Quand le peuple demandera,
Quand le peuple demandera,
Anton est-il encore de ce monde ?
Vous pourrez leur dire,
Vous pourrez leur dire,
Vous pourrez leur dire,
Oui il est encore en vie !
Il n’est pendu à aucun arbre !
Il n’est pendu à aucune corde !
Il est pendu à son rêve,
De la République libre ! » ♪
Bezahltag 25. Vorgeheim 2512.
Nuln, Reikplatz.
Tout au centre de Nuln, il y a un arbre. Un immense orme de quarante mètres de haut, son tronc épais comme une chaumière, ses branchages formant des spirales s’élevant dans le ciel. C’est un arbre ancien, couvert de rainures, réputé être aussi ancien que la ville elle-même. L’orme a survécu à tout, aux guerres civiles, aux incendies, à l’invasion de Peaux-Vertes. Il se dresse au milieu d’une grande place, assez large pour accueillir des milliers de spectateurs. En journée, on y trouve des dizaines de crieurs et publicitaires. En temps de guerre, c’est là que les régiments militaires du comté de Nuln défilent. Tout autour de l’esplanade, s’étendent des avenues pavées menant là à l’Université, là à l’Hôtel de ville — l’Orme Deutz se situe à l’épicentre exact de sa ville. Plus que la statue de Magnus le Pieux à cheval scintillant de bronze, plus que les dizaines de drapeaux représentant les territoires et les dynasties régnantes, c’est cet arbre qui montre la permanence absolue de la cité. Son histoire est inscrite dans ces bras sylvains, qui ont vu tant de princes, de truands, de vagabonds, de lecteurs se succéder de génération en génération au fil des âges et de millénaires d’histoire commune.
Ce matin, alors que le soleil commençait à tout juste s’élever et faire scintiller ses rayons sur l’eau sale et verdâtre de l’Aver et du Reik se mélangeant, des charpentiers sont arrivés, en tirant avec eux mulets et ânes tractant du matériel derrière. Après avoir partagé ensemble un café mal filtré, les artisans, des gaillards de tous les âges, se mirent au boulot sous le regard autoritaire de leur maître d’œuvre. On entendit alors des coups de marteaux, des sifflets, des bruits de scie et de métal. Ils dressèrent une grande plate-forme pré-découpée, mais eurent plus de mal à réadapter les gradins qui entoureraient la scène. Ils préparaient les loges et la fosse pour un grand spectacle, qui attirerait un grand nombre de Nulner, et surtout, des invités de marque ayant fait le voyage des quatre coins du Wissenland — quand bien même Nuln n’était pas la capitale du-dit Wissenland, la comtesse Emmanuelle aimait entretenir l’idée reçue, car elle finirait bien par devenir vraie. Aujourd’hui allait être une grande journée pour l’histoire récente de la ville et de son territoire limitrophe. Mais si l’orme pouvait écrire, sans doute ne percevrait-il qu’une petite anecdote à insérer en bas de page de ses souvenirs portant si loin.
Katarina von Gildenspiegel s’était éveillée dans son lit du Marteau du Feu Noir, une maison d’hôtes située tout au sud du district Kaufmann — c’est-à-dire le quartier marchand de la ville, une sorte d’excroissance récente de la Vieille Ville, située dans une sorte de grande plaine sous le promontoire et les hauteurs de l’esplanade comtale. Ici demeuraient de riches bourgeois, des fonctionnaires huppés, des gens des métiers qui avaient réussi, quantité de gens de la classe moyenne supérieure et aisée ; ils profitaient de jolis petits parcs, de squares publics remplis de statues et de fontaines, de magasins de luxe et d’épiceries fines, et, à l’étage de l’auberge, on avait en plus une vue magnifique sur l’Aver et des centaines de mouettes volant bruyamment dans tous les sens. C’était coquet, mais kitsch aussi, et quand on avait un nom à particule, on se sentait qu’on était pas totalement à sa place au milieu de ces ambitieux qui rêvaient probablement tous d’intégrer la noblesse de cloche à force de demeurer sous le rocher de la comtesse.
Que la chambre d’hôte qu’elle payait était belle ! Un grand lit douillet à deux places débordant de draps à la trame fine et douce, d’imposantes armoires élaborées et vernies, des sanitaires et une baignoire personnelle, reliés au tout-à-l’égout et même à l’eau-chaude courante (Le miracle de l’ingénierie moderne !), et, aux murs, quelques tableaux de nature morte, peints par de jeunes artistes, maestros en devenir des collèges d’arts de la cité. Profitant de la pension complète, Katarina avait droit à trois repas par jour, toujours complété de viennoiseries, et de champagne de Gisoreux, en plus de bénéficier du service de blanchisserie qui lui permettait d’avoir constamment des vêtements propres et éclatants, parmi le trousseau qu’elle avait pu amener avec elle dans sa fugue.
L’arithmétique ne jouait pas en sa faveur. Elle possédait encore trois couronnes d’or, après avoir tout dépensé le reste en toilettes, en gages pour le transport et son installation, et puis, en quelques cadeaux auprès de nouvelles personnes rencontrées, pour espérer gagner des faveurs. Au temps où elle était avec son époux, il était encore facile d’obtenir des liquidités — le gros Strasser n’était jamais à sec, en plus de toujours mettre la main à sa bourse quand sa rousse lui faisait des yeux doux. Mais maintenant, elle payait sa nuitée quatre pistoles comptant, sans compter les extras. Évidemment, personne n’avait l’impolitesse de venir lui réclamer quotidiennement le magot, mais son ardoise commençait à douloureusement grossir.
Les comptes étaient nets : dans quinze nuits, elle serait à sec. Dans deux semaines à peine, plus rien, nada, quetchi, plus un rond. Juste ses robes et ses affaires sur les bras. Il commençait à être urgent de trouver une solution, c’était une importance quasiment vitale. Et évidemment, une réputation de mauvaise payeuse expulsable, on ne s’en remettait absolument jamais. De quoi angoisser sombrement. On comprenait mieux pourquoi Fygen se poudrait constamment le nez de Délice de Ranald, dès qu’elle le pouvait. Le problème c’est qu’après elle ne pouvait pas s’empêcher de l’ouvrir et de piailler sans discontinuer, mais au moins, elle arrêtait de contaminer tout le monde avec son cafard.
Pas le temps de penser à ça, aujourd’hui. Katarina avait la chance d’être invitée, dans une tribune ! Évidemment dans les sièges du fond, cachée dans un coin, mais elle allait pouvoir être au milieu de la noblesse officielle de Nuln, et ça, c’était déjà énorme. Combien de fois par an Emmanuelle sortait de son palais de l’Aldig pour se rendre en ville ? Deux ou trois dizaines de jours sur quatre-cents l’année, ça marquait le coup. Et en convoquant la noblesse du Wissenland, en plus — il y allait avoir un tas de nobles crottés venus de la campagne. En espérant que son mari ne fasse pas partie du contingent, mais a priori il n’y avait pas trop de risques, d’après les dernières rumeurs Strasser était actuellement à Altdorf, à des centaines de kilomètres de là, pour un travail qu’on lui avait confié.
Seul problème, il allait falloir se coltiner un pot de colle. En priant pour que Fygen soit libre pour la tirer d’un éventuel faux-pas…
Le chemin jusqu’à la Reikplatz n’était pas spécialement long, mais il fallait subir l’humiliation de le faire à pied. Nul carrosse ne l’attendait dehors, une fois habillée selon son goût. C’était avec ses propres souliers qu’il fallait remonter l’Avenue-aux-Commerces et ses mille pas, en ligne droite, jusqu’à l’hôtel de ville. Un chemin au milieu du bruit, du tumulte de la foule et de l’agitation typique d’une cité de soixante mille habitants. Collée au bord du trottoir, elle devait esquiver les charrettes à bras et les chariots de marchandises, et se retrouver au milieu des cris d’enfants, de marchands ambulants, ou de démagogues essayant de semer des rumeurs dans les esprits des passants crédules qui s’arrêtaient. Chacun allait à son travail ou à son loisir, et en cette cité, on pouvait, en traversant simplement une rue, voir du coin de l’œil le destin mêlé de dizaines d’âmes trop pressées.
Tout se calmait soudain en approchant de l’hôtel de ville. L’ambiance devenait plus morne. Il y avait un brouhaha ambiant, et beaucoup de policiers en uniforme, des costauds qui dirigeaient les curieux qui voulaient intégrer la fosse et se trouver un siège pour assister au spectacle. Attendant parmi eux, Katarina tenta de se frayer docilement un petit chemin, avant d’être arrêtée devant un gros costaud en uniforme noir, insigne de fer clinquant sur son poitrail, qui l’empêcha de continuer en montrant la paume de la main.
« Hop hop hop ma p’tite dame, on s’arrête là. »
Elle tendit son invitation. Le policier lit le papier en mimant les mots avec ses lèvres, preuve qu’il avait dû devenir alphabétisé sur le tard. Il zieuta avec insistance la rouquine devant lui, soit parce qu’il se rinçait l’œil, soit parce qu’il évaluait si elle représentait une menace pour la sécurité de l’événement. Après l’avoir bien dévisagée presque une bonne minute, il rendit l’invitation, et sèchement, il décria :
« Tribune tout au fond à gauche, dernier banc, madmoi’zelle. »
Et ainsi, sans même une escorte, sans même être guidée, elle se retrouva un peu hagarde au milieu de la Reikplatz et son tas de gens marchant dans tous les sens. C’est un valet qui, la voyant un peu paumée, vola à sa rescousse en s’approchant et en lui faisant un signe dédaigneux et pressant de la main, l’incitant à aller plus vite. C’est ainsi donc que l’on traitait une dame qui n’était pas tout à fait de la cour. Et c’est ainsi qu’elle se retrouva au milieu de ses congénères dans une tribune pleine à craquer d’hommes et de femmes beaux et bien parés, mais considérablement maltraités…
La richesse et le prestige d’un prince se mesure à la qualité et au nombre de ses suiveurs. Et la comtesse Emmanuelle II von Liebwitz, Grande-comtesse de Nuln, comtesse du Wissenland, duchesse de Meissen, protectrice du Sol, aimait prétendre être l’une des plus grandes princesses de l’Empire. Sa cour était immense, composée de centaines de serviteurs, courtisans et courtisanes, fonctionnaires au service personnel de sa maison et membres de son conseil qui venaient avec leurs propres domesticité. Lorsqu’on avait sa faveur, et qu’on s’affichait près d’elle, on pouvait bénéficier pour soi et pour les siens de places importantes dans l’armée, l’appareil administratif ou les propriétés de l’opulente maison von Liebwitz — de même que perdre cette même faveur pouvait signifier la banqueroute, ou le cachot. La comtesse produisait mille jaloux, et dix fois plus de soupirants, à chaque instant. Et quel plus beau délice que d’entretenir ces-dits soupirants ? À son grand dam, Katarina en faisait partie.
Aucune cour ne se déplaçait sans ses rats. Nobles nés-sans-le-sou, enfants puînés déçus, bâtards à l’héritage incertain, charlatants se parant de titres invérifiables, mercanti et représentants d’affaires marchandes rêvant d’obtenir un brevet, militaires sans affectations, jolies dames prêtes à offrir leur âme à un époux bien élevé, ou leur corps à un aristocrate qui compte… Tout ce beau monde suivait partout Emmanuelle, sans accéder à ses appartements et ses lieux privés, se contenant de zoner tels des racailles dans les jardins et les halls d’apparat, à profiter de l’éclat des festivités et les largesses mondaines de la comtesse — mais surtout à poireauter en attendant d’espérer se faire remarquer ou qu’une pétition permette d’accéder à un niveau plus proche de la grande comtesse, comme par exemple son escalier, ou son écurie. Tous étaient persuadés de ne rester là que quelques temps, quelques mois au pire, mais on pouvait passer des années dans cette fange semi-nobiliaire — si on n’abandonnait pas, dégoûté par l’horreur de la cour, bien avant.
Voilà pour quoi la dame de Gildenspiegel avait quitté époux, famille, et campagne natale. Et alors qu’elle grimpait les marches, passant devant ces visages qui commençaient pour certains à être connus, elle finirait par tomber sur celui qui était à l’origine de son invitation. Cela ne manqua pas : tout au bout de la tribune, le pot de colle bondit à moitié sur son banc, un grand sourire un peu niais sur sa trogne, alors qu’il faisait des gestuelles de la main pas discrètes pour que Katarina vienne à lui. Impossible d’y échapper, maintenant, il fallait se planter juste devant lui…
Lorenz zu Gerthener, son nouveau « meilleur ami » depuis une soirée où il avait été incapable de lui lâcher la jambe. Troisième fils d’une dynastie noble du comté de Nuln (Mais pas Nuln intramuros, il venait d’un bled pas très loin du bourg de Zecher…), sa famille n’était ni très riche, ni très influente, mais qui avait un pedigree qui lui permettait de bien porter l’épée à sa ceinture. Il avait quitté la vie d’un semi-campagnard pantouflard et échappé à la carrière ecclésiastique en se retrouvant à Nuln, persuadé sûrement qu’il était que son nom de famille qui le faisait compter parmi les vassaux de la comtesse lui offrirait une place de choix — le jeune homme avait de quoi être déçu. Mais visiblement, il n’était pas totalement un escroc, puisque ses lettres envoyées au chambellan de la comtesse permettaient encore d’obtenir une place de choix dans une tribune pour un événement exceptionnel. C’était donc une relation à entretenir.
« Ma demoiselle, comment allez-vous ce jour, avez-vous fait bonne route ? »
Il était plein de manières et de galanteries, alors qu’il se penchait pour lui baiser la main. Évidemment, sa galanterie ne s’étendait pas au fait de venir à la chambre d’hôtel de Katarina pour l’accompagner comme un bon gentleman, mais il fallait voir si l’impair méritait d’être relevé…
Alors qu’il s’écartait pour laisser Katarina s’installer, la rousse découvrit qui serait l’autre bonhomme qui serait à sa gauche. Muet comme une tombe, et franchement malpoli, le petit gaillard avec beaucoup trop de cheveux sur sa tête ne lui dit même pas un « bonjour » et se contenta d’un signe de la tête, avant de se concentrer sur sa tache actuelle : il avait sur ses jambes un grand cahier plan, et il était en train de dessiner l’immense orme et l’estrade en contrebas au fusain.
Il dessinait bien.
Mais alors que Katarina eut à peine commencé à zieuter au-dessus de l’épaule de ce bonhomme, voilà que le pot-de-colle se mettait encore à pailler :
« Quelle occasion macabre de vous revoir, ma demoiselle. Attention, cela risque d’être violent — je vous conseille de vous cacher les yeux, et je pourrai couvrir vos oreilles si vous le souhaitez. »
L’homme en train de dessiner pouffa de rire pas très discrètement. Plus bas, Katarina crut reconnaître Fygen en train de s’installer avec son copain du moment — elle était d’une compagnie plus agréable, tout de suite. Bâtarde d’un noble de cloche, désavouée par sa belle-mère, c’était une femme élégante, jeune et maline, même si elle était complètement bipolaire et alternait toujours d’une émotion à une autre. Sans doute serait-elle une compagnie plus agréable, si on pouvait sécuriser une place quelques rangs plus bas, mais difficile de fausser compagnie au bonhomme qui était là grâce à elle…
Tout ce beau monde se trouvait réuni en ce jour glorieux pour une raison très sanglante :
Aujourd’hui allait être exécuté un criminel Sudenlander. Un rat tueur de collecteurs d’impôts vomi de cette contrée semi-païenne qu’était le Vieux Solland, un pays barbare et arriéré redécoupé de toutes pièces par acte unilatéral de l’immense Empereur Magnus, il y a deux siècles de ça.
Sur l’estrade, on avait placé une grosse roue posée sur un socle de pierre, sur lequel on le torturerait. Un châtiment cruel, long, d’un autre âge. Il était étonnant qu’une personne moderne et éclairée comme la comtesse puisse ordonner tel supplice, mais elle faisait bien ce qu’elle voulait…