Dès qu'il fut seul, quelques pas après avoir franchi le seuil de chez Klaus Sontag, son esprit fut envahi par l'image de la flèche qui, se plantant dans le bel œil bleu de Karl, avait transformé son rire au coin du feu en un borborygme obscène. Sa chair revécut l'outrage dont l'avaient accablé les deux frères et le père de son amant fraichement transformé en cadavre. Il fut comme sonné et dut s'appuyer contre le mur d'une maison pour reprendre son souffle. Il se retenait difficilement de pleurer, mais il n'était pas assez naïf ni assez coupé de la réalité pour ignorer qu'un tel signe de faiblesse en public ne manquerait pas d'attirer l'attention de tout ce que ces rues comptaient de prédateurs humains, quand bien même il se trouvait au cœur de l'Altestadt.
Il prit même conscience que sa simple défaillance pouvait avoir attiré l'attention, et il se força à reprendre sa marche, réfléchissant autant qu'il le pouvait à ce qu'il devait, et surtout à ce qu'il pouvait faire.
Il allait devoir s'éloigner de Nuln et du Wissenland. Sa famille y était trop connue, le risque trop grand de croiser quelqu'un qui sût son éviction. Il bénit un instant les Dieux de l'avoir fait naitre dans une famille de noblesse somme toute modeste, sans quoi il eût du s’exiler hors de l'Empire. Heureusement dans son cas, quitter la région devrait suffire.
S'imaginant dans une coche de la Ligne Express Impériale en route pour Altdorf, il se fit la réflexion que s'il avait pour lui un pécule significatif, il n'avait pour l'instant aucune idée de la façon de le renouveler. Il allait falloir être économe, lui qui n'avait de sa vie jamais eu à se poser la question des moyens financiers de ce qu'il souhaitait faire.
À sa connaissance, il n'y avait que deux moyens de voyager gratuitement : seul et à pied, ou bien en louant son épée à un convoi marchand. La première solution était certes la plus simple, mais ses chances de survie n'étaient pas optimales. Il se résolut donc à chercher à s'employer. Il n'aurait pas trop de mal à inventer une histoire, l'Empire ne manquait pas de cadets de la noblesse à la recherche de quelque aventure où s'illustrer.
Il allait donc falloir qu'il puisse passer plusieurs jours de voyage, sans auberge... S'imaginant de l'extérieur, il jetait un regard critique sur lui-même : certes sa pèlerine, ses cuissardes, sa brayette étaient de première qualité et il n'aurait pas froid la journée... Mais il n'était pas équipé pour voyager longuement, ni pour passer la nuit dehors. Il allait lui falloir faire étape chez un commerçant, sinon plusieurs. Il n'en connaissait aucun en particulier, mais savait où les trouver : ses pas le menèrent à l'Handelbezirk. Il parcourut quelques rues sans qu'un échoppe lui parût receler ce qu'il chercherait, ni lui inspirât confiance... Jusqu'à ce qu'il avise le Gentilhomme itinérant.
Beau magasin bourgeois, doté d'une vitrine sur laquelle on pouvait lire : "Voyages, pèlerinages : tout pour l'homme de qualité", il sembla à Gebhard qu'il était fait pour lui. Bien sûr, il risquait d'être un peu cher, mais il avait aussi besoin de biens dont la mauvaise qualité ne trahît pas la précarité réelle de sa condition.
Il poussa la porte pour trouver un vendeur en train de conseiller un client quant à la meilleure tente à acheter en fonction du climat ayant cours là où il se rendrait, et un autre se tenant près de l'entrée, disponible, qui lui adressa poliment un :
- Monsieur, bonjour.
En même temps, Gebhard entendit la même chose venant de sa droite, se retourna en même temps qu'il rendait la salutation pour découvrir un homme d'allure affable, à l'embonpoint et au sourire satisfait de celui qui a réussi. Il l'identifia au propriétaire du lieu. Son regard se porta ensuite sur les rayonnages, ordonnés et spacieux, pendant que le vendeur de l'entrée lui demandait :
- Monsieur souhaite-t-il être conseillé, ou bien sait-il déjà ce dont il a besoin ?
- Quelques conseils seraient les bienvenus. Il n'avait aucune idée de là où il se rendait, mais savait que ce serait probablement au Nord, et qu'il aurait besoin d'articles assez robustes pour être durables. Je dois me rendre à Salzenmund, alternativement à pied et par vois fluviale. Il me faudra aller aussi vite qu'il est possible, et il n'est pas certain que je trouve toujours une auberge. Il me faut de quoi dormir et emporter quelques affaires.
L'habituel ballet du client et du commerçant s'engagea. Proposition, réponse, contre-proposition. Après plusieurs dizaines de minutes, le vendeur récapitulait :
- Nous avons donc... Une tente individuelle, un sac à dos, une outre, une chemise et une écharpe, cinq mètres de cordes, et cinq rations... Nous en avons pour six couronnes et vingt cinq sous.
- Bien que je ne doute pas un instant de la qualité de vos produits, cela me semble... Onéreux. Disons que je vous prends l'ensemble pour six couronnes.