« Plus beau ? »
Candiano se releva du sol sur lequel il était avachi. Difficile de lire ses émotions sur son visage, tant il était muté et boursouflé. Comment pouvait-on lire la haine, la peur ou la tristesse sur une espèce de morceau violacé parcouru de kystes, de bubons, et d’yeux de mouche ? Le Tiléen se contenta de répéter cette phrase avec un air hargneux, puis, il exulta.
« Plus beau ?! PLUS BEAU ?! Je suis un PUTAIN DE MONSTRE ! »
Il se jeta sur Reinhard. Il posa ses… Ses mains autour de son cou. Il pressait fort tout en le secouant, quand bien même le cultiste était solidement encastré, voire même attiré dans le mur par de la chair et des tentacules. Reinhard était en train de mourir. Non seulement l’air n’était plus en train de passer, mais l’étranglement était si fort que Candiano lui brisa presque la nuque net.
Puis, Candiano s’arrêta subitement. Il fut pris d’un hoquet. Il tituba en arrière. Il passa ses mains sur son crâne, arrachant par la même occasion les toutes dernières touffes de cheveux qu’il lui restait. Sa bouche s’ouvra en grand. Et il vomit. Il vomit une bile marron, avec des morceaux d’excrément dedans. Un long vomissement qui vint par trois poussées nauséeuses.
En pleurant, il s’éloigna. Les mains et les tentacules autour de Reinhard l’enfoncèrent, de plus en plus fort, de plus en plus loin. Elles le firent passer derrière le mur. Dans le noir.
Reinhard ne pouvait plus bouger. Il était strictement incapable de se mouvoir, dans quelque direction que ce soit ; Ni ses jambes, ni sa taille, ni même se tête ne pouvaient pivoter. Pire : Même ses yeux restaient scotchés tout droits, ses pupilles incapables du moindre mouvement. De minuscules petits asticots s’étaient glissés sous ses paupières afin de les coller et de les maintenir ouverte, sécrétant un petit jus pour garder les yeux ouverts encore humidifiés.
Il était posé sur une petite colline. Devant lui, un petit fleuve était parcouru par une douzaine de canots, des petites embarcations sur lesquelles des hommes d’âges variés, aux uniformes bouffants, et équipés de hallebardes et d’arbalètes remontaient lentement à contre-courant. Candiano était là, à regarder lui aussi. Mais pas le Candiano muté : Le beau Candiano à cache-oeil de ses rêves précédents.
« Je suis venu où la sorcière m’a dit d’aller… Moussilon. Ça n’a pas été facile. Échapper à la vigilance des galions Bretonniens de patrouille m’a demandé toute mon expertise. Et, sa magie... »
Il pointa du doigt l’un des canots, le plus gros des petits bateaux remontant le fleuve. Sur celui-ci, les soldats semblaient beaucoup mieux équipés : Ils étaient vêtus tout de noir, de chausses rayées, d’une demi-armure orfévrée, et de magnifiques arquebuses dorées. Mais surtout, il pouvait noter, au milieu, que se trouvaient une petite bande de secrétaires, de sous-fifres à collerettes, et, autour d’eux, un Candiano dédoublé, qui sirotait un verre de vin en riant. Une main lui caressait le visage. Mémé Gâteuse, mais jeune, sûrement grâce à l’action d’un charme comme celui qu’avait utilisé Reinhard pour se rendre jusqu’ici.
En venant ici, au Moussillon, je savais ce que je risquais. J’étais devenu un ostracisé dans mon propre pays. Lorsque je suis parti avec mes clients, et une bande de forbans qui avaient épousé ma cause, la ville de Remas a voté mon bannissement par contumace.
Je n’étais pas inquiet. Parce que elle m’avait promit que ces vieux imbéciles plieraient facilement devant moi, lorsque je me serai nourri de nouveaux pouvoirs.
C’est elle qui a camouflé ma flotte par une brume obscure. C’est elle qui nous a permit de remonter le fleuve sans être aperçu par les prêtres de Verena. Jusqu’à notre prix... »
L’univers s’obscurcit à nouveau, et une nouvelle scène apparut. Cette fois, le jeune cultiste était bloqué devant un vieux château sombre, au milieu d’une plaine désolée où même l’herbe refusait de pousser : tout juste une terre grisâtre qui ne collait même pas aux bottes.
« Le chemin jusqu’au château nous a beaucoup coûté. J’ai perdu le quart de mes effectifs. Un tiers tomba malade. Nous étions harcelés et assaillis. Par des zombies, par des goules, par la faune et la flore du Moussillon qui nous attaquaient la nuit… Mais le concept même de « nuit » devenait étrange à mesure que nous nous enfoncions dans le duché maudit. Nous n’apercevions même plus la lueur du soleil. Juste cette brume épaisse, à toute heure de la journée.
J’entendais de plus en plus des voix. Comme tous mes hommes. Ils se mirent à devenir paranoïaques. À s’accuser les uns les autres de conspirations et de crimes. Certains quittèrent les campements chaque nuit pour s’enfuir dans les plaines, à la recherche de je-ne-sais-quoi. Ceux qui demeuraient loyaux à ma cause, ils étaient atteints de dysenterie, de scorbut, d’épidémies foudroyantes.
Mais je n’étais pas inquiet. Parce qu’elle me disait de ne pas m’inquiéter. »
À nouveau le ciel s’obscurcit. Et cette fois-ci, Reinhard fut transporté dans ce qui semblait être l’intérieur de ce château. Mémé et Candiano se baladaient main dans la main, solidement escortés par les gardes en tenues noires, dont les lames étaient recouvertes de sang et de bile verte. Et un Candiano dédoublé, mais au visage marqué par des cernes et des veines violacées très apparentes, invisible aux yeux des acteurs qui entraient dans le donjon, continuait de faire la narration au serviteur de Nurgle.
Pendant une centaine d’années, le château que tu observes grandit. Castel-Briac… Un jardin de Nurgle miniature. Une immondice vivante et matérielle, qui grossit d’années en années. Assez pour attirer l’œil d’aventuriers… »
Les gardes noirs, dans le donjon, s’éloignèrent. Et le Candiano du passé s’agenouilla, la jeune Mémé commençant alors à le déshabiller.
« De temps à autres, de preux chevaliers de la Quête apprirent de la bouche d’une jeune femme qu’ils prenaient pour une jolie Damoiselle du Graal, l’existence de Furug’ath, et qu’ils étaient l’élu chargés par la Dame du Lac de mettre fin à la pestilence. Et c’est ainsi que, régulièrement, de braves combattants nobles et forts chargèrent vers leur propre mort, grossissant les rangs de l’armée de Furug’ath, devenant ses champions une fois des milliers d’infections et de bactéries inoculées. »
Une fois Candiano, l’autre, déshabillé, Mémé disposa des bougies sur le sol, pour former trois cercles liés les uns les autres. Reinhard devina très bien qu’elle reproduisait le symbole de Nurgle.
« Jusqu’à ce que ce soit le mauvais chevalier qu’on envoya… Un qui fut assez fort d’esprit pour résister à la séduction de la fausse Damoiselle, et assez fort de corps pour endurer malgré les afflictions qu’il recevait. Ce preux chevalier massacra toute la secte. Il parvint à vaincre Furug’ath avant qu’il ne se matérialise complètement dans ce monde : Mais il craignait qu’en se contentant de le bannir, sans un ost pour surveiller Castel-Briac, d’autres cultistes viennent ensuite pour le ramener à la vie.
Alors, aidé de Damoiselles du Graal – de vraies cette fois – il décida d’avoir recourt à une astuce très bête, mais en réalité bien maligne. Plutôt que de bannir Furug’ath, il le noua à objet, une gargouille qu’il brisa. Ainsi, Furug’ath ne put jamais totalement se matérialiser ici, ni totalement battre en retraite dans le royaume où règne la magie pour se restaurer et prétendre revenir. Perpétuellement condamné à être enfermé dans deux états.
Jusqu’à ce que je vienne. »
Il y avait en effet des gargouilles dans cette grande salle de vieux château Bretonnien. Et l’une d’elle était brisée. Et c’est là que, soudain, tout parut clair à Reinhard, lorsque son Candiano narrateur se changea progressivement en sa forme infâme actuelle :
Il ressemblait comme deux gouttes d’eaux à ces gargouilles démoniaques. Il était en train de se transformer en l’une d’elles. Il était en train de devenir le vecteur par lequel Furug’ath comptait se matérialiser et enfin sortir dans ce monde.
Mémé Gâteuse chanta en langue démonique. Elle commença la cérémonie. Les bougies allumées s’éteignirent. Le Candiano du passé se mit à convulser sur le sol, en hurlant de douleur. Sa bouche vomissait. Son anus déféquait. Il urinait sur lui-même. Les gardes noirs se retournèrent, et pointèrent leurs armes sur Mémé Gâteuse, qui, recouverte d’une jolie robe blanche, et aux cheveux blonds qui descendaient jusqu’à ses fesses, ressemblait comme deux gouttes d’eaux à ces descriptions de Damoiselles du Graal dans les petits contes marrants que les parents de Reinhard lui lisaient enfant.
Tout paraissait plus clair à présent.
De l’ombre sortirent de preux chevaliers en harnois. Mais des preux chevaliers mutés, obèses, dégoulinants de bile et de suie. Tirant des armes couvertes de pus et de boutons d’acné, ils tuèrent un par un, en les faisant souffrir, les gardes noirs.
« Furug’ath est en moi ! Il arrache ma peau ! Je le sens GRATTER mon cerveau ! Il grossit… Et il veut sortir, par tous mes orifices ! »
Obscurité. Reinhard se retrouvait à nouveau sur le bateau. Les mains et les tentacules le vomirent hors du mur, et le jetèrent sur le sol.
Candiano leva sa main et se prépara à attaquer Reinhard en hurlant. Mais le cultiste eut juste à se relever et à se mettre en position défensive, armé de son bâton démoniaque, et le capitaine glissa sur le sol et tomba à terre.
« Qu’est-ce que je suis censé faire ?! Qu’est-ce que tu me veux ?! » répéta-t-il.