gagner cette fois ! » rétorquais-je en redressant le menton.
« Merci de reconnaître ma supériorité. » me répondit-il avec un sourire espiègle.
Alors qu’il s’arrêtait devant moi, je le transperçais du regard tout en tentant de frotter mes deux mains trempées par la neige l’une contre l’autre pour les réchauffer, le froid et l’engourdissement me compliquant la tâche. Je regardais Kidd enlever ses gants et les mettre dans sa poche, lui au moins avait pensé à les prendre avant de sortir.
« Qu’est-ce que tu fais ? » soufflais-je en le regardant tandis qu’il s'avançait vers moi et attrapait mes deux mains entre les siennes. Il approcha mes doigts de son visage et souffla au creux de mes mains emprisonnées par les siennes. Je soupirais de soulagement en sentant la chaleur se diffuser et un léger picotement parcourir l'extrémité de mes doigts.
Pendant que nous nous tenions là, tentant de reprendre notre souffle, un léger tintement se fit entendre, comme un petit bruit de grelot, timide à travers la forêt enneigée. Alors que le bruit se rapprochait et devenait de plus en plus audible, notre instinct de préservation nous poussa à nous cacher. Quittant la piste, nous descendîmes dans un fossé profond sous le couvert des racines d’un gros arbre, et nous attendîmes en silence, le cœur battant. Alors que la source du bruit continuait de s’approcher, je risquais un coup d'œil par-dessus le fossé et je restais perplexe devant l’étrange équipage qui avançait dans notre direction, un lourd traîneau de bois sombre tiré par six grands rennes dont les harnais étaient couverts de grelots dorés et argents. Pourtant, ce qui me surprit le plus était l’homme qui dirigeait l’attelage, un vieux nain bien en chair avec une grosse barbe blanche entièrement vêtu de vert et de blanc avec de petites lunettes en demi-lune.
Alors que le traîneau passait à notre hauteur, il s’arrêta. J’échangeais un regard avec Kidd, me maudissant d’être sortie sans aucune arme. J’entendis le pas lourd du vieux nain descendre de son véhicule et marcher dans la neige. Il bougonna quelques mots dans une langue que je ne comprenais pas, puis, j’entendis un choc sourd de quelque chose qui tombait dans la neige, suivi peu de temps après d’un second. Enfin, après un moment qui me parût durer une éternité, il remonta dans son traineau et reprit sa route.
Après avoir patienté un long moment, nous nous décidâmes enfin à sortir de notre cachette. À notre grande surprise, aucune trace n'était visible dans la neige, là où était pourtant forcément passé l’équipage mystérieux.
« Nola regarde ! » me dit Kidd en me tirant par la manche de mon manteau. Portant mon regard dans la direction qu’il m’indiquait, je vis deux petites boîtes de bois, l’une peinte en bleue et la seconde en rouge. Tandis que nous nous approchions, nous vîmes que sur chacune d’elles, nos noms étaient inscrits avec la mention suivante :
Par une heureuse, juste et noble compensation des choses d’ici-bas, si la maladie et le chagrin sont contagieux, il n’y a rien qui le soit plus irrésistiblement que le rire et la bonne humeur. Joyeux Nowel !
La curiosité l’emportant sur la prudence, nous saisîmes chacun la boîte à notre nom, et dans un même geste, nous l’ouvrîmes pour révéler son contenu.