Les jours suivants furent en comparaison, moins événementiels, mais beaucoup plus calmes. La secte de Reinhard avait reçu ses ordres de leur maître, et c’était maintenant à eux de se mettre au boulot.
Le Coësre fut loin d’être inactif, mais il était alité la plupart du temps. Il continua son travail sur les potions, et sa lecture de vieux ouvrages. Très efficace, il se rendit compte des immenses possibilités de son esprit — Reinhard Faul était devenu un des mages les plus puissants de l’Empire, et un véritable élu du Chaos. Discrètement, sans éveiller les soupçons du Grand Immonde avec qui il avait passé un pacte, il continua de raffiner sa drogue, avant de la tester sur ses valets. Il découvrit vite les défauts de sa potion, et tenta même de les corriger.
Il était à peu près certain, à présent, qu’il détenait de quoi faire taire Furug’ath et le paralyser dans son esprit, au moins pour plusieurs heures, et à un coût relativement modeste sur son corps. En cas d’extrême urgence, si le démon se décidait à devenir trop pressant, et trop traître, il possédait maintenant une petite fiole sur lui, à boire en toute hâte, pour reprendre le contrôle de son esprit… Même si cela se ferait au prix de sa plus grande force, son art aethyrique.
La secte continua de s’agiter.
Même si elle n’avait pas quitté Nuln, Heidemarie von Bedernau avait bien travaillé. Infiltrant une amie au palais comtal de Nuln, elle parvint à trouver l’endroit où résidait actuellement la comtesse introuvable : Meissen, la ville de son père. Un bourg fortifié d’à peu près un millier d’habitants, rempli de Nains travaillant avec l’argent, juste aux pieds des montagnes grises et au-delà de la rivière Söll. Nul doute qu’Emmanuelle devait bien s’ennuyer, dans ce coin rural si loin de la magnifique capitale du sud-Empire, entourée de gueux et de longues-barbes… Mais ça n’arrangeait pas les plans de Reinhard, car elle y était en sécurité, dans un lieu où les Nurglites allaient avoir du mal à intervenir.
Surtout, le sosie de Maximale Leistung annonça que des lettres venaient enfin d’arriver de la comtesse elle-même, et non de son conseil resté derrière elle. Visiblement, la grande-comtesse souhaitait s’enquérir des nouveautés de l’hôtel de ville, et de la politique que menait Maximale. Ça ne sentait pas bon. Son silence permettait aux Nurglites de faire à peu près tout ce qu’ils voulaient, qu’elle tente de se mêler de leurs affaires n’était pas un bon présage.
Qu’importe, elle n’était pas le problème le plus urgent.
Irmfried Brandt avait beaucoup de qualités, la discrétion n’en était pas une. Ses flics Sigmarites courant dans tous les sens pour venger l’attentat à la bombe qui avait vu la mort du Premier échevin de la ville avaient remué toute la Neuestadt ; ils avaient défoncé des portes, fouillé des entrepôts de force, interrogé assez violemment des coursiers de compagnies de diligence, pour tomber sur celui qui avait posté le colis. Ils avaient pu exploiter des pistes, mais surtout beaucoup de cul-de-sacs. Eva Seyss était toujours insaisissable, et personne n’avait aucune idée d’où elle était passée.
Sigrid Meseritz, et c’était plus décevant, n’eut pas plus de nouvelles. Elle tenta d’infiltrer l’Académie de magie, où les magisters cloîtrés de force se morfondaient. Mais Janus Horn, le pyromancien à qui Reinhard avait mis des mouches dans ses fesses, faillit la reconnaître malgré son déguisement — elle fut obligée de fuir pour sa vie, et pour éviter un regain de tension avec tous les magiciens de la ville, qui aurait mis la secte dans une situation particulièrement inconfortable. Elle n’avait même pas trouvé le moindre document avant un tel échec.
Les subalternes de Reinhard n’avaient aucun succès. Comme d’habitude, c’était au Grand Coësre de tout faire…
Au moins, Marteen Ruchen, le gros lâche, était plus calme que jamais. Loin d’être devenu un rival, l’autre magus de Nuln était venu présenter ses hommages au Coësre, et lui proposait son argent et ses fidèles pour augmenter un peu plus le carnaval, et le rendre plus beau que jamais. Avec le Pellagra, d’autres petites barges de commerce allaient pouvoir voguer sur le Reik.
La petite entrevue avec Ruchen et consorts venus faire leur rapport venait juste de se terminer, et le bourgeois s’apprêtait à quitter la salle du trône avec une révérence, quand d’un coup, de nouvelles personnes ouvrirent grand la porte qui menait à l’ascenseur, et firent irruption en courant à toute vitesse. Les gardes du Coësre, de chaque côté de son trône, se jetèrent en avant en pointant des hallebardes, de crainte que ce soit un attentat ; mais c’étaient là des cultistes quelconques. L’un d’eux, terrifié, s’arrêta net, se courba en deux, et, haletant, envoya valser tout le protocole par la fenêtre alors qu’il avait un discours totalement incohérent :
« M’sieur ! Coësre !
Le toit ! V’nez vite sur l’toit ! J’vous en supplie ! »
Sigrid, en charge de la sécurité de Reinhard, dégaina une épée faite d’Ulgu à la main, en se préparant à la propulser sur le malotru, un pauvre garçon adolescent.
« Qu’est-ce que tu racontes ?! Que se passe-t-il !
– Pitié ! J’vous…
Y a un… Un truc ! Un problème ! Un truc énorme !
J’vous en supplie, c’est…
– C’est vrai, il dit vrai ! »
Le petit chevalier corrompu était là. Il avait bien changé : il était maintenant en pleine forme, excepté pour ses yeux qui avaient devenu tout noirs, et une corne qui commençait à pousser au milieu de son front. En magnifique harnois de plate limée, et droit comme un « i », il paraissait plus cohérent et solennel que son camarade terrifié.
On ne pouvait pas trop s’attendre à une trahison de leur part. Pas en guidant Reinhard sur le toit — c’était l’endroit le plus protégé du bâtiment, en permanence truffé de tireurs d’élites et de vigiles. Ça aurait eut plus de sens de tendre une embuscade en pleine rue, alors qu’il grimpait dans sa diligence blindée.
Alors, bien qu’ils étaient tous précautionneux, Irmfried, Sigrid, le chevalier, et une huitaine de semi-mutants en armures escortèrent un Coësre pressé de toute part, tandis qu’ils grimpaient tous à l’ascenseur — c’était un miracle que le monte-charge ne croule pas sous leur poids.
Ils arrivèrent jusqu’à l’étage du toit. La porte qui menait dessus était grande ouverte, et un sniper se tenait devant, genou à terre, fusil-long sur l’épaule. Le chevalier vint lui tapoter l’épaule, et le sniper s’écarta pour laisser tout le monde passer.
Le toit était rempli de cultistes armés et vêtus de différentes façons. Et tous observaient en l’air, des mains sur leurs fronts pour se garder des rayons scintillants d’un soleil couchant, rouge comme le sang.
Reinhard alla lentement près du bord. Il y avait, devant lui, sa ville. Le même panorama constitué d’immeubles, de cheminées d’usines, de deux fleuves immenses truffés de bateau se joignant, de la flèche d’une cathédrale de Sigmar, du sommet du Donjon de Fer, et du haut palais de la comtesse sur la montagne de l’ancienne ville. Tout ce qu’il avait toujours connu, et réduit, par les complots, la peste, et l’incendie. Jamais l’air n’avait été aussi pur, et le ciel aussi dégagé, alors que les fonderies tournaient à vitesse réduite.
C’est pour cela que l’on pouvait voir quelque chose trouer les nuages. Une tache noire glisser de gauche à droite, comme une sorte de mouche géante.
Une mouche qui grossit, lentement, alors qu’elle cessait de virevolter au-delà de l’île militarisée de l’Halbinsel, pour revenir en direction du quartier de la Faulestadt.
« Il… Il fait demi-tour ! Il va repasser… »
Le chevalier avait la mâchoire qui claquait. Des jeunes miliciens de la secte caressaient la gâchette de leurs arbalètes en tremblant comme des feuilles.
Et alors, Reinhard vit quelque chose dans son regard, qui lui fit croire qu’il hallucinait. Que tout ça n’était qu’un rêve. Que c’était le cauchemar qu’il contrôlait, ce petit monde dans les royaumes du Chaos, où il décidait lui-même du merveilleux et de l’impossible.
Il avait passé sa vie à lutter contre des choses tellement rationnelles : Des prêtres, des mages avec des licences, des soldats en armures, des mafieux avec des couteaux. Lui, il troublait tout ça ; l’impossible, c’était lui qui le réalisait. Lui qui avait tué une magus surpuissante de Nurgle, lui qui avait tenu tête aux meilleurs mages du Wissenland, lui qui avait assassiné une vampire. Qu’est-ce qui pouvait encore tenir tête à Reinhard Faul ? Lui qui serait, peut-être, bientôt, l’Élu de Nurgle ? Lui qui avait même réussi à retourner un pacte avec un Grand Immonde, pour l’exploiter à son avantage, et garder son âme ?
La tâche grossit. Elle se décupla. Et on voyait maintenant que la tâche avait deux grandes ailes, immenses. Des ailes écailles. Une immense tête élancée. Une bouche large comme un abysse. Et alors que la bête, rouge comme un rubis, ouvrait sa gueule, sortait de derrière ses dents un souffle glacé — le vent de Shyish, le vent de la mort, se mit à recouvrir toute sa gueule.
Les cultistes se mirent à crier de rage, ou à reculer de peur. Certains sautaient à terre en se couvrant les oreilles. Mais Sigrid restait plantée là, bouche bée, yeux écarquillés, alors que la bestiole devint si immense, qu’elle camoufla le soleil, et plongea son ombre sur tout le pâté de maison.
Un dragon.
Un dragon volait au-dessus de Nuln.
Sur tous les toits de la ville, dans tous les quartiers et dans toutes les rues, la totalité des habitants de Nuln couraient dans tous les sens, en regardant le ciel. Des cloches d’églises se mirent à sonner l’alarme.
Mais le dragon n’enflamma pas la ville, comme dans les contes de fée. Il ne détruit rien. Il se contentait de danser, en poussant d’immenses cris qui résonnaient dans les corps, portés par l’écho des avenues elles-mêmes.
Et Reinhard avait pu voir que quelqu’un, un être humain, était agrippé entre deux écailles sur le dos du dragon.
Sigrid laissa tomber tous ses muscles. Elle semblait entièrement défaite. Elle regarda Reinhard avec un tas de pitié dans ses yeux, comme si elle était au bord des larmes. Et elle dû pourtant crier pour se faire entendre, au-dessus des bruits de battements d’ailes de la bête.
« C’est Elspeth von Draken ! »
Reinhard savait qui c’était. La Rose Noire de Nuln. Une sorcière maléfique, détestable, faisant peur aux enfants, qui vivait au bout de la frontière du comté de Nuln, cloîtrée dans un charnier de Mórr où l’on amenait les cadavres — Reinhard avait dû remplir son foyer de corps.
Cela faisait plus de vingt ans, deux décennies, que plus personne n’avait entendu parler d’Elspeth von Draken. En fait, Reinhard Faul était encore très loin d’être corrompu, la dernière fois où il avait entendu parler d’elle. Il savait que en l’an de Sigmar 2511, Tamurkhan, un grand homme-asticot de Nurgle, avait tenté d’envahir l’Empire ; von Draken l’avait sauvé en allant combattre le Nurglite en personne, puis elle était rentrée chez elle, et depuis, zéro nouvelles. Elle devait avoir terminé sa vie comme tous les héros : dépressive et mourante, à ressasser ses gloires du passé.
« C’est Elspeth von Draken… »
Sigrid avait répété cette phrase, cette fois d'un air morne, et en regardant dans le vide.
Parce que le dragon se dirigeait, comme si de rien n’était, vers le palais comtal. Comme s’il était chez lui.
Le Grand Coësre était devenu le nouveau Tamurkhan. Et Elspeth von Draken était revenue pour le détruire et sauver Nuln, comme elle l’avait fait vingt ans plus tôt.