Que je fume pas, moi. »
Sigrid observait les Nurglites en retrait. Depuis qu’elle était entrée dans la maison, elle n’avait pas quitté son rebord de fenêtre depuis lequel elle observait le grand Reik et la ville de Nuln enflammée. À aucun moment n’avait-elle demandé un coin où s’asseoir, ou un verre.
Ce n’était pas pour autant qu’elle parût terrifiée, ou mal à l’aise, comme n’importe qui de sain d’esprit le serait devant un tas de mutants et de brigands qui expliquaient avec une grande libéralité comment ils venaient de tuer un paquet de gens. Elle paraissait plus… À part. Pas à sa place. Comme une personne invitée à une soirée alors qu’elle ne connaissait personne.
Heidemarie trouvait là l’occasion parfaite de fuir un Reinhard terrifiant qui lui pointait un flingue – tout déchargé qu’il était – sous le museau. Elle s’écarta doctement avec un sourire gêné, pour aller voir la nouvelle. Il est vrai que Heidemarie pouvait encore remplir certaines fonctions auxquelles ne pouvaient pas trop pourvoir les autres. Avec sa jolie trogne, et ses petites robes, elle était comme une tache de normalité au milieu de la folie.
« Tu dois être très fatiguée, jeune fille… Nous avons une chambre d’amis, plus… Plus agencée que les autres. Tu t’y sentiras bien.
– Hm ? Non non, ça va… Je, je gère. »
À travers l’alcool, Reinhard put noter ce qui intriguait réellement Sigrid. Plus que les flammes de la Faulestadt, c’était en fait la cuisine de Mémé elle-même. Depuis la mort de son mentor, Reinhard n’y avait pas trop prêté attention ; c’est qu’il avait déjà fort à faire avec les messes noires, et Candiano lui a demandé beaucoup de travail. Mais il est vrai que la Gâteuse avait laissé derrière elle quantité de bocaux de toutes sortes, et des grimoires poussiéreux comportant quelques sombres recettes de poisons, de charmes et de maléfices, qu’il n’avait pas su étudier. Son esprit n’avait jamais été trop taillé pour les études.
Heidemarie insista tout de même, en bonne maîtresse de maison :
« Ne t’inquiète pas, tu es une amie de Reinhard et donc tu seras protégée, ici. Attendons que Morrslieb se couche, et demain matin tu partiras dès que tu le souhaites. »
Si ses mots étaient pleins de gentillesse, ils étaient en fait assez fermes, comme seuls les nobles savaient faire. Elle enrobait un ordre, pour éloigner la Sigrid des liasses de papiers ésotériques qui pourraient trop l’intéresser.
Elle fit même un signe de la tête discret à Reinhard, comme si elle avait ainsi anticipé une de ses demandes.
Reinhard descendit lentement la cave, avec ses mutants, et avec les cultistes qui n’étaient pas fin ivres – il y avait quelques-uns des plus incapables qui n’avaient pas été de la partie, comment demander à des gamins de huit ans ou des gamines comme Ebba de participer à une opération d’infiltration hautement sensible ? Seul Kurt faisait exception à la règle. Même s’il semblait gravement atteint, et qu’il était incapable de s’exprimer normalement, Kurt avait un quelque chose qui le rendait légèrement plus efficace que les autres.
La cave était dans le même état dans lequel Reinhard l’avait laissé. La dernière messe, pour se souhaiter bonne chance, avait eu lieu ici même. On voyait encore des rats crevés qui dessinaient un pentagramme, autour de la sépulture du bébé-Karl. Les cultistes en haillons, les souillons, les crevures de Nuln, se préparaient à fêter dignement le retour de leur maître et la perte de l’un d’eux. Ils se plaçaient autour du cercle, posèrent leurs deux genoux à terre, placèrent leurs mains sur leurs visages, et ils se mettaient ainsi à prier en boucle quelques mots en langue noire que leur magus leur avait appris.
Reinhard pouvait singer la place d’un prêtre. Parodier les prêches des lecteurs de Sigmar. Et les lectures de Mémé Gâteuse. Mais alors qu’il allait commencer une oraison funèbre, un timide se fit entendre.
Cela faisait des heures qu’il était silencieux. Un moment maintenant qu’on n’avait plus entendu parler de lui. Un qui manquait à l’appel. L’oublié.
Reinhard regarda sa main. Il sentit une grande chaleur autour de ses doigts. Il poussa un cri, par réflexe, et le lâcha. Le bâton s’écrasa par terre, produisit quelques flammèches verdâtres, et une voix hurla dans un écho, dans plusieurs directions, comme si des centaines de bouches tout autour de la pièce répétaient en même temps :
Dehors ! Tout le monde dehors ! Je m’entretiens avec votre magus !
La voix avait répété la phrase d’un ton torturé. Prononcer ces mots dans un dialecte aussi laid que le reikspiel lui avait beaucoup coûté. Quelques voiles noires émanèrent des carcasses de rats sacrifiés. La tombe de Karl pulsa d’une nouvelle énergie. Et le tas de fidèles, aussi émerveillés que terrifiés, attendirent d’avoir l’assentiment de Reinhard pour fuir à toute vitesse. Ils remontaient les escaliers un à un, se bousculant dans l’entrée, avant de claquer les pans de bois derrière eux.
Reinhard était seul. Il entendit un rire. Un rire guttural, fluet, sympathique. Un rire si caractéristique de Celui à qui il avait vendu son âme.
Le bâton à ses pieds fut transpercé de cafards, et des mouches volèrent dans tous les sens au milieu de la pièce. Les murs tremblèrent d’aethyr. Et Reinhard se retrouvait au milieu d’une illusion. Le pentagramme dessiné au sol désignait une interface. Un passage entre deux mondes. Deux aspects différents de la réalité, là où le temps n’obéissait plus à sa dimension habituelle.
Le rieur avait une nouvelle apparence. Terminé, le corps de Candiano. Terminé, ce grand Tiléen bien costaud, aux cheveux gras et au cache-œil. Il était devenu quelqu’un d’autre.
Il était devenu lui.
« Alors, Grand Coësre ! Comment tu me trouves ? Ta peau me va à ravir ! »
Furug’ath étendit grand ses bras, histoire d’avoir les impressions de Rein’. En voyant les yeux terrifiés de son sujet. Il ricana de plus belle.
« Attends, j’ai mieux. »
Son sourire à pleines dents se transforma – de la plaque dentaire et des caries apparurent au beau milieu de son émail brillant. Le blanc de ses yeux se mit à jaunir. Ses cheveux eurent une teinte grisonnante. Et des rides commencèrent à sillonner son crâne.
« Là, comme ça, c’est plus familier peut-être ?
Ça fait tellement longtemps que tu n’as plus ressemblé à ça… Tu étais un être en fin de vie à cette époque. Mais regarde comment je t’ai élevé ! Observe-nous mutuellement, comme dans un miroir !
Dis-moi Coësre – es-tu plus heureux, de ta nouvelle vie ? »
À quoi ses questions rimaient ?
Il torturait l’ancien visage de Reinhard Faul avec son espèce de sourire immonde. Le visage qu’il avait il y a de cela si longtemps, maintenant – alors que ce n’était qu’une affaire de quelques mois.
« Tu as accompli quelque chose, aujourd’hui. Toi. Un moins que rien. Un misérable petit cloporte. Tu ne le sais pas encore, mais tu viens de bousculer le destin d’un quartier. Et à partir de ce quartier, tu as bousculé le destin d’une ville. Et à partir d’une ville, tu as bousculé le destin de l’Empire tout entier…
… Et pourquoi as-tu fait cela, Grand Coësre ? Est-ce que c’est ce que tu voulais ? »