« Ah donc on va voler une pompe à eau finalement ? »
Steiner semblait très embêté. Il avait déjà tout prévu, et voilà qu’on l’embêtait à modifier ce qu’il avait accepté dans son esprit. Il n’était pas le genre de personne qui aimait être secoué émotionnellement. Ça avait même plutôt tendance à le mettre en colère ou le rendre triste.
« Franchement c’est le moins compliqué des forfaits qu’on peut commettre.
– On peut aller voir le marchand de poudre demain, toi et moi, Reinhard.
– Et ensuite on ira voir Kassel.
– En attendant on charge quelques gars d’aller chercher la pompe. On doit aussi aller emprunter un âne et un chariot, hors du Wissenland, discrètement.
– D’accord. Et en attendant, je vais nous occuper de préparer le déménagement… Rassembler de la bouffe, des outils. Des trucs qui nous serons utiles pour notre exil. Le plus tôt on pourra partir, le mieux. »
Sa Majesté des Mouches approuva donc les décrets qui avaient été négociés. Ayant donné ses ordres, tout le monde s’agenouilla sur son passage, tandis qu’il regagnait sa chambre avec Heidemarie pour passer une nouvelle nuit en compagnie du Démon Furug’ath.
Demain serait sa dernière journée de libre avant le lever de Morrslieb, un instant où la fine limite qui sépare le monde matériel de l’Immatériel serait le plus rudement mise à l’épreuve.
Industrielplatz
Irmfried et Reinhard étaient de sortie. Ils étaient toujours à la Faulestadt, mais il suffisait de marcher, de s’éloigner des cages à lapin de la cité ouvrière, des embarcadères misérables de pêcheurs d’anguilles, et des bas-fonds remplis de toxicomanes de l’Aubenstraße pour découvrir un décor tout autre.
Ici les bâtiments étaient étrangement modernes. Ici il n’y avait ni chaume, ni charpente, ni colombage. Les grosses usines avec leurs cheminées titanesques, celles qu’on voyait en contrebas de l’esplanade nobiliaire de la Vieille Ville, elles étaient fondées en brique. D’étranges échafaudages encerclaient certains des bâtiments les plus neufs, en même temps que de gros réseaux de tuyaux les reliant entre eux. Dans les rues, quantité de gens mal habillés, couvert de suie, se pressaient à gauche et à droite. Des enfants tiraient des remorques à main chargées de bois, de filon et de ferraille. Des chiffonniers gagnant mieux leurs vies tiraient des attelages à mulets pour faire le tour du quartier, et récupérer les chutes de matériel et les déchets expulsés par l’industrie locale. Tout un tas de personnes, grisonnantes, toussant fort pour dégager leurs poumons, allaient s’empoisonner encore plus en profitant de leur pause pour fumer du tabac du Moot, avant de traverser à nouveau les portes grandes comme celles de la Cathédrale de Sigmar, afin de plonger dans l’enfer des hauts fourneaux. La chose la plus remarquable de leur promenade, ce fut de découvrir des prêtresses de Shallya, recouvertes de leurs robes et voiles blancs qui commençaient à tourner au gris avec la poussière environnante. Elles allaient entre elles, mains croisées et têtes baissées, sûrement pour rejoindre un dispensaire qui venait en aide aux accidentés du travail.
C’était l’ancienne vie de Reinhard. Celle qui avalait des enfants de la campagne du Wissenland. Qui les appelait à elle, à Nuln, avec la promesse de mieux gagner leurs vies qu’en continuant à élever des moutons sur des prairies peu fertiles, à vendre une laine qui rapporte trop peu, concurrencée férocement par le drap de Bretonnie ou de Marienburg qu’on importait depuis les montagnes et le Reik. Reinhard avait beau ne pas savoir lire, lui-même reconnaissait les symboles qui étaient gravés sur quasiment tous les panneaux aux lettres d’acier devant les complexes qu’il dépassait : « RICHTHOFEN ».
Mais le plus terrifiant, c’était la présence particulièrement importante de gardes. Ils ne portaient pas d’uniformes : Ce n’était pas des sergents du guet. Mais des hommes plutôt bien vêtus, avec des casquettes sur la tête et de longs manteaux, faisaient le piquet avec des poivrières de métal, des arquebuses à répétitions, armes fort coûteuses auxquelles même les Troupes d’État avaient difficilement accès. Richthofen était le genre de brute qui ne supportait pas les prémices de mouvements de contestation au sein de ses ouvriers. Ceux qu’il ne pouvait pas mater avec l’aide de la police ou des Sansovino, il les terrorisait à l’aide de sa propre milice privée. Ces types là, Reinhard les avait connus, pour avoir travaillé ici durant sa jeunesse : Ils étaient du genre à faire des fouilles très invasives sur ceux qui quittaient les usines, afin de s’assurer qu’ils ne volent pas du matériel pour le revendre au Dédale, sur le marché noir.
« Viens, c’est par ici. »
Irmfried remontait le long d’un canal creusé et rempli d’eau. Il passa sous un petit ponton, et là, un peu plus à l’écart des avenues où beaucoup de gens allaient-et-venaient, on pouvait voir une sorte d’énorme porte en fer.
Irmfried ferma son poing, et la tambourina comme un malade mental. Aucune réponse. Le pistolier recommença de plus belle. Alors, on entendit une voix crier, étouffée par le blindage en métal :
« Qui c’est ?! Non je veux dire… C’est quoi le mot de passe ?! »
Irmfried entrouvrit la bouche.
« Le mot de passe ? Mais… Y a jamais eu de mot de passe. »
La voix derrière ricana.
« Ahahah, heu, n-non, b-bien sûr qu’il y a jamais eu de mot de passe. Évidemment, voyons. Allez, entrez donc ! »
On entendit résonner de nombreux cliquetis métalliques. Des vis. Du fer qui glisse. Et là, la porte s’ouvrit.
Sauf qu’il n’y avait personne derrière.
Irmfried leva le doigt pour indiquer des espèces de verrous, qui parvenaient, par quelque astuce qui n’avait rien de magique, à ouvrir la porte de manière automatique.
« Werner est un génie. Un des hommes les plus brillants de notre siècle.
Il aurait pu accomplir de grandes choses, si seulement il n’avait pas…
Si seulement il n’avait pas eut quelques soucis. »
Ils descendirent un grand escalier de pierre. Et alors, derrière eux, toujours sans aucune action humaine, la porte se referma, et se verrouilla derrière eux.
Ils se retrouvèrent jusqu’à une deuxième porte, elle aussi fermée. Sur le mur de droite, on pouvait voir des impacts de balle, du sang séché, et des traces de brûlures. Irmfried les observa en fronçant les sourcils. Il y eu un certain silence.
Et là, d’un coup, les yeux d’Irmfried s’écarquillèrent.
« REINHARD, COUCHE TOI ! »
Irmfried se jeta sur lui pour le forcer à s’écraser au sol. Il y eu une détonation, puis un souffle, et au-dessus d’eux, des flammes crachèrent. S’ils étaient restés debout, ils auraient finis incendiés.
La voix du propriétaire de l’établissement se fit à rire comme un dément :
« HAHA ! VOUS PENSIEZ M’AVOIR, BANDE DE SALOPES CRYPTO-ELFES ?! VOUS CROYEZ QUE J’AI PAS DEVINE QUI VOUS ETIEZ ?!
– Werner, arrête tes conneries putain ! C’est moi, c’est Irmfried !
– PROUVE-LE ! Dit-moi un truc que seul Irmfried peut savoir !
– T’as qu’une couille !
– Pffffft ! N’importe quel démon qui me REGARDE la nuit peut le savoir que j’ai qu’une couille ! Fait mieux que ça, suppôt du Prince des Plaisirs, espèce de puterelle dévoyée ! Tu veux me sucer, hein, avoue, avoue !
– Werner ! Si t’arrêtes pas tout de suite je te jure que je te bute ! »
Le cracheur de flammes s’éteint. La porte s’ouvrit, et alors, un bonhomme en sorti. Un type monstrueux. Sale, gros, les pupilles dilatées. Il lui manquait une partie du visage, brûlé vif. Plusieurs doigts manquaient à sa main, et sa patte folle était soutenue par une attelle de cuivre.
« Oh ! Oh Irmfried c’est toi !
Je suis désolé, j’ai eu des tas de problèmes ces derniers temps ! Ils me veulent, tu sais, ils me parlent la nuit, ils me regardent me masturber c’est insupportable ça me déconcentre ! Et je…
Et c’est qui lui ?! »
Irmfried aida Reinhard à se soulever. Sauf que sous l’énorme manteau à capuche que le Magus utilisait pour se déplacer dans la rue, il avait une allure tout simplement terrifiante. Un visage tuméfié, une peau verdâtre, et des mouches qui sortaient de ses narines et de sa bouche pour voler tout autour de lui. Une lueur malsaine, qui, pour le coup, fit reculer Werner de peur.
« C’est… Un ami à moi. »
Werner lia ses poings entre eux.
« P...Pitié, m’sieur le démon, je voulais pas dire du mal des démons ! J’vous en supplie ! C’est vrai je… Je vous déteste pas, je… Vous pouvez me regarder me masturber si ça vous fait plaisir ! Je vous en supplie me faite pas de mal !
– On veut juste te faire des achats Werner, du calme. On peut s’asseoir ? »
Werner hocha la tête et les laissa entrer en tendant sa main.
Furug’ath se fit entendre dans les oreilles de Reinhard. Pourtant, étrangement, il ne riait pas. Il ne prenait pas son air narquois si habituel. Il paraissait… Perplexe.
Il est plus intelligent qu’il n’en a l’air. Plus… Clairvoyant, que la plupart des êtres humains.
Il n’est pas fou. Il m’a vu à travers toi.
Pourtant, je ne sens ni la trace de Grand-Père, ni de ses frères en lui. Autre chose le contemple et le protège.
Autre chose.
Pour la toute première fois, Reinhard pouvait sentir que Furug’ath, un Grand Immonde millénaire, était mal à l’aise.
Werner vivait dans un habitat étrange. Il avait un lit de camp en coin. Sur une table de chevet, de nombreuses assiettes sales s’empilaient. Il avait l’air de manger la même chose, tous les jours : Du gruau. Aucune autre trace de nutriment. Juste du gruau. Il vivait au milieu de barils de poudre, d’armes à feu, de fusils et pistolets empilés dans des caisses. Sur un mur, il avait placé plein de souvenirs. Un grand drapeau occupait presque toute la pièce. Sur une étagère, il avait placé une médaille, déposée sur un petit coussin de pourpre. Et quelques babioles sentimentales : Des insignes. Une poupée. Un couteau au manche gravé.
C’est un homme triste. Il vit dans le passé. Il n’a pas toujours été comme ça.
Werner fit claquer ses grosses bottes de militaires entre elles, et se mit au garde-à-vous.
« Maréchal-des-logis-chef Werner Ümbaden, 1er Régiment de Tirailleurs de l’École Impériale d’Artillerie, les « Flancs-de-Fer », 3e Compagnie ! Vétéran du Col du Feu Noir et de Middenheim, pour vous servir ! »
Il pointa du doigt l’une des médailles qu’il avait sur sa commode.
« Celle-là, c’est le Graf du Middenland qui me l’a remise en personne ! Boris Todbringer lui-même ! Un brave monsieur ! Et celle-là, je l’aie gagnée pour avoir-
– Werner, s’il te plaît ! On est un peu pressés... »
Le sourire fou furieux de Werner s’estompa. Ses sourcils furent obliques. Il battit des cils.
Il avait l’air immensément triste.
« Oui je… Oui oui, je comprend.
Qu’est-ce qu’il vous faut ? »