Bernhard Steiner, premier échevin de la ville, prit son temps de descendre la marche, pipe à tabac au bec. Il salua le valet du menton, en faisant mine de faire une discussion agréable :
« Bonsoir, Walter. Comment vont les enfants ?
– Fort bien, maître. Le plus âgé a enfin pu intégrer la guilde qu’il souhaitait — je vous remercie pour cela.
– C’est tout mon plaisir, très cher. »
Le valet baissa la tête bien bas, en laissant cet étrange monsieur à l’allure inquiétante se diriger vers le bâtiment.
Steiner était devenu riche, grâce à la secte de Nurglites. Riche et important. Il n’était plus capable de passer une soirée sans serrer des mains, et sans laisser derrière lui ses horribles mouchoirs de soie couverts de mucus et de sa sueur verdâtre. Alors que Reinhard n’avait que faire de la bureaucratie, monsieur Steiner était d’un secours salvateur ; il était parvenu à répartir tous les postes de son administration entre ses amis, il avait mis des cultistes serviteurs de Nurgle à des endroits stratégiques, et maintenait des fiches secrètes sur tous ceux qui n’avaient pas été illuminés, de manière à savoir quels étaient leurs points faibles, et quand ils pourraient être assez mûrs pour servir plus franchement le Seigneur des Mouches…
Des années qu’il connaissait Reinhard. Il avait été, en fait, le tout premier collègue du sorcier — à l’époque où les deux pouvaient véritablement être considérés comme collègues, avant que l’un ne prenne plus franchement l’ascendant sur l’autre.
Envie. C’était ça le sentiment qu’il éprouvait le plus. Une atroce jalousie. Il convoitait cette place de magus. Il avait obtenu la richesse, le respect, et pouvait satisfaire toutes ses ambitions terrestres. Mais aux yeux des Dieux, et notamment de son Dieu, il n’était rien de plus qu’un secrétaire glorifié…
Pour l’heure, en revanche, Steiner profitait. Il saluait le garde de nuit qui avait remplacé la secrétaire de l’accueil avec un sourire impeccable, tint une conversation agréable avec un notaire qui était en train de descendre et qui débauchait anormalement tard — il lui assura qu’il pouvait se présenter plus tard demain en compensation — et fit quelques blagues sur les matchs de Rotzball avec un concierge en train de passer la serpillière dans les locaux.
Les locaux de l’hôtel de ville étaient quasiment vides. Les greffiers, standardistes et huissiers en tout genre étaient rentrés chez eux, dans le quartier d’habitation du Westen, pour aller profiter du dîner en famille. Ne demeuraient plus ici que les plus motivés ou les plus en retard sur leurs dossiers des employés…
…Et ceux qui servaient une administration plus secrète encore.
Steiner les réunit dans son bureau. Quatre personnes, trois hommes et une femme, bien habillés comme lui, avec des airs de petits bourgeois rondelets, souriants et bien-portants — même s’ils avaient tous un défaut physique assez notable, des dents très cariées pour l’un, une puanteur excessive pour l’autre qu’il masquait sous un flacon entier de parfum… Aucune personne de haute importance parmi ceux-là : que des intermédiaires, des cartes, des voyers ou sous-préfets en tout genre. Souvent, ces personnes-là avaient plus accès aux dossiers et à la réalité du terrain que les responsables qui n’en récoltaient que les fruits.
Tous les quatre fermèrent la porte derrière-eux, s’assurèrent avec paranoïa qu’il n’y avait personne sous le bureau, caché dans le placard, ou derrière la cloison. Et c’est seulement après qu’ils passèrent tous un par un devant Steiner, pour lui embrasser la bague, en l’appelant par un titre bien plus ronflant et inquiétant que celui de Premier échevin…
« Acolyte du Coësre… Je sers selon tes désirs. »
Steiner se posa derrière son bureau. Il ouvrit un tiroir, derrière lequel se cachait un faux-tiroir. À l’intérieur, il trouva un petit ruban de toile, qu’il dévoila à la surface du meuble : se trouvaient là quelques herbes issues des égouts, un médicament universel pour leurs maux à chacun — Nurgle rend malade, mais Nurgle sait garder entiers ceux dont il aura un jour besoin.
« Parlez donc, mes chers frères et ma chère sœur. Les choses des dernières semaines ont-elles été accomplies ? »
La femme s’inclina la première, et parla :
« Les Temples de Shallya deviennent de plus en plus soupçonneux, maître-acolyte. Il y a des rumeurs dans les tavernes et les cafés, des endroits qui remplacent la presse. Le secret est devenu trop gros pour être étouffé. Nous n’avons plus de moyens d’en empêcher la propagation.
– N’en empêchez plus la propagation. Les ordres du Coësre ont changé. Dorénavant, considérez que la contagion existe à Nuln, et aidez du mieux que vous pouvez les Shalléennes à l’endiguer. Ne refusez pas leurs demandes de fonds ou de locaux.
Cela fait partie du plan. »
La jeune femme eut l’air étonnée, avec ses yeux écarquillés, mais si c’était la volonté du Coësre, elle ne la discuterait pas.
Un autre homme s’approcha, fit la même révérence, et parla à son tour :
« Mes services ont l’adresse d’une presse illégale, dans la Neuestadt. Les étudiants qui ont été renvoyés de l’université de l’année dernière comptent faire un grand tractage illégal. J’ai un de mes espions en place parmi eux, il peut agir comme il sera souhaité…
– Ils ne sont plus une priorité. Demande à ton espion d’identifier leurs chefs et de quoi les faire chanter, mais ne contacte pas la police. Je l’utiliserai comme un agent provocateur, lorsque nous aurons besoin de mobiliser la comtesse.
– J’ai terminé le rapport sur les propriétaires des entrepôts des docks, signifia le troisième de la bande. Il y a de nombreux biens à y saisir, comme vous le verrez sur les papiers que j’ai remplis…
– Beau travail. Une bonne saisie renflouera les caisses de la secte, pour financer nos actions.
– L’opinion publique devient de plus en plus tendue contre Maximale Leistung. Il ne jouit plus de la même popularité qu’avant auprès de la classe moyenne. Il est nécessaire de montrer un peu de bonne volonté envers eux…
– Très bien, tu en parleras à la prochaine réunion du conseil de la ville. Nous augmenterons le délai avant la fin de la limitation du prix du pain, et il faudra réfléchir abattre le péage du Grand Pont. Ce n’est pas comme si nous aurons longtemps un souci avec l’argent… »
Les discussions s’enchaînèrent ensuite. Steiner répondit aux questions, prodigua des conseils, nota mentalement les choses importantes à devoir vérifier lui-même — il prit des adresses de lieux importants, des noms de personnes qu’il faudrait éloigner ou rapprocher des opérations, et surtout, ceux qui étaient en ligne de mire pour être admis — chacun des acolytes de Reinhard était responsable de ceux qu’il faisait rentrer dans la secte, et le prix serait important s’il amenait un traître ou un espion parmi la bande.
Reinhard. Steiner était l’une des dernières personnes sur terre à encore connaître le nom de son patron. Il n’osait jamais l’utiliser à l’oral. Il n’aimait même pas y penser. C’était commettre un blasphème, comme à l’époque où il utilisait trop familièrement le nom d’un saint. Et pourtant, il savait que son maître n’était qu’un homme de chair, il fut un temps où il pouvait le traiter de façon tellement plus simple…
Cela l’attristait. L’envie, en voilà, un poison. Il aurait toujours l’impression d’être le second.
À quel point le second d’un Dieu est-il triste ?
« Très bien. Vous avez bien servi. Continuez, et je vous remercie tous. »
Ils s’inclinèrent et s’en allèrent un par un. Steiner resta dans le bureau encore vingt minutes, à la lueur d’une simple bougie, à relire de la paperasse, à apposer quelques sceaux sur des notes de frais et des choses très mineures. Ses yeux lui faisaient très mal, mais il avait l’habitude de veiller tard — ce n’est pas comme si quelqu’un l’attendait à la maison.
Steiner n’avait personne pour lui. Personne. Pas comme Max’, qui avait ramené sa famille dans la secte. Pas comme Frida, qui s’était trouvée un amant parmi ses sbires. Et même pas comme Irmfried, qui avait perdu sa sœur — Steiner n’avait jamais eu personne pour lui. Ses parents ne l’avaient jamais vraiment aimé, il n’avait pas eu d’amis à l’école, et pendant des années, il avait accepté que ce serait la fin de son existence : rentrer chez lui dans une maison trop vide et trop silencieuse, à lire le journal en pyjama dans son lit, avant de se coucher sans personne pour lui dire bonne nuit.
Ça le rendrait triste. Cette tristesse avait servi aux esprits farceurs des Nurglings pour lui chuchoter des rêves, et l’encourager à aller trouver la pire personne possible pour combler son vide : Mémé Gâteuse.
Il était tombé amoureux de la vieille. À moins qu’il ne la prenne pour sa mère. Sûrement les deux à la fois. C’était ainsi, avec sa façon de percevoir les choses : tout était tellement mélangé.
Au fond de lui, il rêvait que Reinhard Faul l’embrasse sur les lèvres — mais il n’avait eut d’yeux que pour le pistolier Brandt. Il aurait aimé que le Grand Coësre s’occupe de lui comme un père — mais leur relation avait toujours été trop sérieux, trop professionnelle ; Steiner était trop utile, trop pour accompagner la secte dans ses opérations dangereuses, trop pour aller avec lui au Stirland. Il fallait toujours quelqu’un pour la paperasse, le recrutement, pour donner le change et contrôler l’administration. S’il avait été plus médiocre, peut-être aurait-il pu être aimé.
Ou bien peut-être qu’il ne serait jamais rentré dans le groupe non plus.
Ayant terminé, il souffla sur la bougie, alla devant le porte-manteau de la porte pour récupérer sa veste, et il ferma soigneusement sa porte derrière lui alors qu’il retournait dans le bureau principal, où le concierge venait tout juste de terminer le nettoyage.
Il dépassa une étagère. Quelque chose attira son regard, alors, il s’arrêta, recula, et observa : c’était le meuble sur lequel on posait les envois postaux. Il y avait là des lettres, des colis, des choses qui devaient être traitées. Elle était quasiment vide, car tout le monde avait bien bossé, mais il y avait une toute petite boîte recouverte de papier crépon, avec une étiquette.
Sur cette étiquette, un timbre postal, à la jolie xylographie représentation un lion rugissant — un timbre de la comtesse Emmanuelle, cette grande introuvable. Le colis était adressé à Maximale Leistung — Pour ses yeux seuls et avait été livré de façon expresse. Il se pencha pour renifler : ça sentait le jasmin. Visiblement, la comtesse, ou quelqu’un de sa famille proche, était fan du prévôt. Élégant, beau comme tout, charismatique, Nurgle n’avait pas été avare en cadeaux avec son champion, lui que Steiner avait connu à l’époque où il n’était qu’un clochard puant et apeuré, que Steiner devait faire passer pour son simple matelot de barque.
Steiner sentait que quelque chose clochait.
Il aurait pu juste laisser le colis là. Il n’était pas pour lui. Et ça serait tellement impoli, de vérifier le parfum qu’une noble délurée offrait au bourgmestre de Nuln. En quoi c’étaient ses oignons ? Si Reinhard ne s’intéressait même pas à sa fonction pour laquelle il avait sué sang et larmes pour lui permettre d’être élu, qui était-il pour rattraper ses affaires ?
Mais au fond de lui, malgré toute sa jalousie, il demeurait un loyal serviteur, qui aimait son Coësre. Quelque chose, il ne savait pas quoi, une simple intuition, l’inquiétait dans cet envoi…
Il attrapa le colis sous le bras, il retourna à sa porte, chercha sa clé, se trompa de poche, et galéra ainsi avant de pouvoir ouvrir. Il ferma bien derrière lui, s’approcha de son bureau, chercha son briquet pour rallumer la bougie, et s’assit sur son fauteuil. Avec un petit coupe-papier, il défit très facilement les petites cordelettes en chanvre, décolla le papier crépon sans trop le déchirer, et il révéla la petite boîte.
Il y avait un message dessus. Il le lit. C’était court. Mais obscur. Pas ésotérique, juste étrange. Il fronça des sourcils. Hésita.
Et alors, il eut peur — mais plus pour lui. Il eut peur pour le Coësre.
Reinhard avait passé un bon moment à jardiner. C’était une chose agréable à faire, même s’il était très débutant dans la matière — les Norses faisaient de très mauvais traités d’agronomie, et c’est uniquement avec son propre courage et sa maîtrise de l’aethyr qu’il se lançait dans un tel projet. Il n’était pas certain de pouvoir parvenir à grand-chose, heureusement, il n’y avait personne pour lui faire des reproches ; Sigrid s’intéressait à de la magie beaucoup plus noble, et regardait par-dessus son épaule simplement quand il fallait retranscrire et réciter des sorts, ou s’occuper de potions. Ça, c’était un projet plus ambitieux, et plus original de la part du Coësre.
C’était un bon moyen de noyer le poisson, et neutraliser l’inquiétude de Furug’ath. Le démon vint lui parler, un peu tard dans la soirée, mais après avoir vu que Reinhard s’occupait tranquillement en préparation du Carnaval, il le laissa tranquille, sans se douter de la poption que le mage avait fabriqué dans son dos…
Ensuite, Reinhard put passer le reste de sa nuit avec ses valets, et en apprendre plus sur les rumeurs qui circulaient. Il eut un nom : Werner. Il devait y avoir deux ou trois Werner dans la secte, alors il dût pousser pour en obtenir davantage. Il laisserait à Sigrid le soin d’enquêter sur les bonnes informations données par le garçon, et ainsi, l’umbramancienne se chargerait de trouver qui osait démoraliser les troupes, afin de lui enseigner qu’il ne fallait pas répéter tout ce qu’on entend dans les tavernes, en plus de l’interroger sur qui avait dit ça…
Étrangement, alors que Reinhard avait envie de dormir, il se réveilla en plein sommeil, lorsqu’il sentit une énorme douleur à l’abdomen, comme un ulcère à l’estomac. Ça ne dura pas longtemps, mais il ne parvint pas à retrouver ses rêves après ça, tout juste se contenta-t-il d’une petite sieste pour avoir une parodie de bon sommeil.
Au réveil, en retournant dans la salle du trône, il y avait du monde. Ses acolytes étaient réunis, en parlant à voix basse. De nombreux courtisans conspiraient en chuchotant bruyamment. Tout le monde ferma sa bouche en voyant simplement le Grand Coësre et sa grande cape entrer dans la pièce, suivi par ses hommes de chambre qui l’avaient préparé.
Sigrid s’approcha tout près de Reinhard. Elle ne faisait jamais ça : d’habitude, on attendait que le monarque soit assis sur le trône pour parler avec lui, et à voix haute. Aucune messe basse, surtout en public, c’était une insulte à l’étiquette. Même chez des Nurglites dégénérés, il y avait un protocole à respecter, pour de bonnes raisons.
L’Umbramancienne avait l’air penaude, mais sérieuse. Derrière elle, le reste des acolytes camouflaient leurs visages, tournaient leur dos à Reinhard. Il pouvait jurer que Frida était en train de pleurer.
« Coësre », fit Sigrid avec une petite voix rauque. « Il… Il y a eut quelque chose hier…
Steiner… »
Elle n’avait pas eu besoin de terminer sa phrase.