Je l’ai fait pour t’aider. Parce qu’ils se méfiaient tous de toi. Parce que j’avais besoin de trouver un moyen simple et prompt de les rendre prêts à mourir pour toi. Ils étaient des pantins, mais sans ma sorcellerie, ils auraient refusé de danser au bout de tes cordes.
Ne comprends-tu pas ? La noble, le régisseur, la criminelle, le contremaître, le cavalier, ils sont tous venus à moi en m’offrant quelque chose. Ils m’ont tout donné, avant de réclamer des récompenses. Mais toi, tu n’as jamais rien promis, ou offert, à moi-même. C’est moi qui t’aie tout donné, et tu m’as tout de même poignardé dans le dos.
Ils ne t’aimaient pas, Reinhard. Ils sont à tes côtés juste à cause d’un artifice, d’un lien créé de toute pièce. J’ai fait de vous des âmes-sœurs comme si j’avais créé des frères siamois en cousant deux jumeaux ensemble avec des épines. Ils m’aimaient moi — MOI. Ils étaient prêts à sacrifier leurs vies pour leur Magus, pas pour toi ; tu m’as juste remplacé, comme tu as remplacé mon destin, et mon histoire.
Je n’ai pas de rancœur envers toi pour ça. Mais si tu devais reculer devant ce que Nurgle a prévu pour toi, dans ce cas, tu mériterais les pires punitions que l’Enfer Éternel puisse infliger.
Elle mentait. Au fond de lui, Reinhard avait terriblement envie qu’elle mente.
C’est incroyable. Tout bonnement incroyable. Tu n’arrêtes pas de démêler des plans, de truquer des prophéties, tu sèmes la mort et la destruction sur ton passage… Et pourtant tu es toujours le même pantin que j’ai attiré chez moi. Un enfant de quarante-cinq révolutions. Tu t’apprêtes à éteindre la Ville-Lumière de l’Humanité, et tu ne sais même pas pourquoi.
Je suis certaine que tu n’as même pas choisi ton propre nom, Grand Coësre.
Et là-dessus, elle rit.
Un petit pouffement. Un caquètement cruel. Un éclat. Et puis, un long souffle hilare. Elle reprit sa respiration une seconde, puis se remit à s’esclaffer dans l’un des rires les plus abominables que Reinhard ait jamais entendu dans ses oreilles.
Qu’est-ce qui motivait alors le Nurglite ? La peur ? La colère ? La honte ? Ou bien, la réalité de sa situation qui l’oppressait alors ? La fatigue, l’adrénaline en train de descendre du combat, l’atroce douleur qui le faisait saigner de partout, tout ça ne devait pas aider non plus à penser correctement.
Mais Reinhard décida de tourner les talons, et avec une absolue détermination, il se rua à travers la faille qui se dessinait devant l’immense tour bleutée. Il agrandit la fente à la force de ses doigts, et propulsa son corps à travers, raclant son pardessus et ses vêtements contre des morceaux de côtes humaines effilées qui cerclaient la sortie. Il entra dans une autre atmosphère, il sentit un air terriblement froid remplacer la chaleur moite de l’intérieur d’un organisme, et il passa au-dessus d’une eau noire à perte de vue.
Il chuta dans un plat, et tomba sous l’eau. C’était gelé. Autour de lui, il sentait son sang s’écouler, mais en fermant ses yeux par réflexe, il ne voyait rien. Pas une lumière là-dessous, en apnée. Et des chuchotements… Des centaines de chuchotements inaudibles vrillaient dans ses oreilles.
Reinhard se redressa tout droit, comme une chandelle, et remit sa tête à la surface pour inspirer de l’oxygène — il y avait de l’oxygène, ici. Et le voilà dans une immense mare, avec la grande tour tout loin droit devant lui.
On aurait dit que la tour était sur une île. Une surface entourée de cette eau, à perte de vue. En regardant derrière lui, Reinhard ne voyait plus la faille dont il était tombé : elle s’était refermée comme la cicatrice d’une plaie, et tout ce qu’il voyait, c’était l’abysse. L’eau était noire, le ciel était noir, et on ne voyait pas la limite entre les deux — d’ailleurs, le ciel semblait se refléter sur l’eau, et on aurait dit que ce lieu n’existait pas. Pas de nuages, pas d’étoiles, pas de lune, pas de couleur ou de brume. On aurait juste dit de la teinture.
Et là, le Nurgle se rendit compte qu’il n’était pas dans de l’eau. Le liquide dans lequel il flottait ne ruisselait pas hors de ses cheveux, c’était un peu visqueux, et ça coulait dans ses narines et sur sa bouche : lorsqu’il passa sa main sur son visage pour s’en débarrasser, il ne fit qu’en appliquer encore plus. Il était dans de l’encre. Un océan d’encre.
La fin ressemblait-elle à ça ?
Une seule lumière le guidait hors de là. Ce grand feu bleuté aux pieds de la Tour, qui permettait d’en distinguer l’architecture, la pierre et les fenêtres. Pas d’autres alternatives : il ne restait plus qu’à Reinhard à nager, dans une sorte de ridicule crawl un peu sur le côté. Une terrible épreuve physique, une à laquelle on ne s’attendait peut-être pas en étudiant les secrets de l’univers…
Les mains de Reinhard atteignirent l’île avant ses pieds. Il s’agrippa à des galets, et rampa à moitié sur la berge, avant de se relever, de tituber, et de s’effondrer à moitié à genoux. Essoufflé, transi de froid, recouvert de cette encre, il tenta d’observer autour de lui.
Pas de végétation, pas de plante, pas même de mousse — l’île semblait être parfaitement minérale. De la roche et des cailloux, c’est tout ce qu’il y avait autour de lui. Et cette tour, en face de lui, avait été bâtie par des mains d’hommes : elle semblait être fine, polie, en marbre, mais un marbre à la couleur d’obsidienne. Et ce feu, ce grand feu, il illuminait la structure. Il paraissait si proche, et tranchait tellement avec l’obscurité, que ça en cramait la rétine. Des bourrasques bleutées volaient du brasier, et formaient des arabesques, qui semblaient se perdre dans l’air.
Reinhard dût marcher et monter une petite butte, avant de découvrir ce feu. Il était au milieu d’un immense cercle de pierre, comme s’il s’agissait d’une fontaine. Allant au bord du cercle, l’étonnement du Nurglite fut grand, quand il se rendit compte que ce feu ne produisait aucune chaleur. Pourtant, c’était bien le mouvement énergétique de flammes dansantes qui échappait de ce cerclage, avec en son centre, de la roche bien noire, du charbon en train de se dégrader, sorti de la Terre.
À rester là bêtement à être hypnotisé, pourtant, Reinhard se rendit compte avec horreur qu’il était en train de cuire. Sur son visage et ses mains débordant d’encre, il pouvait voir des bulles éclater. Il brûlait, alors qu’il ne sentait aucune chaleur. Le Nurglite s’en éloigna à toute vitesse, au pas de course.
Aux pieds de la tour, il y avait une grande double-porte. Rien d’ésotérique, rien de secret. Pas de gargouilles, pas de vitraux, pas de statues. Juste un bête mur lisse et des portes qui, en revanche, n’étaient pas faites en bois — elles étaient faites en bronze coulé.
La seule chose qui sortait de l’ordinaire, c’était une inscription, une succession de dessins, dans une langue que le Nurglite ignorait royalement ; mais il ne savait pas pourquoi, ça ressemblait vaguement aux runes chaotiques avec lesquelles il honorait son Dieu-Pestilent…
בְּסִיַּעְתָּא דִּשְׁמַיָּא
Ses mains se posèrent sur des poignées en bronze. La porte semblait si lourde, et il y avait plusieurs cerceaux sur lesquels s’agripper, laissant penser qu’il fallait y être à plusieurs pour ouvrir cette porte. Mais à la simple force de ses muscles, et un gros effort de sa part, quoiqu’en grognant et en grimaçant, il parvint à faire glisser le lourd battant de la porte vers lui, jusqu’à faire un espace juste suffisamment large pour qu’il puisse s’y glisser à l’intérieur.
Et derrière, l’immensité.
La pièce était titanesque, son plafond plus haut que la plus haute des flèches de la cathédrale de Sigmar à Nuln. Son sol était en verre, et reflétait le corps de Reinhard, ainsi que le peu de choses qu’on voyait dans cette grande pièce plongée dans la nuit éternelle, si seulement il n’y avait pas les reflets du feu là-dehors, et surtout, une intense lumière bleue qui venait de derrière l’arche dressée au bout de ce vestibule pour dragons.
Et parlons-en, de cette arche : elle était barrée d’une immense porte en fer, pleine de trous comme une grille, mais on avait coulé dans la fonte une silhouette. C’était celle d’une immense femme, portant une étrange robe nouée à son épaule et qui dénudait l’autre — le vêtement des philosophes sur les fresques représentant le monde antique. Elle portait au bout de son bras une balance, et à l’autre main elle avait un bâton de marche, et ceignait son front et bandait ses yeux un linge blanc. Ses cheveux noués en nattes tombaient derrière elle, et on devinait peu de choses de son visage : on savait qu’elle avait une tête, mais impossible de deviner sa physionomie, peut-être car le fer s’était effacé avec les âges.
Instinctivement, elle renvoyait à l’image de Véréna. Quelle autre grande femme portait une balance que la déesse fétiche de Nuln ? Mais c’était trompeur. Une sensation touchait Reinhard, un instinct d’apprenti qui avait lu trop de choses sur l’Humanité ces dernières années. La silhouette n’était pas inspirée de Véréna, elle semblait avoir inspiré la déesse — comme si elle était une forme plus primitive, plus ancienne, de celle vénérée aujourd’hui.
Son visage ne paraissait pas avoir une expression, car son visage n’était pas humain. Seule sa forme l’était…
La chair de poule assaillit Reinhard. Il avait l’impression d’être dans un endroit venu du passé, un passé plus ancien que tout, plus ancien que Sigmar aussi.
Autour de lui, il sentait la magie. Il sentait la magie dans le feu, dans la lumière, dans la structure aujourd’hui. Il sentait le puissant vent de Chamon forcé de rester en place. Mais il n’était pas dans l’Au-Delà. Pas dans le monde matériel non plus. Plutôt une sorte… D’entre-eux. L’endroit ressemblait à une île : c’était en fait plutôt un bateau, un navire qui voguait sur l’océan qu’était l’Immatériel, l’Éther qu’imaginaient les alchimistes.
Il s’approcha au bout de la grille en fer, juste aux pieds de cette immense femme. Et par ses nombreux interstices, il porta son regard plus loin.
C’était… C’était bizarre. On aurait dit une ville, une grande ville, tout un quartier, grand comme la Faulestadt, mais contenu à l’intérieur de la tour qui pourtant paraissait assez fine vue de dehors. Et il y avait des maisons, d’une architecture inconnue, et ces braseros contenant ce charbon bleu en train de brûler. Il y avait des statues de guerriers portant des lances, vêtus d’un étrange uniforme d’or — d’ailleurs, de l’or, il y en avait partout, sur les portes, sur les toits, sur le sol même. On aurait dit l’Eldorado rêvé par les jeunes marins qui se ruaient vers le Nouveau-Monde…
Mais tout semblait mort. Tout était parfaitement silencieux. Et au loin, on voyait de la poussière, comme s’il y avait eut un effondrement. Personne ne vivait ici. Plus personne, et ce depuis fort longtemps.