La journée était en préparation depuis des lunes dans la maison
Barbedure. Notre mère s’est, encore une fois, et c’est tout à son honneur, surpassée pour que la réception soit somptueuse. Cette année, le conseil familial a accepté une fois de plus, que
Le jour du Souvenir se passe dans la maison de mon père, le plus puissant et influent des
Barbedure du clan
Grundbolg1.
Nous vivons dans un des quartiers les plus riches de
Karak Izor. Nous sommes installés dans un hôtel particulier, un véritable palais, sur
Khaz Izor2, l’artère principale qui mène au Palais Royal. Cette large avenue est bordée des demeures des personnalités de
Karak Izor. Les conseillers, généraux, Seigneurs des Runes et illustres ingénieurs vivent ici, dans la proximité du palais. Et cette avenue sert aussi à impressionner les visiteurs qui viennent rencontrer notre illustre Roi,
Kazran Fontaustère et la Reine
Athgar la Sage du clan
Izorgrung. Bordée d’un ingénieux système d’éclairage, de statues et d’arbres verdoyants, cette avenue est assez large pour laisser défiler une compagnie entière de Brise-Fer entre les pilonnes gravés de Runes qui retiennent la voûte de la caverne, à plus de cinquante mètres du sol de pierres dallées.
Aujourd’hui,
Khaz Izor est multicolore, chaque maison a décoré sa façade aux couleurs de sa famille ou de son clan.
Notre demeure est toute de vert et de sable, les couleurs des
Grundbolg, notre clan. Des draps immenses portant le diamant clanique, symbole de sa richesse et de sa puissance, ont été déployés sur la façade principale. Mère a poussé le détail jusqu’à installer une troupe de bardes habillés de livrées aux couleurs du clan, devant notre hôtel. Ces joyeux drilles entonnent des chants qui louent les exploits de nos ancêtres à chaque nouvel invité, à chaque passant à portée de voix. Une à une, les familles apparentées aux
Barbedure se sont présentées à la grande double porte de notre petit palais.
Partout, sur le passage des invités, dans les couloirs et la cour principale, des petites chapelles ont été montées, avec une statue de pierre de l’ancêtre à vénérer, et, posé devant lui, une miniature de son oeuvre, de ce qu’il a fait pour le clan et la famille. Bien sûr, dans la cour principale, l’on a dressé des tables habillées de nappes blanches et recouvertes de victuailles. Des tonneaux de bière sont à disposition des convives et l’on a organisé les traditionnels concours de chants et de poésies, sanctifiant nos divins prédécesseurs.
Mais je ne me joins pas à la fête. Habillé de la tête aux pieds des plus beaux atours que mon père a fait faire sur mesure pour l’occasion, la barbe tressée avec soin, je me suis arrêté devant la statue d’
Orgin le Routier. Il est mon … quintaïeul je crois. Ce Nain est un exemple pour notre famille. C’est un ingénieur, enfin, c’était un ingénieur. Il était surtout un bâtisseur. Il tient son nom de l’oeuvre majeure de sa vie, la construction d’une route solide, large et sécurisée entre entre
Karak Izor et
Karak Norn. Je m’agenouille devant sa statue de pierre. Des bougies ont été allumées devant la miniature représentant son oeuvre, une maquette de la montagne et de la route construite. Je suis subjugué. Je cherche à me remémorer les détails de sa vie. N’est-ce pas lui qui a construi le système d’approvisionnement en eau de la cité ? C'était dans son jeune âge, bien avant qu'il ne bâtisse cette fameuse route.
Je ne sais pas si c’est l’esprit d’
Orgin qui m’a investi, mais à ce moment là, j’ai senti un besoin irrépressible d’aller voir ces voûtes et aqueducs. Sans plus attendre, je quitte la réception et me rue vers les niveaux inférieurs sous l’oeil courroucé de mon père,
Xorax.
Partout dans la citadelle, les festivités battent leur plein. Partout de la musique, des couleurs, des chants, des processions respectueuses. Mais plus je descends dans les profondeurs de la citadelle, plus je me rapproche des
gorm rikkit3, et plus le calme et la paix s’installent. Armé de ma seule lampe pour lumière, je m’enfonce vers les réserves d’eau. Bientôt, ma lanterne est inutile. Je suis arrivé. J’en ai le souffle coupé.
Un système de miroirs amène une lumière jaune sur les piliers de pierre qui soutiennent les voûtes au-dessus du lac souterrain. L’eau calme et transparente reflète avec douceur cette lumière. Un large trottoir borde le lac dont les rives opposées sont si lointaines que je ne puis les apercevoir d’où je suis. Avec régularité, les piliers se réfléchissent dans le miroir de l’eau. Le lac est si profond que l’on en voit pas le fond. Ici et là des chemins de pierre, des ponts, permettent de s’avancer sur le lac.
Par quelle magie runique mon ancêtre a-t-il réussi à construire ces piliers, ces chemins et ces ponts, alors que ce lac est si profond ?
Orgin n’avait que seize ans quand il a proposé ces plans au Conseil du Roi. Je ferme les yeux un moment, essayant de m’imaginer le tout jeune Nain, qui devait n’avoir qu’une barbe naissante, devant cette noble assemblée, à défendre son projet fou. Un projet d’irrigation de toutes les maisons de la citadelle, de collecte et de nettoyage des eaux usées, un réseau de distribution en pierre qui assure l’approvisionnement en eau partout dans la citadelle, dans les maisons comme pour les fontaines des places publiques.
Un sentiment d’humilité, mais aussi de fierté pour mon ancêtre, m’envahit. Je le remercie chaleureusement pour ce qu’il a fait pour notre famille, notre clan et notre citadelle. Grâce à lui
Karak Izor ne sera jamais prise par un siège.
J’aperçois alors la lourde démarche d’un Nain, lourdement armé, sur un des chemins de pierres qui serpentent sur le lac. J’ai été repéré et les gardes de notre réserve d’eau viennent sans doute s’enquérir de qui vient là ; il ne faudrait pas qu’un ennemi nous coupe de notre ressource la plus précieuse.
Il s’agit d’un
Martelier. Un Nain d’âge respectable qui porte une longue barbe brune. Il s’avance pesamment, guettant à droite et à gauche, comme à la recherche d’un danger. Arrivé à mes côtés, il me dévisage un moment et semble comprendre. Il s’assied à côté de moi, pose son marteau.
- Belle journée pour admirer cette oeuvre, me dit-il lentement, sa voix rauque roulant au fond de sa gorge comme des cailloux dévalant une pente. Il se passe une longue minute de contemplation avant qu’il ne reprenne.
Tu dois être de la famille du bâtisseur de cet ouvrage, je présume ?
Je hoche la tête en signe d’assentiment. Une autre minute se passe.
- Et bien, mon jeune ami, tu peux être très fier d’Orgin Le Routier. Moi, je suis fier d’être affecté à la garde de ce lac, je peux admirer son oeuvre tous les jours. Et encore une fois, il se tait quelques instants. Il se lève et pose ses mains puissantes et noueuses sur ses hanches et il m’interroge d’un air sévère.
Mais dis-moi, toi qui es issu d’un tel génie, que comptes-tu faire pour honorer sa mémoire ?
Orgin a eu le courage d’affronter le Conseil Royal alors qu’il n’avait que seize ans. Son esprit exceptionnel lui a permis de concevoir ce magnifique ouvrage et sa ténacité, sa persévérance, lui ont permis de finir les travaux. Que de qualités en un seul Nain ! Le
Martelier à raison. Suis-je digne de ma lignée ? Je ne suis qu’un combattant moi, et encore, pas le meilleur, loin de là. Alors, que vais-je faire ? Comment vais-je honorer ma famille et gagner ma place dans le clan ? Je regarde le guerrier d’élite, honteux. J’ai envie de lui dire que je ne suis pas prêt encore, qu’il me faut apprendre, encore et toujours, mais je sens que c’est un mensonge.
- Je … heuuuu … je …
Je suis un guerrier, me convainqué-je, et j’ai des dispositions pour le commandement et la tactique, alors oui, je crois que je peux énoncer à haute voix mon projet fou auquel je rêve tous les jours.
Je … il va se moquer de moi.
Mais à ce moment, dans les reflets de lumière sur le lac transparent, il me semble voir apparaître le visage d’
Orgin, je le reconnais, il ressemble trait pour trait à celui de la statue de pierre dans la chapelle à la maison. Son regard me transperce. C’est comme s’il m’encourageait à suivre ma voie. J’ai le sentiment d’avoir son accord. Le visage disparaît. L’ai-je imaginé ? Non, mon ancêtre m’a parlé, j’en suis sûr. Il m’a donné le courage d’admettre que je dois accepter ma destinée. Je sais désormais quel est mon destin.
Je me redresse et fait face à l’antique et honorable guerrier.
- Je vais reconquérir Karak Drazh, ou je mourrais en tentant de le faire.
Laissant là mon interlocuteur interloqué, je me précipite sur le chemin du retour. Il me faut partir, tout de suite.
1Grand Marteau
2Le Grand Hall de Cuivre, voie principale de la cité
3Grands tunnels qui mènent aux mines de cuivre entre autre