« Cela en vaudra l’humiliation, ma damoiselle. »
Il y avait une certitude impressionnante dans sa voix. Même sans barbe, même sans muscles, on entendait dans sa voix rauque le pedigree de ses ancêtres Teutogens, le sang des guerriers qui avaient tenu l’Empire aux côtés de Sigmar, de génération en génération, du roi Artur jusqu’à Boris Todbringer.
Il sembla gêné de son propre geste, puisqu’il baissa vite la main, et rougit un peu. Son regard s’éloigna, alors qu’il commençait à partir dans un autre sens.
« Partons discrètement, il ne faudrait pas qu’on se fasse trop remarquer. »
Il se dirigea non vers l’entrée, mais plus loin dans l’hôtel de ville. Ainsi, ils passèrent devant les bureaux des secrétaires, contournèrent une grande salle d’audience, afin de pouvoir regagner les rues de Nuln par un autre endroit.
Quand on venait de la campagne, il y avait toujours un temps d’adaptation à Nuln. La ville était si immense, sans nulle autre comparaison à travers tout le sud de l’Empire — dans son enfance et sa jeunesse, Katarina avait déjà été plusieurs fois à Wissenburg et ses dix mille habitants, et même jusqu’à Grissenwald pour un grand bal d’hiver, une bourgade très peuplée et moderne… Mais même ces belles urbanités aux murs épais et aux chaumières à colombage semblaient être des villages comparé à l’immense Nuln. On disait, selon le dernier recensement, que Nuln avait plus de soixante mille âmes intra-muros, plus encore si l’on souhaitait compter les faubourgs encerclant immédiatement la cité. Des gens de tout l’Empire avaient émigré ici au cours des siècles, et maintenant, vivaient des personnes de toutes les classes sociales derrière les enceintes qui défendaient les Nulner. C’était une fourmilière immense, et pourtant, elle avait des rues larges, un système sanitaire moderne, beaucoup de nouveautés qui avaient été permises par les parrainages de grands monarques, notamment l’Empereur Dieter IV « l’Incapable », qui avait tant donné à Nuln — avant d’être déposé par les grands princes du pays.
La Neuestadt, qui encerclait immédiatement l’hôtel de ville, en tout cas, était le quartier qui avait le plus profité des constructions urbaines les plus récentes ; au loin, par-delà l’immensité du Reik, on voyait pointer les nombreuses cheminées des fonderies de la Faulestadt, qui crachaient leur épaisse fumée qui flottait sur toute la ville. Et l’on pouvait marcher au milieu de rues noires de mondes, remplies de marchands à la criée, de passants de toutes les conditions, patrouillées par un duo de policiers, arpentée par quelques pèlerins pieds-nus, occupée par un ou deux mendiants qui s’asseyaient aux virages des avenues, tout en s’écartant parfois de la chaussée, quand des chevaux ou un chariot à bras passaient pour livrer personnes et marchandises à travers la cité. Des gens ne cessaient d’aller-et-venir, alors que d’autres zonaient sans trop de but, et on ne pouvait faire dix pas sans rencontrer un ouvrage public — là une statue, ici un banc avec une plaque commémorative effacée par le temps, plus loin une fontaine dans laquelle jouaient de vilains enfants des rues sales et dissipés pour se rafraîchir de cette étouffante journée d’été. Ça sentait fort — Nuln sentait toujours un peu, les excréments, les reflux d’égouts, le goudron en train de cramer, la suie des cheminées… avec le temps, ça devenait une odeur familière, réconfortante même, pour ceux qui avaient été adoptés par la Ville-Lumière.
D’un pas sûr, au bras de Reikhard, Katarina se sentait bizarrement rassurée. Alors que remonter l’avenue depuis le district Kaufmann jusqu’à l’Orme Deutz l’avait inquiétée, quand bien même elle sortait du quartier des bons marchands et des petits secrétaires, ici, elle se sentait plus à l’aise, alors même qu’elle découvrait enfants errants et prêtres en bures. Le grand homme à son flanc y était probablement pour beaucoup.
Alors qu’ils empruntaient une ruelle, devenant soudain étroite et humide, ils passaient pile devant un homme par terre, sale, collé à un lampadaire. Il souriait au couple :
« Bonjour messieurs-dames ! Vous auriez de la monnaie ? »
Reikhard lui sourit, et sans dire un mot, il lâcha deux sous en se penchant au fond du chapeau que le mendiant avait laissé là. Le mendiant sourit et hocha sa tête en les remerciant, mais Reikhard reprit vite sa route. Aucun jugement, aucun commentaire, aucun mot — il avait juste naturellement donné à autrui sans rien attendre de sa part.
Finalement, il arriva devant l’endroit que Katarina cherchait : devant une insula, un bloc de maisons avec des résidences à l’étage et des boutiques au rez-de-chaussée, il y avait, parmi les vitrines, entre une boulangerie et une blanchisserie, des fenêtres quadrillées de barres en métal, et une inscription peinte en blanche : WEISS & ROSEMANN — PRÊTEURS SUR GAGES. De même, sur ces fenêtres un peu sales, on découvrait les divers produits offerts par le commerçant, en inscriptions peintes en rouge : OR — ARGENT — BIJOUX ET JOAILLERIE — INSTRUMENTS DE MUSIQUE — ACCESSOIRES DE TABAC — ARMES & MUNITIONS — CURIOSITÉS… Et une promesse : Paiement Sonnant & Trébuchant ! Prêts intéressants ! Achat & Vente !
Le moment était venu. Reikhard s’approcha de la porte, la poussa, et une petite clochette alerta sur son entrée, et voilà que les deux tombaient au milieu d’un immense capharnaüm de bibelots en tout genre…
Tout autour de Katarina, au milieu d’un bâtiment un peu sombre car pas beaucoup éclairé, les destins de centaines de personnes semblaient se croiser à travers les choses matérielles qu’ils avaient laissées derrière eux. Il y avait de tout dans ce magasin, à se demander ce qu’on ne pouvait pas dénicher ici. Sur les étagères, on pouvait voir des livres imprimés, et même certains calligraphiés. On voyait des poupées, des soldats de plombs, des petits jouets ayant appartenu à des enfants, devenus peut-être trop vieux pour continuer de s’amuser avec. Un gros ours en peluche attendait sur un petit cheval de bois. Il y avait de la vaisselle, des tabatières, des services à thé ou café… Plein de choses amusantes et originales, comme des Nains de Jardin taillés selon les grands monarques du Karaz Ankor (Meilleur moyen de vexer un Dawi qui vous rendrait visite, tiens…), des bustes de couture en métal chromé pour faire porter des vêtements et mieux les présenter, des valises, des violons, un énorme orgue dans un coin (Qui avait vendu un foutu orgue?!), et contre un mur, des têtes de bêtes sauvages, tel un gigantesque sanglier parfaitement étrange et avec quatre cornes, ou un horrible orque à la tête verte toute bouillie.
En s’approchant du comptoir, sous des vitres ferrées, on découvrait les choses les plus coûteuses du magasin : des bijoux de toutes les tailles et de toutes les sortes, des arquebuses et des tromblons de différentes époques, et, au-dessus du présentoir, des horloges, des montres, des miroirs encadrés d’or… Même quelques tableaux de maître, et deux bustes de marbre blanc, représentant des grands seigneurs tout barbus.
Derrière la caisse, un homme à chapeau était en train de discuter avec le propriétaire.
Un étrange bonhomme, à la tenue bouffante et toute colorée — en rose et en violet, le gars faisait immensément tache dans le décor, il attirait l’œil de quiconque observait rien qu’une seconde l’horizon. Couvert de partout d’étuis, de ceintures, de pochettes, il avait ostensiblement à sa droite un pistolet, à son cul un long coutelas, et surtout, à sa gauche, une fine rapière à la garde ferrée et plaquée d’or. Le visage buriné, marqué de cicatrices, il avait de longs cheveux d’un noir profond, tout de jais.
Et quand il parlait, il avait un accent chantant, à couper au couteau — nul doute, c’était un Diestro, un bretteur venu des contrées d’Estalie, un spadassin vendant sa lame pour quelques sous… Ou bien un escroc qui se donnait des airs.
Présentement, il était en train de monopoliser l’attention du prêteur sur gage qui tenait la boutique — il était en train de prendre là une bague, de la lever, de l’observer à la lumière d’une bougie au plafond, avant d’hésiter, de la reposer, et de s’en saisir d’une autre.
« Ma… Qué, celle-là conviendrait, mé… Yé ne sais pas trop… Quelque chose qui irait plus… Avec le violet ? »
Le vendeur souriait et lui répondait sur un ton commerçant, tout doux mais dynamique.
« L’améthyste est belle, mais ça ne coûte pas cher. J’ai des arrivages de temps en temps, si ça peut patienter un peu…
– Naaah, c’est tlé préssent, yé ne souis pas toujours à Nuln, comprende ?
– Y a vraiment rien qui vous plaît ? J’ai pas plus de stock dans la boutique, tout ce que j’ai de disponible c’est dans la vitrine.
– Mmmh… mhh… Oké… Yé réfléchis.
– Mais sinon, je pensais… Si vous voulez faire plaisir à votre belle, ce qui serait original, ça serait pas un chapeau ? C’est très à la mode les chapeaux ! En plus tel que vous me la décrivez, elle doit souvent se faire offrir des bijoux.
– Qu’est-ce tou a dis ? Fit-il en grognant comme un chien.
– Hé ! Tout doux mon beau ! Je dis juste qu’une belle femme ça se fait offrir des cadeaux, mais toi tu peux lui offrir un cadeau un peu plus original. Le chapeau ça fait Bretonnien, pis j’ai entendu dire qu’la comtesse Emmanuelle rivalisait d’invention dans les chapeaux.
Là, au fond de la boutique, j’en ai de toutes les couleurs et de tous les types, ça va de une pistole à trente selon la matière, franchement, tu peux essayer. »
Il continua ses salamalecs avec l’Estalien, un échange un peu vif et amusant, avant qu’enfin il parvienne à s’en débarrasser un petit instant. Alors il leva haut les bras et invita avec un geste des doigts les deux nobles à s’approcher.
« Venez venez, messieurs-dames ! Je ne mords pas, je ne mords pas !
Mon nom est Walther Weiss, co-propriétaire de Weiss & Rosemann ! Comment allez-vous donc que puis-je faire pour vous ? »
L’homme qui se tenait derrière le comptoir en parlant à toute vitesse n’était pas très grand, pas très musclé, mais il marquait les esprits. Il avait de longs cheveux grisonnants et brillants comme tout, collés sur son crâne et pourtant bouffis de volume — on aurait dit qu’il s’était étalé du beurre dessus. Il avait une petite chemise trop étroite, rouge et avec des poix, ce qui était d’un mauvais goût absolu — et en plus il l’avait entrouverte, si bien qu’on avait une vue plongeante sur son torse couvert de poils. Sur son nez, des lunettes en or, sur son cou, trois colliers en or, chacun de ses doigts avait une bague, il avait une montre sur chacun des poignets, et en se levant un peu, on aurait pu voir qu’il avait un pantalon blanc cassant et des mocassins en peau de fauve.
C’était l’homme le plus vulgairement habillé que Katarina aie jamais vu de son existence. Mais le pire, c’est qu’il sentait fort, très fort.
Pas mauvais, fort. On aurait dit que le gars s’était recouvert d’un flacon entier d’eau de Wurtbad, il cocotait le sapin et l’odeur « mâle », la sorte d’essence que seuls les hommes acceptaient de porter, puisqu’évidemment, il était très viril de se recouvrir d’une fragrance de musc piquant et fort, réservant les odeurs normales de choses qui sentaient bon comme les fruits aux jeunes femmes…