D’un œil inquiet, il regardait sa chiourme qui, sous les roulements de tambours, les coups de fouet et les hurlements d’un ergastulaire tentait de maintenir la cohérence et la discipline au milieu de ce qui restait encore d’équipage. Les bancs des rameurs étaient remplis d’hommes au regard hagard, la peau salie par des nécroses et des ulcères en tout genre, leurs yeux entourés de cernes qui étaient dues tant à l’épuisement généralisé qu’à l’infection qui les traversait.
En tournant sa tête, pour regarder de son œil inquiet l’horizon – il n’en avait qu’un, lui qui était borgne depuis une passe d’armes avec des pirates arabéens – il découvrit alors avec horreur que ce n’était pas seulement la maladie de son équipage, ou la mer orageuse qui risquaient de l’engloutir et de le tuer sous les flots : Il pouvait reconnaître, à l’horizon, là où les nuages se confondaient avec les vagues, la trace distincte d’un galion Bretonnien.
« Ô Manann », se mettait-il alors à prier à toute vitesse, « Maître des Océans, gardien des profondeurs, roi des vagues et des mers, protège-moi et mon vaisseau, guide-moi car je suis ton fidèle !
– Passe-vogue ! » hurlait le maître des galériens, pour provoquer un battement de tambours plus rapide et forcer la chiourme à se battre contre les éléments déchirés, en donnant le peu de forces qu’il leur restait encore.
Vitale avait peur. Lui qui pensait avoir banni ce sentiment, lui qui était connu à Remas pour son courage et sa hargne belliqueuse, il sentait cette sensation d’épouvante lui assaillir les entrailles, lui tordre l’estomac jusqu’à sentir l’envie de vomir. Devant les maonas arabéennes, il sortait son sabre et se jetait à l’abordage. Mais aujourd’hui, couvert de furoncles, les jambes tremblantes, fiévreux, il sentait que la fin était proche, et il refusait obstinément de l’accepter.
« Ô Manann », répétait-il alors que la figure du gigantesque navire Bretonnien se faisait de plus en plus volumineuse à l’horizon, « je t’ai toujours servi fidèlement ! Je t’ai toujours donné mes richesses et mes butins ! Je t’ai toujours prié, et je te prierai encore, aide-moi en ce jour, aide-moi ! »
Que lui avait-il prit de venir jusqu’ici ? Pourquoi avait-il accepté la quête maudite de cette sorcière ? Vitale Candiano n’était pas un homme bon, n’ayez pas pitié de lui, malgré la vision de ce pauvre matelot perdu et apeuré devant les éléments. C’était un rapace, une brute, un petit dur déjà dans l’enfance où il n’hésitait pas à pousser et gifler les autres enfants de la noblesse. Courageux, ça, il l’était indéniablement ; Pieux, il l’était, comme n’importe qui dans une ville Tiléenne. Mais lorsqu’une magnifique femme sulfureuse lui avait promit monts et merveilles, fortune et abondance, pouvoir et respect au milieu d’un duché Bretonnien maudit et perdu, il n’a pas hésité à casser sa tirelire et appeler sa clientèle de patrice pour mettre sur pied trois galères, un équipage, et se rendre dans le Mousillon à la recherche d’artefacts qu’il faudrait trouver dans des caveaux familiaux et des chapelles du Graal profanées.
On s’était bien joué de lui. Venu avec 3 vaisseaux et un peu moins de cinq cent matelots, servants et nobliauds en tout genre, il ne repartait qu’avec une galère et à peine une centaine de rescapés, tous malades au point de vomir une bile noire, des cancers leur poussant à vue d’œil sous leur peau. La sorcière avait trouvé comme dernière phrase bien ironique pour conclure son aventure : « Le trésor que tu cherchais était en toi depuis le début… ». En omettant bien sûr de dire que le trésor étaient les multiples infections et les pustules immondes qui se répandaient partout sur lui.
Mais les armées du duc de Bordeleaux n’avaient aucune intention de le laisser repartir avec les miasmes qui envahissaient son navire. Alertés par la Turris Vigilans des prêtres de Verena, qui avaient allumé une tour à feu grandiose, les navires de Bretonnie se préparaient à barrer la route à la maigre galère. Plus rien, à part un Dieu, pouvait encore sauver Candiano.
« Ô Manann ! » répétait-il encore, désemparé. « Je te donnerai tout, toute ma fortune, tous mes navires ; Je ferai amende honorable, je deviendrai humble, je quitterai mon luxe pour me dédier à la Mer et à ton service ; Je me couvrirai de haillons, j’embarquerai sur une péniche, je deviendrai un humble pêcheur de morues qui te dédie chaque instant de sa vie, mais pitié, sauve-moi, sauve mon navire que je brûlerai, sauve mon équipage ! »
Le tambour battait toujours aussi fort. Les fouets claquaient. Et maintenant, le gigantesque galion Bretonnien était parfaitement visible : Les Bretonniens étaient réputés pour être les meilleurs marins du Vieux Monde. Là où leurs armées chevaleresques refusaient d’utiliser la poudre à canon et les innovations modernes, préférant la guerre honorable et pieuse, la marine Bretonienne était marquée par le pragmatisme et le progressisme. Ce n’était pas une bicoque pourrie qui leur faisait face. C’était un navire avec une coque de quarante pieds, qui arrachait les vagues avec un frégatage qui permettait le tir de 250 archers longs sur le château, chacun des flancs renforcés du navire possédant 49 couleuvrines qui réduiraient en échardes la petite galère élancée des arsenaux de Remas.
Battre en retraite, ça serait mourir dans le Mousillon. Rester sur place, ça serait mourir emporté sous les eaux. Alors, Vitale, enragé et fou furieux, envoya son équipage maladif charger à toute vitesse le galion. Ils arrivèrent avec une telle vitesse que bientôt, ils pourraient lire la gravure en lettrines dorées désignant le nom du navire Bretonien : L’Éperon de Roland. Vitale pouvait parfaitement distinguer les armoiries du duc de Bordeleaux cousues sur les drapeaux et les fanions du vaisseaux. Son navire à lui, Il Dolce Delfino, avait servi dans de nombreuses campagnes, mais il paraissait aujourd’hui bien moins sublime que la galère qui avait emporté la décision lors du combat du Golfe Noir.
Le navire Tiléen chargea à toute vitesse. Ce n’était pas chose aisée : Conçue pour les mers intérieures, la galère était rapide, mais face à un océan agité, elle ne cessait de tanguer, de bâbord à tribord. Au contraire, le galion pesant qui s’opposait à eux tournait lentement, de manière à afficher son flanc aux Tiléens. Il pouvait paraître suicidaire pour n’importe quel navire de présenter ainsi une telle faiblesse face à un éperon ouvragé issu des fonderies de Miragliano, sur-mesure pour crever des vaisseaux ennemis. Mais c’était pour exploiter sa taille et son artillerie : Alors que la grosse tâche Bretonienne était maintenant un cafard géant, les officiers de l’équipage qui se tenaient sur la proue pouvaient distinctement observer les bouches des couleuvrines.
« Jetez-vous à terre ! » hurla l’enseigne de vaisseau. Une succession de détonations terrifiantes retentirent, et alors, des boulets se mirent à pleuvoir. La plupart s’échouaient dans l’eau, mais la vergue du mât éclata et s’écrasa sur les bancs du navire. Un autre éclata une bonne partie des rames de tribord. Les matelots maladifs hurlèrent de peur et s’écrasèrent à terre. La voile se déchira et à présent, ce n’était non plus les galériens, ni le vent qui les portaient, mais uniquement la mer qui les faisaient dévier et ne les laissait plus être perpendiculaires au galion adverse, qui déjà rechargeait.
« Au combat ! Au combat, maintenant ! » Cria de toutes ses forces l’enseigne assis sur ses fesses, donnant ainsi le signe à un jeune noble de seize ans pour qu’il sorte un sifflet dans lequel il soufflait de toutes ses forces.
Tremblants, fiévreux, affaiblis, des rameurs malades bondirent de leurs bancs, en saisissant leurs arbalètes. L’un d’eux vomit. Un autre s’écroulait raide mort. Ils se jetèrent sur le franc-bord élargit pour permettre la navigation en haute-mer, se pressèrent sur la proue, et, alors que le galion était à portée de tir, ils ouvrirent le feu de leurs arbalètes alignées pour tenter de tuer les matelots en face.
Bondissant sur le frégatage, une centaine d’archers longs Bretonnien répondirent à leurs tirs. Bien plus hauts, ayant une vue parfaite sur les rangs de rameurs, ils eurent à tirer comme à l’entraînement, et avec une cadence de tir bien plus élevée que les puissantes arbalètes adverses. Tandis que les matelots Tiléens posèrent leurs armes à terre afin de pouvoir recharger, une grêle de fer se déversait sur eux, et on entendait les plaintes angoissées et les cris de ceux qui, touchés, roulaient à terre, ou retombaient dans la fosse des galériens.
Vitale n’avait plus envie d’implorer le Dieu de la mer. Désormais, il fermait son poing, et rageait contre les vagues.
« Ô Manann ! Puterelle ingrate ! Sodomite vénérien ! J’ai traversé tous les océans pour toi ! Je suis allé jusqu’en Lustrie pour toi ! Je t’ai donné mon fils cadet, englouti sous les eaux ! Comment oses-tu m’abandonner maintenant ! Donne-moi tout ce que tu as ! J’exige que tu me sauves ! »
La maigre galère fracassa le galion Bretonnien. Une force suffisante pour faire trembler le vaisseau, mais certainement pas pour l’endommager suffisamment pour le faire tomber. Les couleuvrines, à présent à bout portant, rechargèrent, s’alignèrent, et se préparèrent à tirer, tandis que sur le pont adverse, une masse d’hommes d’armes, accompagnés de quelques chevaliers au pied marin, se pressèrent. L’enseigne hurla des ordres, les matelots pestiférés se levèrent et sortirent de longs couteaux et des fauchons, et se préparèrent à se tuer dans une charge suicidaire pour tenter de s’en sortir.
Ses matelots n’arrêtaient pas de tomber raide morts. Son vaisseau s’échouait en morceaux. La peur de sa mort prochaine le submergea. Alors, Vitale se jeta sur le ventre, couvrit ses oreilles, et, dans un élan de colère et de peur terrifiante, il conjura le sort :
« Ô Nurgle ! Père tout-puissant ! Je te donne ma vie, mon navire, et mes hommes ! Je te confie mon âme ! Je te donne tout ce que tu souhaites !
Sauve-moi de la mort ! Je te donne mon âme ! »
Et alors, l’un des coffres du château de poupe, débordant d’artefacts profanés subtilisés, se mit à dégouliner d’une mélasse immonde et verte…
Mémé Gâteuse faisait la sieste. Se fut le réveil soudain et agité de Faul qui lui fit enfin ouvrir les yeux en bougonnant. La vieille peau ridée et nauséabonde l’observa. Elle était censée guider Faul durant sa divination, mais visiblement elle s’était déconcentrée.
« Bon bon bon », fit-elle en caquetant avec ses dents manquantes. « T’as su des trucs sur c’te rafiot ?
Nan me dis pas tout d’suite. J’ai soif amène-moi un verre d’eau. Et ensuite tu me couperas les ongles des pieds. »