Bernhard ouvrit grand la bouche, et cria :
« Père tout-puissant ! Qu’est-qui- »
Il ferma soudain la bouche et posa ses mains sales dessus pour s’en recouvrir : Un son était bien sorti de sa gorge, mais ce n’était pas son son, pas sa voix. Il avait parlé avec la voix rocailleuse mais féminine de Frida. Le clerc de notaire bougea ses pupilles paniquées jusqu’à trouver le soutien et le réconfort de quelqu’un d’autre. Ce fut la noble qui passa une main sur ses épaules, et qui l’attrapa dans une petite étreinte amicale. Max s’avança, et les rejoignit aussi. Frida fut le dernière, un peu hésitante, mais une fois qu’un courage suffisant anéanti ses dernières inhibitions, elle se rua également dans leur union. Ils se câlinaient, tous, tous ensemble. Max hurlait de rire. Irmfried, plus maître de lui-même, se contentait de faire un grand sourire, tandis qu’il ne repoussait pas les lèvres de Reinhard qui l’assaillaient.
C’est comme si, soudainement, les fidèles de Nurgle avaient vécu une expérience transcendante, qui sortait de leurs corps pour plonger dans la chair de leurs camarades. Mémé ne semblait pas partager leur transe : Elle se tenait à l’écart, mains dans le dos, très satisfaite de voir ses poussins s’unir et se mélanger. Elle s’approcha du cadavre de bébé Karl, et éleva ses mains en l’air.
« Gu'nagh'ghyran aksho ksy Nurgleth tso iakash ; Nurgleth’ksy arkaghyen no’abskolo ! »
Elle psalmodiait dans la langue démonique, et alors, des murs volèrent des mouches, des cafards, du toit tombèrent des larves, et toutes s’agglutinèrent au sarcophage de fortune, et entrèrent à l’intérieur par les petits interstices de l’ouvrage. Dans l’esprit de Reinhard, une lumière verte scintillante semblait en émanait, comme un phrase extrêmement puissant ; Mais même ses coreligionnaires qui ne possédaient pas ses talents latents se sentirent soudain émerveillés. Irmfried sauta devant en s’agenouillant. Steiner prit sa tête dans son visage tout en agitant sa tête d’avant-en-arrière. Max se mit à hurler et à pleurer des larmes de joie. Frida, elle, riait aux éclats :
« Il est avec nous ! Il est avec nous ! Papy est avec nous ! »
Elle hurlait avec la voix de Max. Il était soudain compliqué de deviner qui était qui. Reinhard sentait, en lui, des picotements et des odeurs et des sensations qui formaient une espèce de cocktail indigeste mais délicieux à la fois ; L’espace d’un instant, il avait l’impression de savoir lire et rédiger un acte notarié. Il se sentait capable de gagner un duel d’escrime en bondissant à droite puis à gauche avec une rapière. Il avait envie d’escalader un mur et de faire sauter le verrou d’une fenêtre. Il voulait se maquiller et porter une robe. Il avait le désir de jouer à cache-cache avec sa fille. Il voyait le monde à travers des yeux qui n’étaient plus les siens, à toute vitesse.
Et ils se mirent à chanter, avec sept voix différentes, sans que l’on sache de quelles bouches émanaient vraiment les sons :
« Bubons, sang, glaires et tripes ! Furoncles, morve, caries et pus ! Ampoules, fièvres, plaies-qui-suintent ! De tes blessures naît la pourriture ! »
Ils répétèrent ce mantra lyrique en cœur, comme s’il avait s’agit d’un petit chant de poivrots aux abords d’un festival. Et puis, Reinhard bouillonnait de joie. Il se sentait tellement excité, il avait envie de bondir et de hurler. Il sentait de la sueur perlant dans son dos, et une chaleur étouffante sous sa peau. Son cœur pulsait, battait la chamade. Il fit un lourd pas en arrière. Et soudain, il s’écrasa au sol.
Irmfried et Steiner se jetèrent sur lui pour tentèrent de le rattraper. Mais alors qu’ils allaient poser ses mains sur son corps, Mémé hurla d’une voix qui résonnait, comme si elle était réverbérée par un écho immatériel.
« Non ! Ne le touchez pas !
Grand-père l’appelle, grand-père l’appelle ! Grand-père l’appelle ! »
*******
Ce furent les pleurs de Karl qui réveillèrent Reinhard. Quand il ouvrit grands les yeux, il découvrit que le ciel était vert, et qu’il n’y avait nul nuage, ni étoile sur la voûte céleste. Ses mains attrapèrent le sol, et il le sentait meuble, glissant sous ses doigts, pénétrant sous ses ongles. Il se souleva, et il découvrit qu’il était dans un immense marais putride et verdâtre.
Ils courraient vers Karl.
Le bébé qui avait réveillé se trouvait au fond du marais. Il était toujours aussi bleu, et bougeait ses petits doigts dans tous les sens. Les petits monstres verts rigolèrent et ricanèrent, et dirent des mots dans la langue que Mémé parlait, mais que Reinhard avait encore du mal à faire parfaitement sens. Ils soulevèrent Karl au-dessus d’eux, comme un sac, et tout en se bousculant et en se bagarrant pour se le disputer, ils s’éloignèrent un peu plus loin, jusqu’à un démon beaucoup plus grand et terrifiant qu’eux.
C’est alors que les petits démons aperçurent Reinhard. Si la plupart d’entre eux s’en désintéressèrent et foncèrent dans le marais pour suivre un animal qui sautillait à la surface de l’eau, trois d’entre eux se ruèrent vers lui. L’un d’eux glissa, roula, mais se releva aussitôt. Ils se jetèrent à ses jambes, courraient autour de lui en rigolant et en tentant de parler avec lui, dans cette langue étrange dont Reinhard ne reconnut que certains mots : « Nurgleth », le prénom de papy, et « aksho », qui voulait dire « venir chercher ». L’un tira sur le vêtement de Reinhard, ses petits doigts potelés laissant derrière une masse gluante et verte qui le tâcha.
Il décida de les suivre.
Il marchait guidé par les trois petits chenapans qui hurlaient et riaient. Et voilà que Reinhard les suivait dans un chemin hors du marais. Tout autour de lui, le cadeau de Nurgle était omniprésent. Des talus faits de déjections, de la faune et de la flore incompréhensible, mutée jusqu’à l’horreur. Des démons de tailles diverses semblaient travailler, avec des serpes et des fourches faites de chair, qui avaient des yeux et qui bougeaient au bout des manches. On aurait dit un faubourg, un faubourg paisible et doux, où d’honnêtes paysans travaillaient.
Le sol trembla, et à sa droite, pour compléter le tableau idyllique, Reinhard aperçut même des preux chevaliers.
Ces preux soldats semblaient sortir d’un petit manoir, devant lequel Reinhard s’arrêta. Comment ce bâtiment tenait debout était un mystère : C’était un joli château de pierre et de bois, mais dont les façades étaient lézardées de nids, de ruches, et de terriers. Les fenêtres, les remparts et toute la structure était colonisée par les mouches, par les vautours et par les bousiers. D’immondes papillons se posèrent sur des fleurs qui décoraient les grandes portes et le beffroi. Qu’importe que Reinhard hésite à rentrer : Les trois petits nurglites qui l’accompagnaient s’approchèrent de la porte, et s’escaladèrent les uns sur les autres pour que le troisième puisse atteindre le grand heurtoir qu’il utilisa pour frapper trois grands coups sur le bois.
Et lentement, deux chevaliers utilisèrent leurs tentacules pour ouvrir grand les doubles-portes géantes, et ainsi permettre à Reinhard d’entrer.
La pièce était géante. Alors qu’il n’y avait aucune fenêtre, et aucune source apparente de lumière, Reinhard voyait à l’intérieur comme en plein jour. En fait, tout l’endroit où il était défiait les lois de la physique : Des tentacules volaient en l’air, des milliers de paires d’yeux l’observaient, et des milliards de mouches volaient dans des chorégraphies magnifiques au-dessus de sa tête. Le plafond était immense, haut comme le ciel, et de ce plafond suintait du sang, du pus et des crottes molles. Dans la salle d’apparat, une centaine de personnes étaient en train de courir dans tous les sens, de se jeter des ballons, ou bien ils étaient assis en train de jouer aux cartes. Une centaine de personnes mortes-vivantes, à en croire par leur état de décomposition avancé, leur gangrène qui les décorait.
Et Reinhard les reconnaissait. Il reconnaissait certains de ces visages. Il les avait vus.
Il les avait vus en rêve, sur le Il Dolce Delfino. Ces hommes guillerets qui couraient dans tous les sens, c’était l’équipage maudit, celui du capitaine-borgne Candiano, celui du navire aujourd’hui en quarantaine sur l’Halbinsel, que Nurgle avait béni. Ils étaient là, ces matelots que Vitale avait offert à Nurgle en une proclamation pour avoir la vie sauve.
Au milieu de la salle, se trouvait un trône géant. Et dessus, un monstre plus géant encore. Un gros-plein-de-soupe verdâtre, aux tripes qui glissaient d’une énorme entaille sur son estomac boursouflé.
« Salut, petite mouche ! Salut ! Approche, viens, viens sur mes genoux ! »
Il était aisé pour lui de demander ça : À chaque pas de Reinhard, le cultiste pouvait se rendre compte d’à quel point le monstre était géant. Il n’atteignait pas son tibia, s’il voulait arriver sur ses genoux, ça serait uniquement en l’escaladant. Heureusement, ou malheureusement, pour lui, le démon fit un petit signe de tête, et les milliards de mouche qui dansaient en l’air se ruèrent sur lui. Reinhard senti les pattes des scatophages lui parcourir le corps, entrer dans ses vêtements, et le soulever. Il vola ainsi jusqu’aux genoux du monstre, où il trouva un siège confortable dans des plis de gras de sa cuisse.
« Montre-moi la marque sur ton ventre ; Montre-moi voir si Grand-Père t’as bien béni ! »
La plaie de Reinhard était plus vive que d’habitude. Elle était à présent suintante, humide, les croûtes avaient sauté, et deux petits asticots se tortillaient dessus.
« Magnifique ! Tout simplement magnifique !
Mon nom est Fulrug’ath, et les chevaliers Bretonniens qui m’ont banni dans le Moussillon il y a de ça bien longtemps me surnommaient « le Répugnant », je trouve que c’est un nom très charmant. Qu’en dis-tu ? Furug’ath le Répugnant. Peut-être que Furug’ath le Nauséabond sonne mieux ? »
Il agitait la tête pour lui-même, en pinçant ses lèvres hideuses qui camouflaient à peine sa bouche couverte d’aphtes. Il semblait vraiment réfléchir à quel nom serait le plus terrifiant.
« La Tilée, Nuln, le Moussillon… Fort heureusement, pour nous, toutes ces frontières et ces distances physiques n’ont absolument aucune importance. Surtout lorsque l’on est aidé par un bateau, comme celui que ce bon capitaine Vitale Candiano a utilisé ! Cet homme cruel, égoïste et aristocrate a vécu toute sa vie en écrasant les gens comme toi, Reinhard, alors, une sorcière qui me servait lui a apprit une grande leçon, et dorénavant, il a juré sa vie à mon service.
Son existence n’a aucune importance, mais son corps putride et ravagé qui est maintenant caché dans son navire que j’ai marqué, lui, oui, il m’est essentiel. J’en ai besoin. Et toi aussi tu en as besoin Reinhard. »
Il tendit son gros doigt, qu’il posa sur le nez de Reinhard, comme s’il jouait avec un enfant.
« Le navire est plein de mes cadeaux, mais ce ne sont pas des artefacts qui doivent t’intéresser. Nurgle aime la vie, même lorsqu’il la confisque. C’est Vitale, sa carcasse en décomposition, mais qui respire encore, qui est essentielle.
Libère-le, Reinhard. Puis sacrifie-le, comme tu as sacrifié Karl. Mais pas dans une petite cave cachée et à l’écart, non… Reinhard, il faut que tu parviennes à trouver un moyen de faire goûter mon cadeau au plus grand monde possible.
Peux-tu faire cela ? »