Mes proches ont été surpris de me retrouver si changé après un séjour de trois heures sur le Pellagra. C’est parce que pour moi ça a duré une semaine. J’ai voyagé entre les dimensions, acquis de nouveaux pouvoirs, de nouvelles mutations, et j’ai appris beaucoup.
Notamment qu’on pouvait s’affranchir du Grand Jeu, et qu’un autre mec est déjà sur le coup.
C’est l’Interlope qui me l’a dit. Un type qui certes, de loin, impressionne pas, mais qui peut voyager entre des mondes différents et me bolosser comme si j’étais une petite fille (alors que je suis pas poids plume non plus dans ma catégorie). Tous ces éléments poussent à au moins écouter ce qu’il a à dire. Ça ressemble à cette blague où une entité qui dépasse l’entendement abuse du désespoir de ce bon vieux Reinhard, qui a déjà perdu beaucoup pendant le Grand Jeu. Mais moi je fais confiance. C’est la première fois qu’on me propose
pas une éternité de tourments dans une fosse à caca géante.
Bien sûr, petit malin que tu es, tu vas me rétorquer qu’il y avait une solution toute bête à ce problème : ne pas me vendre au Mal Absolu en premier lieu... J’ai envie de dire : va te faire enculer. Tout ce que l’humanité m’a proposé c’est une vie assez atroce, et un au-delà où je suis censé attendre comme un con avec mes petites misères jusqu’à je sais pas quand. Déjà que passer quarante ans en compagnie de moi-même m’a donné beaucoup de pensées suicidaires, l’idée de rester pour l’éternité Reinhard Faul le Clodo Mort du Typhus... Pardon de pas m’être chié dessus de joie ! Si je dois présenter des excuses pour avoir le droit au pardon, je prends les tourments éternels et le caca, merci beaucoup.
Situation géo-politique ? Y a plein de gonzesses qui veulent me tuer. Elspeth, Emma, Eva, Valitch sans doute… visiblement je fais de l’effet aux dames de pouvoir qui tirent la tronche. Là ma favorite pour le titre d’assassin ça serait celle qui a un dragon, un sablier qui remonte le temps et le pouvoir des morts, mais on est pas à l’abri d’un outsider comme Eva pour remonter la pente. Si j’avais un fétichisme là-dessus ça serait très bien, mais hélas on est bien loin de mes goûts, et de toute façon vu les réagencements de ma biologie je suis plus très porté sur la chose… du coup ce que j’en retiens c’est qu’on veut me tuer.
Et Nuln… Nuln est au bord de l’explosion. Je le vois. Si on détache un pavé de la rue on trouve des racines noires, du pus, des nids d’insectes qui attendent de se développer et se répandre. Si on regarde les reflets comme les flaques d’eau ou les miroirs, on peut discerner mon cauchemar de la ville sur le point de rentrer en collision avec le réel. Si on dort ici on se réveille fou. Si on y vit on dépérit. Ça ne peut plus être arrêté. La fin viendra, qu’on me tue ou non je ne resterai plus très longtemps sur le Vieux Monde. En attendant bah… on s’occupe.
Je me sens paumé depuis que je suis rentré du Pellagra. Le premier truc que j’ai fait, malgré mon épuisement physique, ça a été de chercher le nom Aekold dans les livres de Mémé. C’est le chef de la faction ennemie, mais pour des raisons personnelles j’ai très très envie de lui parler… mais je ne sais pas comment je m’y prendrais une fois que j’aurais trouvé où le bougre se cache. Déjà parce que les adorateurs de l’Aigle sont pas connus pour le côté franc et ouvert, ensuite parce qu’on a aucun moyen de se faire confiance. J’ai des raisons de me méfier de lui et vice versa, même si on a soi-disant le même but.
Tout en m’endormant sur l’écriture en pattes de mouche de Mémé, je cogite dur. Je pourrais renvoyer des hommes dans la bibliothèque de Tylos. On aurait l’avantage de la surprise sur les membres des Neuf Yeux – la secte Tzeentchis - qui traînent là-bas. Le problème c’est que ça me tuerait des mecs qui pourraient être plus utiles à mourir contre un dragon. Et puis ça pourrait servir de preuve de bonne volonté de ne pas trucider ses copains. Hmmm…
Mes yeux se ferment tout seuls. Pour mon horloge interne ça fait plusieurs jours que je crapahute sans dormir, en ayant à peine mangé. Je peux pas lutter. Je m’endors en bavant sur la prose atroce de Mémé.
Je peux rejoindre mon autre travail, celui que je fais pendant mon sommeil : corrompre Nuln. Ce n’est pas vraiment volontaire, à ce stade j’agis plus comme une malédiction que comme un être vivant. J’ai recréé la ville quelque part dans un rêve, mais sous la forme d’une parodie atroce. Ici il ne fait
jamais beau, les éboueurs ne font
jamais leur travail et personne n’est
jamais heureux. Moi je suis à genoux dans la boue, le regard vide, et je modèle inlassablement des cadavres, des ordures, des choses abîmées et sales. Je fais ça toute la nuit, sans relâche, puis je me réveille aussi crevé qu’en allant me coucher.
Ensuite, je vais m’occuper des égouts. Les champignons qui y poussent, le compost, les canaux, les réservoirs d’eau potables (qui perd souvent ce qualificatif après mon passage). Là encore c’est pas comme si j’avais le choix. Ça m’appelle. Nurgle aime les jardins et par la force des choses ça fait de moi un jardinier. Je peux partager le boulot avec Sigrid, au moins. Mais ça me déplaît pas d’entretenir la corruption des égouts. Entre tout le bordel qui se produit autour de moi et l’attention que me demandent les gens, ça fait du bien de bricoler en silence un truc simple et répétitif. J’aime beaucoup les champignons, par exemple. On peut faire beaucoup de trucs avec, et y a plein de couleurs et de formes différentes.
Enfin là je me dirige vers les ruches. Nous les nurglites on a nos abeilles, et elles butinent pas des putain de
fleurs. Plutôt des cadavres ou de la merde. Ça donne un miel avec beaucoup de bouquet, très apprécié sur les tartines locales. Là j’ai mon couteau à la main, quelques bocaux, et j’enfonce gaillardement le bras dans la ruche pour récupérer un rayon. Ces insectes ne me piqueront pas. Ils n’attaquent même pas mes mouches.
Pendant ce temps, mentalement, je suis encore une fois ailleurs, comme ça peut arriver quand on effectue une tâche manuelle qu’on connaît par cœur. Je repense à la bibliothèque de Tylos. Bon sang, ce que j’ai été con, si j’avais su… j’y ai laissé mon vrai nom, ça craint. En plus j’ai fauché des trucs aux Tzeentchis, et puis j’ai lu leur courrier. Qu’est-ce qu’ils disaient déjà ? J’avais pas de quoi prendre des notes, j’étais à moitié mort… il y avait quelque chose à propos de Nuln je crois. Je me souviens pas du détail, mais ce que j’en ai conclus - en sus de mes conversations avec Valitch - c’est que mes plans ne les intéressent pas beaucoup. Si je fous le bordel à Nuln ça leur fait une diversion pour leur plan à eux beaucoup plus ambitieux et plus grand. Jusque-là je m’en fichais et ça m’arrangeait bien qu’ils me fichent la paix en retour. Maintenant que j’ai fait mon petit malin…
Heidemarie interrompt mes pensées en venant me saluer. J’ai mon casque en crâne de cerf sur la tête alors elle ne peut pas voir ma mine fatiguée et anxieuse. Elle-même semble avoir ses propres préoccupations. Elle dégage une énergie fébrile qui me fatigue d’avance. Je m’inquiète : il y a encore un truc qui veut me tuer ? Le dragon arrive déjà ? Qu’est ce qui se passe ? Tout est possible. Heidemarie a bien changé depuis la jeune fille qui se cachait du monde chez Mémé. Maintenant elle espionne et elle complote – quoi que je ne l’aie pas laissé partir dernièrement. Bref, le champ de mauvaises nouvelles qu’elle peut m’annoncer est plutôt large. Je tremble déjà. Mais au lieu de ça elle demande d’une voix légèrement plus aiguë que d’habitude :
« C’est inattendu des abeilles sous terre, non ?! »
Sa phrase se termine dans un petit glapissement interrogatif, sans doute à cause de sa nervosité, ce qui fout le bordel dans la ponctuation. Le crâne de cerf se tourne vers elle. Elle ne peut voir de moi que mes yeux au fin fond des orbites creuses de l’animal, et pourtant elle fait des efforts visibles afin d’éviter mon regard. Je peux pas lui en vouloir, juste m’entrapercevoir est devenu extrêmement pénible - même pour des nurglites. La magie fait ce qu’elle veut de moi et on peut seulement suivre le mouvement.
« Ben euh ouais… mais comme tout le reste, j’imagine, oui ?! »
Dis-je d’une voix de fausset en enveloppant d’un geste du bras les champignons lumineux, les mutants, et le reste. Heidemarie me fait ce petit air penaud de celle qui s’est fait chambrée et n’a pas de réplique spirituelle sous la main. Du coup elle passe à la vraie raison de sa présence pendant que je remplis un pot de miel :
« Enfin je voulais te demander… tu as tué mon oncle hier ?
- Hein ? Ah euh oui oui. Tout à fait. Hier, c’est ça. L’est mort. »
C’est vrai que j’ai fait ça moi, ça me semble loin... La jeune femme hoche gravement la tête en regardant dans le vide. Celui qui prend l’affaire en cours de route pourrait être surpris par son manque de chagrin, je rappelle donc en passant que c’était un gros violeur incestueux.
Je me sens un peu connard d’être intérieurement soulagé qu’elle m’annonce pas une mauvaise nouvelle. Qu’on parle d’un type déjà mort, c’était mon rêve sans que je le sache. Du coup j’attends avec bienveillance la question suivante :
« Est-ce que ça s’est produit quand… enfin il y a toute une rue qui a brûlé, même les lampadaires et les clôtures des jardins ont fondu. J’ai vu les cadavres… c’était à ce moment-là ? »
Je réfléchis. C’est vrai que j’ai détruit la secte Slaaneshis locale avant de partir. À quel moment est mort ce gros con ? Ça a pas été sous ce sort-là. Je m’en suis servi pour détruire une démonette. Je crois… je crois qu’il est mort avant, sous les tirs, après avoir été transformé en espèce de monstre violeur tout rose par l’Esthète (leur chef). C’est peut être un dénouement moins satisfaisant. Du coup je mens avec assurance :
« Ouaip, il est mort à ce moment-là. L’a cramé dans la pourriture de Nurgle. Ça… ça te fait plaisir hein ?
- Oui. »
Mais en fait la conversation va pas tellement plus loin parce que les nurglites ne sont pas portés sur la vengeance, le sadisme ou le Sens de l’Histoire. Heidemarie embraye sur ce qui la préoccupe vraiment :
« Est-ce-que… est ce que tu peux refaire ce sort ? Quand j’ai vu ce qu’il pouvait faire, l’état de la rue, ce… c’était si beau ! »
C’est difficile à dire vu mon état, mais si j’avais encore apparence humaine j’aurais rougi puis gloussé. Là ce qu’on peut dire c’est que mes mouches bourdonnent un peu plus fort et que je suinte avec conviction. Du coup j’explique :
« C’est gentil, mais je peux pas faire un sort comme ça "pour rire" ». Je fais les petits lapins avec mes doigts. « Trop dangereux.
- Oh. »
Elle a l’air déçue. Je la comprends. Je m’imagine pas être sourd et aveugle au Dhar et à sa manipulation, ça doit être atroce d’attendre les messes noires pour avoir un bref aperçu de la beauté de Grand-Père dans son Royaume. Mais Heidemarie a l’habitude d’être mondaine et change de sujet :
« J’ai entendu que tu avais été blessé au niveau de la… que tu as été blessé gravement. Ça va mieux ?
- Ouais. »
Je cherche des yeux quelque chose propre à remonter le moral des troupes. Hélas, je suis moi-même un peu raide niveau joie de vivre. Je demande :
« Tu veux du miel ? J’le fais à partir de la pile de fœtus de chien, là-bas. Il dégage tellement de méthane que j’peux pas fermer le pot, sinon ça explo…
- Non merci, Max m’a déjà fait des tartines tout à l’heure. Il a réussi à mettre des raisins secs dans son orbite, ne me demande pas comment. »
Je hoche la tête d’appréciation. On veut pas des raisins secs dénués de pus à traîner partout, c’est très bien qu’il les ait mis là. Puis ça me rappelle le bon temps, quand on mangeait tous des tartines dans la cave de Mémé. Mais tout a changé, et je dois courir partout tout le temps. À regret, j’annonce :
« ‘fin faut que j’aille… je vais aller faire mes dévotions à Petit Karl, puis faut que j’vomisse dans le réservoir du secteur nord, et y a la messe noire après… enfin salut, à plus tard. »
Je m’en suis allé, j’ai fait mes trucs. Après j’ai couru après Irmfried pour lui montrer le P90. J’ai eu un mal de chien à le trouver, alors qu’il était gentiment en train de regarder des cartes de Nuln dans la grande salle. Je sais pas pourquoi je le cherchais du côté des caves à vin. Il a eu l’air très content quand je lui ai montré l’arme extraordinaire que j’ai ramené d’un autre monde. Il m’a demandé :
« T’as trouvé ça où ? »
Là je me suis senti con. Je ne pouvais pas lui dire, ni à lui ni à personne, que j’avais voyagé entre les dimensions et ce que j’y avais fait. Ranald m’a prévenu : les gens ne prendraient pas très bien ma curiosité pour ce qui se trouve au-delà du domaine de Nurgle. Du coup j’ai improvisé une réponse plus acceptable :
« Bah ça m’est apparu, comme ça, du côté du Pellagra. Tu sais comme le coin est bizarre. »
Irmfried a vigoureusement hoché la tête pour montrer son assentiment. Je me suis rappelé trop tard que j’ai tué sa sœur à bord du bateau, ce qui l’a transformée en être plus maudit qu’aucun d’entre nous ne le sera jamais. Du coup, de honte, j’ai tourné la tête sur le côté, ce qui a mis un grand coup de casque maléfique dans la figure du pauvre garçon.
« Oh ! Je suis désolé !
- C’est trop tard, les regrets ça change rien. » Il me faut trop de temps pour comprendre ce qu’il entend par là, et on est déjà passé au sujet suivant : « On a pas beaucoup de munition, si ça tire aussi vite que tu le dis. Ça servira à quoi à ton avis ?
- Bah, le putain de dragon.
- Ouais, je demandais pour être sûr. »
Avec un soupir, je tire à moi une des cartes de Nuln. Grâce à Maximale Leistung on a accès à des plans officiels très détaillé. Je pose mon index sur l’école d’artillerie et je résume ce que je sais :
« Bon, je t’ai raconté quand le rat géant est venu ? Thanquol, qu’il s’appelle. Idéalement faudrait que ses potes à lui et Elspeth s’entre tuent et qu’on intervienne le plus tard possible. Ça nous arrangerait bien les affaires. Bon, plus simple à dire qu’à faire parce que, EVIDEMMENT, tout le monde en a après mon cul. Les hommes-rats font pas ça par bonté d’âme. Quelle bande d’enculés ! Bref. Faudrait faire croire au dragon que je suis à l’école d’artillerie quand en vrai on va faire les cons dans les collèges de Magie. On pourrait déguiser Sigrid… »
Je finis pas ma phrase parce que c’est une conversation qu’on a déjà eue plusieurs fois en réalité. Je crois. Je sais plus. Le dragon m’empêche de réfléchir clairement, il est déjà en train de me buter sans être là ! C’est terrible les angoisses que j’ai. Difficile de me traiter de fou néanmoins : le dragon va très probablement me tuer. Lui ou une des meufs ténébreuses dont je parlais tout à l’heure. Je sais pas ce qui me ferait le plus chier comme mort, sans doute la version où c’est Emma qui gagne. C’est une prêtresse de Shallya. Je sais pas ce qui pourrait m’arriver entre ses mains mais ça sera sans doute pas rigolo.
En colère devant la futilité de mes efforts et mon inaptitude à faire un stratège de guerre roublard, je… bah j’ai pas grand-chose à faire. Je suis à court d’idée pour faire du bruit dans ma tête et oublier deux secondes ce qui pèse sur mes épaules. J’ai pas envie de picoler ni de me droguer, ce qui est curieux quand on me connaît. Les plaisirs terrestres deviennent de moins en moins intéressants, la nourriture a souvent un goût de cendre et je peux pas me rappeler la dernière fois que je me suis masturbé. Ce qui m’intéresse vraiment maintenant c’est la magie. En réalité, si on mettait toutes ces histoires de côté, ce que je voudrais c’est m’asseoir tranquille dans ma chambre et regarder les jolies couleurs qui voltigent dans tous les sens, possiblement pour l’éternité. Hélas, le monde ne marche pas comme ça. Pour être un bon sorcier je dois tuer, massacrer, piller, re-tuer derrière, en vouloir toujours plus… c’est pour ça que Nuln ne suffira pas à Furuga’th et que je suis baisé depuis le départ.
Du coup je me lance dans deux cents activités à la minute, que je pressens toutes vouées à l’échec. Je bricole des poisons, je fouine dans les bouquins, j’écris un brouillon de lettre pour Aekold… mais j’ai quand même très fortement la sensation que je vais crever contre le dragon. J’en peux plus. J’arrive pas à penser à autre chose. Quelques fois je pique du nez sur les bouquins de Mémé et je me réveille en sursaut deux minutes plus tard parce que j’ai peur que le dragon vienne dans mon sommeil. Et je suis pas le genre de type qui supporte bien la pression, si t’as pas remarqué.
Quel jour on est ? Je sais plus trop, la nuit des Mystères est bientôt là en tout cas. Je regarde à droite, je regarde à gauche, y a personne. Bon merde tant pis hein. Je me mets à genoux au bord de l’eau, puis je plonge les bras dans le canal pour y récupérer l’objet de ma convoitise : un cadavre de vieillard qui date de la semaine dernière. Il est vraiment pas frais en tout cas. Tout gonflé, tout blanc, avec le visage très très abîmé. Je lui ouvre le ventre avec mon couteau, certains gaz se libèrent d’un seul coup et le corps en devient si agité qu’il semble vivant pendant quelques secondes (vivant et adepte d’un régime riche en fibre). L’illusion s’estompe vite quand on voit les entrailles de l’homme à moitié fondues. Et je te parle pas de l’odeur ni des petits crustacés et poissons que je dérange dans leur besogne. Avec délicatesse, je chasse les animaux d’un revers de la main. Je n’aime pas blesser des charognards par négligence. Ce sont des créatures de Nurgle, elles méritent mon respect.
Suite à quoi je plonge avec avidité mon visage dans les entrailles du vieux mort depuis une semaine. Avec mes crocs je déchire les rares tissus encore solides. Le foie est une bouillie liquide et puante, les intestins valent même plus la peine qu’on en parle et les poumons sont une espèce de mousse de champignon… J’avais vraiment,
vraiment envie de ce goût doucereux, des petits insectes charognards qui me coulent dans la gorge et de sentir de la viande pourrie partir en lambeaux sitôt que j’y plonge les crocs. D’ailleurs, pourquoi Grand Père m’aurait donné une dentition énorme et empoisonnée si c’était pas pour élargir mon régime alimentaire ? D’un air attentif, je grignote un morceau de cœur, en le faisant passer d’une joue à l’autre pour mieux le goûter. Je fais la même chose avec la rate. Le reste est trop décomposé pour un tel examen. Peut-être que le cerveau…
Des prions ! Ce vieux avait la maladie de Creutzfeldt-Jakob ! C’est ça qui m’a attiré ! Je prends un gros morceau de mortier du mur et je lui éclate sur le crâne avec un enthousiasme de chien fou. Je fais un peu pipi dans mon pantalon à l’idée de fouir mon visage dans la délicieuse bouillie graisseuse d’un cerveau plein de trou. À ce moment-là j’entends une voix qui fait :
« Bonjour ! »
Je sors ma tête des entrailles du cadavre pour feuler vers Sigrid – car c’est elle qui parle. Puis je lui crie :
« Casse-toi ! C’est mon cadavre à moi ! Pas à toi ! »
J’ai vérifié deux cents fois qu’il n’y avait personne dans ce tunnel ! La petite sorcière recule, choquée. Ah oui c’est vrai, j’me rappelle. Je remets mon crâne de cerf sur la tête pour cacher ma vilaine trogne – qui est encore plus vilaine recouverte de viande pourrie. Ensuite j’entame une manœuvre de fuite qui marche pas très bien parce que j’essaie d’embarquer le cadavre sous mon bras. Il semble comme agité de convulsion, mais c’est toutes les petites bestioles à l’intérieur qui s’agitent parce que j’ai secoué leur maison. Y a la cheville du vieux qui se prend dans une racine, je tire violemment dessus pour le décoincer, plusieurs fois. Ça vient pas.
« Merde ! »
Je crie parce que le cadavre part en morceau comme un biscuit dans du lait. Bizarrement c’est la colonne vertébrale qui lâche à plusieurs endroits. Je savais même pas ça possible. Emporté par mon élan, je tombe sur les fesses en entraînant un bras détaché de sa scapula avec moi. Les jambes restent là où elles se trouvent. L’autre tiers du corps glisse dans le canal…
« Non ! Merde ! Regarde ce que tu as fait ! Quel gâchis… Il avait la bonne couleur ! Il sentait le... »
Je laisse ma voix mourir. Il n’existe pas de mot pour décrire ce que je ressens en matière de magie, du coup je le fais pas. Ensuite, Sigrid et moi on se regarde l’un l’autre en silence. Serait-ce
le grand jour, celui où mon apprenti me trahit… ? Elle ne tient même pas son bâton, quelle andouille ! J’ai presque autant envie de la frapper que j’ai eu envie de bouffer de la charogne. Des fois, aussi, j’ai envie de lui supplier de me pardonner en pleurant à genoux, mais la plupart du temps j’ai simplement envie de lui faire du mal. Les sectes chaotiques c’est comme les colonies d’abeille, mis à part les périodes de transition y a qu’une seule reine. Par conséquent ça appuie dans ma tête en permanence, un peu comme avec Lise. Quelque part je désire la présence de Sigrid, j’en ai même besoin... de l’autre ça me démange de la tuer. De lui faire du mal. Pourtant je lui apprends tout ce que je sais du Chaos, du warp, des démons, sans rien lui cacher, par conséquent je laisse tomber l’histoire du cadavre et je continue ce que j’ai à faire en ignorant la petite sorcière. Moi je pense qu’on apprend en regardant alors ça peut pas faire de mal qu’elle me suive partout en silence.
De toute façon je ne vais pas très loin. Au bout du couloir il y a un des six réservoirs du réseau d’eau de Nuln. Ça ressemble à de grands temples tout en brique, avec des piliers dont je peux pas faire le tour avec mes deux bras. Ce sont ces bassins qui alimentent les lavoirs et les puits de la ville.
Je me mets à genou au bord de l’eau et je commence à vomir à grand bruit. Ça dure plusieurs minutes. Moi je reste la bouche grande ouverte tel un serpent, et avec la même immobilité aussi. Une boue noire se répand dans l’eau, quelques fois y a des éclaboussures quand un morceau solide tombe de mon estomac. J’ai pas bouffé qu’un cadavre, j’ai aussi bu de l’huile de lampe, du jus de poubelle et une sorte de boue particulièrement intéressante que j’ai trouvé sous la rue des tanneurs. Je sais pas trop pourquoi je fais ce que je fais, mais je sais que ça, c’était le dernier réservoir qui n’avait pas été parfaitement souillé de haut en bas (c’est grand Nuln et j’ai qu’une seule bouche). Maintenant il y fait plus sombre, plus chaud, et des créatures et plantes étranges sont visibles. C’est pas qu’elles sont brutalement apparues, comme ça, d’un seul coup, c’est que maintenant tout le monde peut voir le monde comme moi je le vois. Avec quelques spasmes je finis de décharger ma cargaison de corruption – y a des morceaux solides qui ont tendance à se coincer à mi-parcours.
« Hé mais je reconnais ça ! C’est les ongles de pied de Frida ! Elle les gardait pour une occasion spéciale.
- Bah j’vois pas pourquoi, elle peut pas voir ses pieds de toute façon avec tout son gras. Puis elle veut garder tous les trucs bien pour elle, cette grosse égoïste. Tu sais que ça vient de sa jambe qu’a eu la gangrène ? C’est vraiment des rognures d’ongle exceptionnelles. »
Ensuite on reste tous les deux en silence à regarder mon œuvre. Après m’être vidé comme un saumon, le coin semble plus vivant, plus douillet. La lumière des champignons est douce, avec des couleurs un peu pastel. Je commente :
« Ça c’est d’la vraie potion, tel que Grand-Père l’a voulu. C’est un peu romantique de voir le corps humain comme une espèce de creuset pour créer autre chose, non ? Enfin les gens ils chient des galettes à propos des bébés, mais si tu fous des milliers de nouveaux êtres dans l’eau potable t’es le pire des salauds. Pffff. En tout cas moi ça me parle. Même avant ma conversion les démons me disaient de manger des choses qui ne sont pas de la nourriture. »
Je rajoute d’un ton éteint, comme une pensée qui me viendrait après-coup :
« J’aimais pas ça, ça me faisait pleurer. Mais je ne me souviens plus pourquoi. »
Je cligne des yeux comme si je sortais d’un rêve, puis je demande à Sigrid :
« Tu voulais me demander quelque chose à la base ?
- C’est bientôt l’enterrement de Steiner, le soleil est levé.
- Oh. Faut que j’aille me changer alors. Tu feras attention à toi hein ? Eva elle est aussi méchante que les autres. »
Puis je laisse Sigrid là pour trouver des haillons. C’est l’enterrement « civil » de Steiner, mais je ne m’y rendrais pas sous l’apparence de Maximale Leistung. J’irais là-bas déguisé en clodo. Avec un peu de chance, Eva se fera avoir et attaquera ma doublure.
*
**
Je sors d’un puits que tous les cadastres de la ville ont oublié. Puis je pars ben… à pied quoi. Je peux pas me rappeler la dernière fois que j’ai marché dans les rues, bêtement, tout seul. Il fait sombre mais c’est à cause des nuages de pollution au-dessus de la ville – à mes yeux ils ont de jolies nuances vertes, mais je sais pas si tous le monde les voit de cette couleur, j’ai pas osé demander pour pas paraître bizarre.
Afin de ne pas affoler les foules avec mon physique de rêve, j’ai pris les haillons d’un lépreux. Normalement on en croise pas en ville mais vu que Maximale Leistung a fermé deux léproseries… en tout cas ça fait un déguisement épatant. Je peux me couvrir le visage, les cheveux, les mains et obliger les passants à m’esquiver.
Néanmoins avant d’enjamber la clôture du terrain vague d’où je surgis je jette un coup d’œil à droite à gauche pour m’assurer que personne ne me voit. On pourrait être surpris qu’un mendiant tout miteux et gravement malade lève les jambes avec souplesse.
Je me retrouve en périphérie de l’autel de ville, dans une rue pleine de gens normaux. La populace s’agglutine un peu plus loin, mais je ne m’y dirige pas. Un lépreux qui joue des coudes dans une foule ? Je me ferais tabasser à mort en moins de deux mètres. De toute façon ça ferait bizarre. Les mendiants ne vont pas au milieu des rassemblements. Les gens n’y donnent pas d’argent et c’est un coup à se faire accuser de quelque chose alors qu’on s’occupe de ses affaires – j’ai jamais été voleur à la tire, ça me faisait beaucoup trop peur. Non, la bonne place, c’est dans les rues adjacentes, là où les gens vont et viennent.
Je cherche un endroit d’où je peux tout voir mais ne pas être trop en vue moi-même – la rue c’est un endroit dangereux. Évidemment que le plus gros enculé du coin c’est moi, mais on veut pas en venir aux mains hein ?
J’opte pour le bord d’un lavoir au carrefour entre les rues. Personne ne viendra faire son linge maintenant. Je m’assois avec précaution hors de la trajectoire des passants, le dos appuyé contre un des piliers en bois au quatre coins du lavoir. Je remonte mes genoux contre ma poitrine. Puis je glande.
Je suis arrivé en avance. Je voulais pas que Eva voie un lépreux arriver pile à l’heure pour les funérailles, comme si il avait noté le rendez-vous dans son carnet de bal. Par conséquent je m’emmerde et j’ai mal aux fesses. J’observe les gens qui passent, les visages, je flaire la magie, mais je suis pas espion professionnel. Ni un mendiant non plus visiblement parce que je sursaute quand une vieille dame jette une pièce à mes pieds. Machinalement je réponds :
« Va t’faire frire le cul sale pute. »
La dame élargit les yeux d’indignation et de peur puis prend rapidement le large. Dans le temps, j’aimais bien insulter les femmes et les gens plus petit que moi dans la rue. Ça défoulait. Enfin c’était une brave vieille quand même, elle m’a donné une vraie pièce et pas le demi sous qui traînait au fond de sa poche. J’ai aucune raison de le faire, mais je ramasse mon butin. C’est quand même dur de laisser de l’argent par terre.
Un peu plus tard, une dame, jeune cette fois, commet la même erreur que sa collègue en m’approchant pour poser sa petite monnaie devant moi. Elle est seule alors je me permets la même chose :
« Casse-toi sale coche m’approche pas.
- Reinou ? »
Oh merde ! C’est pas la femme qui a parlé – elle a déjà fui là -, c’est une voix masculine sur ma gauche. Je tourne la tête. Un mendiant cul-de-jatte avance vers moi sur une planche posée sur quatre roues. Je fais semblant de pas avoir entendu.
« C’est toi Rein ?
- Non.
- Ah c’est toi ! Tout le monde te croyait mort ! Alors, on embête encore les filles ?
- Mais barre-toi Hans tu vois bien que j’essaye de me faire des ronds ! »
En général les mendiants se mettent pas en groupe pour mendier parce que ça fait peur aux gens et qu’il faut diviser le bénéfice entre plusieurs personnes. S’espacer de cinq mètres, c’est pas mal. ‘videmment maintenant avec la politique d’action sociale de Maximale Leistung y a des rues où on a à peine la place de s’asseoir tellement c’est plein de clodo.
Mais Hans s’en fout, il a son petit événement du mois – du moins jusqu’au prochain décès violent ou retrouvailles avec un autre collègue. La vie de miséreux à la fois on s’y ennuie beaucoup et on y subit trop de rebondissements et de drama pour une vie. Bref, le cul-de-jatte – vétéran de guerre, comme à peu près tous les mendiants de l’Empire - demande :
« T’es malade ? »
Il le voit pas, mais je lève les yeux au ciel. Ma capuche a les couleurs de la plus grosse léproserie de la Faulestadt ! Y a des mouches qui se posent sur mes yeux ! Qu’est-ce que je peux répondre à ça ?
« Nan, c’est pour me cacher. Alors maintenant laisse-moi, et dis à personne que tu m’as vu ! »
Y a aucune chance que ça arrive. Je comprends pas pourquoi les mendiants ont la réputation d’espion discret. Comment tu peux confier tes petites magouilles à un mec qui vendrait sa mère pour une demie pinte de cidre ? Personnellement j’étais aussi fiable qu’une casserole en chocolat.
« C’est des Sansovino dont tu te caches ? Tu devrais pas, on entend plus parler d’eux depuis belle lurette ! J’sais pas ce qui leur est arrivé. »
J’ai l’impression que Hans me parle de trucs qui datent de ma petite enfance. C’est vrai que j’avais peur des mafieux autrefois. J’ai déjà bossé pour eux, mais te fait pas un film j’étais les petites mains du copain du sous-traitant d’un mec. Faire le guet pendant un cambriolage, faire la mule pour fourguer les bijoux ensuite, ce genre de truc risqué et mal payé. Du coup des malandrins ont eu l’occasion de faire ma connaissance et donc de me casser la gueule. Ma vie a abondé en coups de pied dans le visage et autres réjouissances, et je suis très content qu’un témoignage vivant de cette époque vienne rouler jusque sous mon nez. D’ailleurs il continue de parler :
« Moi j’pense… j’pense c’est le Grand Coësre qui s’est occupé de ces connards. Il pourrait ! Tu… tu connais ? »
Oh bon sang, c’est pas vrai.
« Un peu.
- Ouais j’me disais, sapé en lépreux t’en es forcément… moi j’ai déjà pu aller à un de leurs bazars là. Y a de la bouffe gratuite tu sais ? Y a même un type qui m’a donné des clopes. Et puis… après ils chantent… »
Je vois un visage d’ordinaire rustre et facile à lire qui se plisse de perplexité en essayant d’expliquer l’inexplicable. Mais il ajoute avec bienveillance :
« Je pourrais te faire rentrer tu sais. C’est pas mal comme coin, il fait chaud et c’est peinard. En plus y a plein de gonzesses. »
Là-dessus mon existence est encore une fois secouée par une autre péripétie inattendue. Dix cloches sonnent, et on les entend très bien. Je me mords le poing pour ne pas hurler de douleur. Puis j’entends la nouvelle.
Oh non.
Oh.
Putain.
C’est heureux qu’on ne puisse pas voir ma tête, parce que je dois afficher un pur masque de surprise horrifiée en entendant que l’Empereur est mort de
ma maladie. D’habitude je parle pas trop d’elle. Elle vit sa vie et le meilleur service que je puisse lui rendre c’est de vivre la mienne. Mais j’aurais pu tuer Karl-Franz… sans le sentir ? Même pas un petit peu ? Même de là où j’en suis j’ai des restes de religion de la petite enfance et… oh, tu vas me trouver stupide, mais je croyais que c’était un espèce de demi-dieu ou je sais pas quoi. J’y pense pas souvent à l’Empereur en vrai. Moi j’agis sur Nuln, je m’occupe pas de ce qu’il y a en dehors.
Mais j’pense que ça ressemble bien à un plan à la con de Tzeentchis quand même. Appelle ça comme tu veux, le talent, l’instinct, mais j’pense que quelqu’un est en train de m’enfiler. Tuer l’Empereur, c’est vraiment pas le genre d’attention dont j’ai besoin.
Et là maintenant… je fais quoi ? Je reste vautré sur mon cul, les bras ballants. Les autres ont dû entendre les annonces comme moi, je sais pas à quoi ça m’avancerait de retourner dans les égouts. Mais en même temps… merde quoi ! Je sais plus quoi dire !