Il n’aurait probablement jamais la force d’atteindre les portes. Il luttait contre la puissance brute de son Dieu fait matériel au sein de l’immatériel. Il était confronté à la crasse à l’état brut. Un charnier à ciel ouvert, plus horrible que toutes les morgues des hospices de Shallya de Nuln, plus sinistre encore que les squats où de jeunes gens meurent étouffés de leur propre gerbe avachis sur des matelas, plus tragique même que les enfants alités qui voyaient des vers pousser derrière leurs yeux.
Il était chez Nurgle.
Après quarante ans de sa vie à avoir été parcouru de cauchemars, de visions, étranglé par des sanglots et une dévotion parcellaire à une force qu’il ne comprenait pas, après avoir découvert ses reliques, passé un contrat avec un démon, et mit à mort sa propre magus, il découvrait enfin, véritablement, et dans toute son infâme étendue, ce que signifiait servir Nurgle.
Et alors qu’il souffrait à contre-courant, alors qu’il sentait ses muscles se froisser et sa gorge se nouer, le Mal passant à travers les pores de sa peau, sinuant à travers ses voies respiratoires par son nez, forçant sa magie protectrice à crépiter autour de lui, il entendait, non loin, un chant. Un chant heureux et rythmé de trois voix discordantes et nasillardes :
♪ « Eh bien on va,
Eh bien on va,
Réveiller ceux-qui-puent !
Va, va convoquer mon enfant,
Va convoquer mon enfant,
Les démons-qui-puent !
Arrache le foie de ton papy,
Arrache le foie de ton papy,
Pour l’offrir aux asticots de Gnawhami !
Tords les boyaux de ta mémé,
Tords les boyaux de ta mémé,
Pour les jeter dans les collines calcifiées !
Mange le cerveau de ton p’tit frère,
Mange le cerveau de ton p’tit frère,
Pour qu’Arzinapal parasite ton crâne !
Écorche les poumons de ta p’tite sœur,
Écorche les poumons de ta p’tite sœur,
Pour que je puisse y coller le goudron du Puisard ! »♫
Le chant se rapprochait. Et sous les yeux ébahis de Reinhard, une vieille barque était tirée par trois sympathiques Portes-Pestes faisant de l’aviron. Tournant le dos au courant, ils maniaient à toute vitesse et en cadence leurs rames, tandis qu’un petit Nurgling sur la poupe agitait à toute vitesse une cloche pour accompagner leur sombre opéra. Ce n’est que lorsque l’embarcation fut toute proche, que Reinhard se rendait compte que l’embarcation était faite d’une ossature qui semblait être un ancien animal marin. Et que le tout avait été recouvert de planches d’un bois qui n’avait rien de naturel ; Tout au contraire, le bois semblait pulser de vie. Trembler de son écorce. Et même, souffrir.
Les trois portes-pestes arrivèrent tout proche de Reinhard. Et là, ils manquèrent de le taper contre la proue. Le Nurgling agita sa cloche à toute vitesse, poussa un cri, et enfin, les trois rameurs découvrirent le pauvre mage empêtré dans le bourbier.
« Oh, un qui s’est perdu ! Fit le premier en langue noire.
– Il fait de la natation, c’est pour avoir de beaux musclés à pourrir ! S’émerveilla le deuxième.
– Quel dommage, il serait plus beau avec encore plus d’escarres ! Répondit le troisième.
– Regardez sa tête ! Comme il est beau ! On l’a fait à l’image d’un Grand Immonde !
– Oui, et ce petit corps tout chétif ! Une petite grippe le tuerait !
– Et ses poumons ! C’est un homme qui a vécu dans le suif et le charbon ! Entendez le sifflement lorsqu’il tousse !
– Ses os plein d’arthrose !
– Ses dents cariées !
– Son urine brunâtre !
– Ses reins remplis de calculs !
– Ses tripes encrassées !
– Ses yeux vitreux !
– Ses oreilles à cérumen !
– Et regardez ! Regardez ce qu’il a avec lui, comme il est mignon !
– Adorable !
– Tout jeune !
– Veux-tu monter, jeune homme ?! »
Sans demander son reste à Reinhard, deux des portes-pestes se jetèrent et lui attrapèrent les épaules, afin de le soulever et le faire embraquer. Le troisième arrachait sa maladie des mains, et commençait à le tripoter dans tous les sens, en lui mettant ses gros doigts crochus dans les trous de ses yeux.
Reinhard se retrouvait embarqué de force, pressé à gauche et à droite. On lui retirait sa sacoche de l’épaule, sans demander son avis.
« Tu es arrivé ici il y a longtemps ?
– Tu es perdu, c’est dangereux par ici !
– Il y a des démons vilains, ils vont te perdre et t’infecter !
– Heureusement que tu es tombé sur nous !
– Nous on sera tes guides !
– Tu as envie qu’on soit tes guides ?
– Ça se paye,, un guide, par contre.
– Tu caches des choses dans tes chaussures ?
– Ou bien dans ton estomac ? »
Rapace et voleurs, les deux démons ouvraient la sacoche et se mirent à tout piller dedans, tandis que le troisième faisait pleurer la Maladie et lui touchant le nombril et les aisselles.
Les voleurs sortirent une magnifique chevalière surmontée d’un caillou tout vert.
« Oh ! Mais ça a de la valeur ça !
– Un morceau de la lune !
– Où as-tu trouvé ça ?
– Petit riche ! »
Ils sortirent un fourreau, qui, dégainé, affichait l’acier scintillant d’une magnifique dague brunâtre et pestilente.
« Mais ! C’est une arme ancienne celle-là !
– Et très puissante !
– Tu n’as pas l’air assez puissant pour la porter.
– Tu es un voleur ?
– Pas bien de voler !
– C’est un objet trouvé ! On te le confisque ! »
Ils sortirent maintenant un étrange masque parcouru de marques longilignes vertes, qui semblait être un tas de peaux morts liées ensemble par de la bile et des glaires, avec deux trous pour les yeux et un pour la bouche.
« Cela pulse de Dhar !
– Pour camoufler ton identité ?
– Tu devrais le porter, tu serais plus beau avec !
– Mais prisonnier pour toujours !
– On ne pourrait plus laisser les rats dévorer tes petites joues ! »
Et, comme ultime pillage de la sacoche, ils sortirent un gros livre. Un livre à la couverture poilue, faite en peau de plusieurs êtres humains. Les pages étaient du vélin noirci, de veaux morts-nés de maladie. Ils ricanèrent de plus belle en découvrant l’ouvrage.
« Et tu caches ta magie là-dedans ?
– Tes invocations ?
– Les noms des démons que tu souhaites réduire en esclavage ?
– Souhaites-tu nous diriger ?
– Tu es méchant !
– Pas beau !
– Répugnant !
– Vilain !
– Tu mérites d’être puni !
– Oui, c’est pas bien du tout ! Voyons, tu vas voir ce que ça fait, qu’on dise ton nom ! Tu te mettras à notre place !
– Oui, je lis, alors :
’’Cet ouvrage est la propriété exclusive de Furu-’’. »
Le porte-peste n’osa pas finir. Il devint soudain stoïque. Et silencieux. Il battit plusieurs fois de son œil borgne, et regarda tout droit Reinhard de la tête aux pieds.
Et tremblant, il termina de lire.
« ’’Cet ouvrage est la propriété exclusive de Furug’Ath, Plénipotentiaire de la Pestilence, Répugnant Baron de Ter’Oleh, Assassin d’Arhalien le Juste de Tor Yvresse, Écuyer du Grand Ver, Échanson du Moussillon, quatre fois lanceur de comètes, tendre aimé de Nurgle.’’ »
Alors que l’instant d’avant, tout le bourbier était rythmé par leurs chants et leurs caquètements incessants, il n’y avait maintenant plus que le silence. Le bruit de l’eau croupie et grouillante sous la barque de bois vivant.
Et le petit Nurgling qui agitait vivement sa cloche.
Les deux portes-pestes se dépêchèrent de tout ranger dans la sacoche à la va-vite. Le troisième lâcha la maladie pleurante et la jeta dans les bras de Reinhard : Celle-ci se calma instantanément en suçotant son pouce. Et, tout tremblants, les Portes-Pestes se mirent à rivaliser en excuses :
« Oh pardon ! Pardon ! On ignorait qui était ton maître !
– Nous sommes confus !
– Tout le monde connaît Furug’ath !
– Oui, il est connu par ici !
– On aurait dû le savoir !
– On est bête !
– Mais on est pas des Portes-Pestes méchants, hein !
– On allait juste te guider, faut nous croire !
– Tiens, tu as l’air d’être tout nouveau ! On va t’amener en ville !
– Et te protéger, hein !
– Faut le dire à Furug’ath, qu’on t’a aidé !
– Oui, faut lui dire, qu’on a été sympa !
– Tu veux qu’on te donne nos noms ?
– Je m’appelle Jua’ !
– Et moi Cass’ !
– Et moi ‘Yé !
– On est les frères jacassiers !
– Parce qu’on parle beaucoup !
– Tout le temps !
– Tu veux chanter avec nous ?
– Pour le carnaval de Nurgle !
– Hurlant sous le grand arbre !
– Riant dans les marais putrides !
– Causant dans l’île des lépreux ! »
Et les trois se remirent dos au courant, et ramèrent à toute vitesse en chantant à tue-tête ; Et dans le ciel, Arghus, la Lune de la Peste, flottait avec sa teinte macabre, et sa forme de crâne géant.
Il était temps pour Reinhard d’entrer dans la forteresse du Dieu qu’il avait désiré suivre. Et pour lequel il avait vendu son âme.
Rien dans la ville n’avait de sens. Tout avait été fait pour singer une cité humaine : Il y avait bien des rues, et des allées, et des traboules qui découpaient de gros blocs qui servaient de bâtiments. Mais c’était une ville faite pour que des démons y vivent, et non des êtres humains. Toute la cité n’était, en fait, qu’un gigantesque caniveau. Un lieu où ne cessaient d’être déversées depuis les fenêtres des flots ininterrompus de magie et de corruption. Et des centaines de milliers de démons se bousculaient dans tous les sens, des cafards et des mouches géantes volaient dans le ciel, des scatophages de tout poil se jetaient sur des grandes places pour se repaître de pourriture.
Reinhard croisa énormément d’êtres humains. Mais rares qui avaient un sort enviable. Certains étaient attachés à des roues comme les autorités impériales font aux brigands : On les entaillait de la gorge jusqu’à l’entre-jambe tandis qu’ils hurlaient, et des nurglings déroulaient leurs intestins pour courir avec dans tous les sens. Quelques-uns étaient roulés en boule, obèses et boursouflés comme Candiano. On accrochait une grand-mère sur une pique agitée dans tous les sens par des Portes-Pestes qui ressemblaient à des hommes ivres lors d’une parade d’un jour de fête.
Il contemplait l’horreur dans tous les sens, tandis qu’un des jacassiers le tirait par la manche pour l’entraîner dans tous les sens, sans qu’il ne puisse se perdre, dans un labyrinthe constitué de coupes-gorges, des maisons à colombages délabrées où quelques âmes errantes et damnés cherchaient à se réfugier pour échapper à leurs tourments.
Il était perdu dans un de ces Enfers contre lesquels les prêtres de Sigmar prévenaient le petit peuple pour les éduquer. L’endroit où on jetait les enfants qui ne se lavent pas les mains, en l’occurrence.
« Regarde, c’est là-bas !
– C’est le palais d’Épidémius !
– C’est là où tu voulais aller ?
– C’est sérieux là-bas !
– Pas rigolo !
– Pas comme le reste de la ville !
– On va t’attendre devant que tu fasses ton travail !
– Ensuite tu pourras venir t’amuser avec nous !
– Tu auras le temps non ? »
Ils poussaient Reinhard devant une sorte de gros château aux grilles ouvertes, la sacoche sur un bras, maladie cramponné à lui autour de l’autre. Il marcha le long de dalles de marbre, à travers un petit jardin fait de fleurs fanées et où jouaient à se bagarrer quelques animaux fort étranges, plein de pattes et de tentacules.
Reinhard avait une allure immonde : Il était couvert de morceaux, d’excréments, et suintait à des lieues à la ronde.
Mais les deux gardes devant l’entrée du grand bâtiment, des chevaliers en armures noires servant Nurgle, semblaient être heureux derrière leurs gros casques d’acier et de magie. Ici, Reinhard ne pouvait que paraître plus sublime et plus sérieux à mesure qu’il était le plus répugnant.
On lui ouvrit la porte, et Reinhard tomba sur un nouveau cauchemar :
Il était au milieu d’une grande salle remplie de bureaux. Avec des gens de toutes les tailles et de toutes les formes qui marchaient très très lentement de l’un à l’autre.
Tout timide, Reinhard s’approcha du bureau d’entrée. Une petite dame à tête de corneille et pleine de mutations attendait pour servir de ce qui semblait être une standardiste d’accueil.
Reinhard ouvrit la bouche pour parler, mais la Corneille claqua son bec et se plaignit :
« On prend un numéro et on fait la queue, comme tout le monde !
Non mais ! »
Elle pointa une serre acérée vers une statue de chair, trois hommes nus découpés et recousus ensemble dans tous les sens : De sa bouche grande ouverte tombait un rouleau, avec des numéros écrits dessus avec de la morve.
Reinhard tira, et reconnut malgré son illettrisme le chiffre « Vingt-sept ». Aucune idée de ce que cela signifiait.
Il se retourna vers la corneille pour avoir de l’aide, mais sans dire un mot, elle désigna un tas de sièges et de bancs un peu plus loin.
Toute une galerie des horreurs était en train de patiemment attendre de pouvoir passer devant les bureaux d’Épidémius, Intendant de Nurgle.