Irmfried paraissait clairement gêné. En voyant Reinhard paniqué, il ne put s'empêcher de faire un petit pas en arrière, et de bien afficher les paumes de ses mains, éloignées des étuis de ses pistolets, pour se donner un air inoffensif. Le gros lourdaud reculait, et se pinçait ses lèvres, son ton très assuré et braillard se fit alors un peu plus doux, même s'il avait encore ce ton rauque typique de la soldatesque.
« Non, non, c'est... C'est moi qui suis désolé. Je voulais pas te faire peur ! C'est juste que je sortais du boulot là, c'est... Et puis... Et puis je t'avoue que c'est pratique, quand même. De porter des flingues, dans cette ville. »
Il se gratta la nuque et força un petit sourire en coin. Tandis que Reinhard prenait place sur son fauteuil, le gros balourd haussa les épaules lorsque le cultiste lui demanda d'où il venait.
« Bouarf, nan t'inquiète ça me dérange pas. Juste que... Bah. Y a pas grand chose à en dire quoi. J'suis de Nuln, ouais, mais pas pur jus, je suis né dans le Wissenland. J'suis un Enfant de la Balle, mais maintenant j'ai été intégré à un Pistolkorps. »
Reinhard avait déjà souvent entendu cette expression, « Enfant de la Balle ». Nuln est une ville obsédée par les armes à feux : leur construction représente une grande part de la prospérité et de l'importance de cette ancienne capitale impériale. Alors que dans le reste du Vieux Monde, les arquebuses et les bouches à feu sont encore des armes peu éprouvées et très chères, les fonderies de Nuln en sortent presque à la chaîne, et la cité est souvent plongée dans un silence sépulcral et solennel demandé par des cloches avant que chaque calibre ne subisse l'épreuve de la trempe dans des bains d'eaux froides. Les orphelins, il y en a à la pelle dans cette ville : À présent, Reinhard en tenait un entre ses bras. Mais les fonderies de Nuln avalent tout pour continuer de chauffer, et à côté du bois de chêne et de l'acier, les enfants non-désirés sont aussi déversés sur la chaîne de production.
Les « Enfants de la Balle » sont des gamins qui sont confiés aux soins de l'École Impériale d'Artillerie, pour faire des tâches ingrates et subir les brimades et les chahuts des enfants nobles qui eux intègrent l'EIA pour l'excellence de l'éducation. Si les Enfants de la Balle sont mal nourris, mal vêtus et doivent constamment s'efforcer de travailler, il peut arriver que cette éducation rustre et martiale soit un véritable ascenseur social, et Irmfried semblait en effet en être un brillant exemple. Les
Pistolkorps, d'ordinaire, n'accueillent dans leurs rangs que des sangs-bleus fiers de leur héritage familial : Que cet homme ait été capable de les rejoindre et de devenir un de leurs frères d'armes prouvait qu'en effet, on pouvait sortir de sa misère, en apprenant à lire et à écrire, en faisant preuve d'un travail acharné pour adopter les codes de ses supérieurs.
Qu'est-ce qu'un homme comme lui foutait dans un culte de Nurgle ? Il était sain, en pleine forme, il sentait plutôt bon, nul doute qu'il se parfumait. Et pourtant, il était là, tout droit, pas même gêné par la puanteur de l'urine.
« Occupe-toi du garçon. Avec ma taille et mes flingues les gens osent pas refuser ce que je leur exige.
T'as pas autre chose à rajouter sur ta liste de courses ? J'y vais, je te ramène tout ça dans l'heure. »
Il fit un petit salut en collant deux doigts sur sa tempe, puis tourna les talons et s'éloigna en faisant craquer le parquet sous ses bottes.
Et il laissait ainsi Reinhard seul, au milieu du délabrement chaotique de la maison et des chats qui boulottaient gaiement un gros rat mort qu'ils avaient dû trouver dans le potager dehors.
Dans ses bras, l'enfant que Reinhard tenait s'était étrangement calmé. Il avait cessé de tousser, mais il continuait de respirer lentement dans son linge.
Et ainsi le temps passait. Passait. Reinhard restait bloqué avachi dans son fauteuil les minutes rythmées par le tic-tac d'une vieille horloge dorée et poussiéreuse, sûrement un souvenir de l'ancienne vie de Mémé : Une vie fastueuse, à en juger par les petites sculptures d'orfèvre décorant le pendule. C'était bien là toute la folie du lieu, la particularité saisissante de la maison : Le désordre régnait, la puanteur et l'insalubrité servaient d'hôtes, et pourtant, derrière un drap souillé, ou en soulevant des sous-vêtements griffés par les chats, on pouvait découvrir un trésor étrange et insoupçonné. De la soierie fine froissée, des bijoux cassés, des lettres jaunies et craquelées que Reinhard était incapable de lire, mais il avait une fois trouvé des marques de rouge à lèvre sur l'une d'elle.
Personne dans Nuln tout entier ne savait qui était Mémé Gâteuse. Et pourtant, elle semblait tous les précéder.
Elle se relevait de sa chambre une heure après. Elle ne portait qu'une robe de chambre échancrée qui affichait bien son corps : il était tellement fin qu'on voyait les os de ses bras, et il était tellement flétri qu'on aurait dit un vêtement sorti du bain d'une lavandière. Tout tombait chez elle, que ce soit sa poitrine minuscule qui atteignait presque son nombril ou ses minuscules genoux aux rotules fanées. Elle s'étira comme un chat, puis se tint par les hanches.
« Ah, tu es là toi ! Qu'as-tu ramené à Mémé ?
Oh, le beau garçon ! Mais il est merveilleux ! Montre-le un peu ? Oooh ! Quelle laideur ! Quelle maladie ! Regarde ces petites joues toutes bleues, ces glaires toutes collantes ; il pulse de vie qui hurle pour rejoindre la mort.
Il est juste à point ! »
Elle s'approcha de sa cuisine, avec ses casseroles sales et rouillées.
« Occupe-toi de lui, je vais faire à manger pour mes petits poussins.
Tu préfères la loutre ou le pigeon ? »
Elle ouvrit son placard et en sorti un vieux pigeon au cou brisé, complètement avarié, à en croire les vers blancs qui lui collaient aux plumes, que Mémé fit tomber dans un petit bocal en l'agitant au-dessus. Elle prit une casserole et la passa sous un petit robinet, qui, lorsqu'elle pressa très fort une petite pompe, fit couler une eau croupie et verdâtre. En guise de féculents, elle sorti un bocal dans lequel se trouvaient de merveilleux champignons venus tout droit de son potager – mais pour épargner à notre lecteur une nausée, nous avons prit le parti de ne pas vous décrire quel était le lieu de culture de ces magnifiques sporophores aux goûts divers et variés. Quelques gros légumes pourris – avec la terre dans laquelle ils ont poussé – pour les vitamines, des carpes sorties du Reik – ce fleuve pollué par les teintureries et les déjections d'abattoirs – en guise de hors d’œuvre, et le tout pourra être accompagné d'une petite bouteille d'absinthe fermentée dans la cave avec de l'eau de pluie et des coing jetés dans les poubelles par les commerçants à la fin des marchés.
Un festin digne du Grand Pestilent.
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Ils n'arrivèrent pas tous en même temps. Les cultistes se rassemblaient petit à petit, au fur et à mesure de leurs disponibilités respectives. Tandis que Reinhard jouait avec l'enfant éveillé, mais encore souffrant, la porte s'ouvrit pour révéler un grand homme tout fin, avec une barbe très sale et portant un manteau sombre. Il avait un cache-oeil, qu'il retirait alors qu'il entrait et saluait Reinhard : à la place d'un globe oculaire, il avait un énorme trou rempli de pus, qui semblait refuser de cicatriser.
« Coucou Mémé ! Attend, je viens te faire un bisou.
Salut, toi tu es Reinhard ? Mémé m'a beaucoup parlé de toi ! J'suis Max. »
Le-dit Max vint poser ses fesses sur le fauteuil en face de Reinhard, après avoir fait un bisou sur la joue de mémé et avoir fait des gazouillis au-dessus de l'enfant. Il se vautra et commença à raconter un petit peu sa vie à Reinhard.
« J'suis un peu nerveux de rencontrer les autres, je t'avoue... C'est la toute première fois.
Il se passe un truc important pour qu'on se réunisse tous comme ça ? D'ordinaire Mémé est très discrète.
Moi je t'avoue qu'il y a pas grand chose à dire de moi. Je suis ouvrier, dans les fonderies de la Faulestadt. Mon œil a été arraché à cause d'un accident de travail, et ensuite ça s'est infecté et j'ai eu de la fièvre parce que ça a été mal soigné...
Mais Papy m'a protégé ! Grâce à lui je peux continuer de bosser et nourrir ma famille ! C'est grâce à lui que j'ai pu passer contremaître ! »
Il se mit alors à ennuyer Reinhard en lui parlant pendant une bonne demi-heure les spécificités techniques des calibres de bouche à feu et la façon dont il fallait travailler pour entretenir les moules sidérurgiques. Nurgle merci, Reinhard fut sauvé de l'ennui par l'arrivée d'un nouveau cultiste : Bernhard Steiner. Le petit clerc de notaire portait les mêmes petits vêtements étriqués de la dernière fois. Il entra en se grattant très fort la peau, ce qui fit saigner certains de ses boutons, mais il fut ravi de pouvoir faire un petit bisou à la cuisinière et de s'installer parler avec Max et Reinhard de tout et de rien.
Le prochain cultiste à entrer à l'intérieur portait un pantalon moulant de cavalier et une grande chemise bouffante. Mais malgré ses larges épaules, ses cheveux courts et ses bras musclés, la personne qui ouvrit la bouche avait une voix aiguë : C'était une femme. Elle aussi fit le traditionnel bisou à Mémé, puis elle l'aida à emporter les petites assiettes crasseuses de tailles différentes (Le service à vaisselle de Mémé n'était pas trop complet) jusqu'à la petite table autour de laquelle les garçons étaient rassemblés. Elle s'assit directement par terre, en tailleur, semblant plus en forme et plus jeune que les autres.
« On attend pas les autres ? Demanda Max avec des petits yeux.
– Oh il reste pour eux, ce n'est que l'apéritif ! Mangez, mangez, petit poussins ! »
Ils purent donc commencer à grignoter leurs carpes crues, alors que Steiner aida Mémé à faire sauter le bouchon d'une des bouteilles d'alcool de coing. Max se gratta son œil constamment infecté, en sorti un gros morceau de pus jaune qu'il étala sur un morceau de pain rassis : Il le tendit à Frida, qui refusa poliment.
« Non merci.
– T'es sûre ? Il est fait à point !
– Roh... Bon allez, mais juste un petit peu. »
Max étala donc le pus de son œil sur la tartine à la carpe de Frida, qu'elle croqua avec délice. Steiner lui servait les verres, eux aussi différents, Reinhard d'ailleurs but dans un pot en céramique plutôt qu'un réceptacle en verrerie couvert de calcaire et de traces de doigt.
« Alors, Frida, d'où tu viens toi ?
– Moi ? Mais je suis de Nuln moi, j'y suis née ! Orphelinat.
– Comme Irmfried ! Dit Mémé, ravie.
Mais Irmfried lui a bien profité des institutions de la ville, pas comme toi.
– J'ai été élevée au milieu des truands, c'est un peu des institutions de la ville, non, même s'ils ont pas pignon sur rue ? Il y a même des criminels à qui je fais plus confiance qu'aux sergents. »
Steiner agita la tête de bas en haut, en guise d'approbation.
« Moi on m'a collé deux lansquenets du Donjon de Fer, il y a de ces casqués partout...
– La faute aux serviteurs du Serpent, fit Mémé en serrant les dents.
Ils ont attiré l’œil des répurgateurs sur Nuln entier ; Mais ne vous inquiétez pas, j'ai un plan pour me débarrasser d'eux...
Un soucis pour plus tard, je le crains. Ce soir, nous avons plus important ! »
Alors que Mémé se releva pour aller chercher d'autres poissons à tartiner, le dernier cultiste à présenter entra : Elle, c'était une femme, et c'était très clair dès qu'elle retira sa lourde pèlerine qui la camouflait complètement des pieds à la tête. Elle avait de gros yeux bleus, et de longs cheveux blonds qui descendaient en cascade jusqu'en bas de ses épaules. Elle vint faire un petit bisou du bout de ses lèvres rougies à Mémé, et la vieille attrapa la jeune fille par les mains pour lui dire quelques mots gentils. Puis, elle approcha et se présenta.
« Bonsoir... Alors, qui est qui ?
– Bernhard. Et toi ?
– Oh, Heidemarie von Bedernau.
– Une noble, carrément ! J'y crois pas ; Mais qu'est-ce que tu fous ici ?
– Tu veux un peu de pus à tartiner ? J'en ai plein ! »
Heidemarie n'eut pas le temps de répondre ; La porte qu'elle venait tout juste de faire claquer derrière elle se rouvrit, et Irmfried apparut, en transportant sous son bras un tas de bordel que Reinhard lui avait réclamé. Il salua tout le monde à la volée et s'approcha tout droit vers le cultiste.
« C'est bon, Reinhard, j'ai tout.
On met en place l'icône avant de tous passer à table ensemble ? »