De l'extérieur, l'on aurait pu croire que la popularité de la prestigieuse taverne du Refuge du Voyageur du quartier des Docks s'était considérablement amoindrie en cette période de fêtes. Et de fait, par la fenêtre l'on ne pouvait apercevoir que deux clients en train de boire autour d'une table en plein centre de l'estaminet.
Pourtant, si l'on y entrait, le mystère s'évanouissait. La clientèle n'était pas absente, elle n'était juste plus en état de tenir debout, et décorait aléatoirement le plancher de la pièce.
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Alors qu'en ce début d'hiver, en ce moment de célébration et de partage, la plupart des familles se réunissaient pour un moment joyeux plein d'amour, Dokhara s'était retrouvée bien seule. Ses serviteurs les moins corrompus étaient partis passer la nuit avec leurs proches, tandis que les autres participaient à "la grande union", une célébration que la jeune baronne avait contribué à organiser dans un établissement non loin, le Frendenhaus. Elle y était bien passée une heure ou deux pour profiter d'un peu de chaleur humaine, mais le cœur n'y était pas.
Aussi avait-elle fini par errer dans la rue des cent tavernes, et avait choisi le refuge de Voyageur comme remède à son ennui. La clientèle était typiquement constituée de personnes loin de chez elles, qui cherchaient la compagnie pour tromper la solitude, avec souvent quelques croustillantes histoires de leurs pérégrinations.
L'ambiance avait néanmoins très vite dégénéré lorsque Dokhara se mit à jouer de son violon. Soucieuse de créer une atmosphère propice au jeu, elle avait entonné des mélodies endiablées et inspirées par son Dieu, qui avaient fait entrer dans une transe pleine d'adrénaline toute la clientèle. Tout le monde s'échauffa, la boisson se mit à couler trois fois plus rapidement qu'avant, et les jeux d'argent fleurirent aux tables au même rythme que les chopes vides.
Ce fut la défaite aux dés à la table d'un étrange nain de rouge vêtu qui mit le feu aux poudres, et créa une bagarre générale, d'abord contre un groupe de halfelins à sa table, puis s'étendit à toute la taverne alors qu'il vociférait contre "
ces sales voleurs d'lutins".
Déjà sévèrement éméchée, Dokhara ne se souvenait plus de grand chose de comment elle avait fait partie des rares personnes encore debout. Tout au plus se souvenait-elle avoir utilisé un tabouret comme arme, qu'elle avait explosé sur la tête de l'aubergiste qui était tombé raide mort derrière son comptoir, avant de réserver le même sort à un grand gaillard chevelu au torse nu bien trop huilé qui vantait son combat contre un Gor au mur lui faisant face.
Quoiqu'il en soit, lorsque le tumulte retomba, il n'était restée dans la salle qu'une poignée de personnes qui, constatant la disparition du patron, décida de se servir allègrement dans ses réserves personnelles de tord-boyaux pour conclure la soirée dans un concours de boisson.
Le type à l'arc leur fit un long discours sur sa propre stratégie de déglutition permettant une résistance optimale, avant de s'écrouler à la première gorgée. La fille nus pieds résista davantage, mais trois verres plus tard, elle décida d'aller s'endormir aux côtés du chevelu, dont elle tripota allègrement le torse avant de s'endormir la tête dessus. Quant à l'espèce de demi-nobliau en peau de loup, il eut le malheur de faire une plaisanterie quelque peu déplacée sur la taille du sexe du nain rouge, et finit lui aussi au sol à cause d'une chope, qui s'enfonça dans son ventre à trois reprises.
Après avoir craché sur sa malheureuse victime, le nain adressa un tonitruant rot de satisfaction à Dokhara, qui eut la politesse de lui répondre à volume égal, ce qui déclencha son hilarité. Ravie de la bonne ambiance installée, déjà sévèrement éméchée après un quatrième verre de tord-boyaux, elle en descendit cependant cul sec un cinquième pour faire comprendre au nain qu'il ne l'emporterait pas si facilement.
Elle déchanta néanmoins lorsqu'en réponse, il se saisit de la bouteille non plus pour remplir leurs verres, mais pour la vider dans son gosier en quelques secondes. Il s'essuya sommairement la barbe avec la manche de sa tunique rouge, puis sortit de sa hotte un paquet dont il déchira l'emballage de ses yeux, pour en sortir une nouvelle bouteille.
- Alcool de sapin. C'était l'cadeau pour un elfe casse-burnes, mais j'lui emballerais une salade ça s'ra moins du gâchis. T'm'en diras des nouvelles la gamine.
A dire vrai, Dokhara n'en dit pas grand chose. A la première gorgée, elle eut l'impression d'avoir avalé non pas de l'alcool de sapin mais le sapin lui-même, un épicéa entier dont les épines lui transperçaient le corps de part en part. Elle devint rouge tomate, regarda partout autour d'elle paniquée pour trouver un moyen d'apaiser cette douleur, avant de courir vers le comptoir de l'aubergiste à la recherche de quoi que ce soit pouvant l'aider.
Malheureusement, à peine levée de son tabouret, le décor tourna beaucoup trop pour lui permettre d'avancer d'un seul pas. Une remontée gastrique la saisit, et elle se vida de ce qui lui paraissait être un torrent de lave verte sur un guerrier aux cheveux blancs qui avait eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, autre victime de la bagarre précédente au vu de la trace de tabouret imprimé dans son crâne.
La jeune de Soya tituba de quelques pas, plus légère certes mais toujours aussi mal en point. C'est en tentant d'enjamber un autre corps - cette fois une jolie blonde kislevite dont la chevelure bouclée baignait dans un mêlange de sang, de bière, de pisse et de vomi - que Dokhara trébucha pour rejoindre le reste de la clientèle au sol. Sa tête percuta le comptoir pendant sa chute, et c'est sur le son du rire du nain rouge qu'elle perdit conscience.
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Ce ne sera qu'une heure plus tard, lorsque les premières lueurs du jour perceront par la fenêtre, que la jeune de Soya se réveillera, pour trouver un étrange paquet rouge vermeil posé à ses côtés.
Elle s'assiéra alors contre le comptoir, et après avoir contemplé la beauté de cette cinquantaine de corps emmêlés au sol - certains endormis, d'autres morts ? - traduisant la fabuleuse réussite de cette petite sauterie de Noel, elle ouvrira son cadeau satisfaite de cette superbe soirée.