Il y avait quelque chose de grisant à se plonger corps et âme dans un combat. À contempler depuis une position de choix ce splendide mélange de technique et de courage se débattant entre une personne et l'autre dans un duel de vagues, un ressac qui était la prise de dessus de l'un puis de l'autre, puis un courant qui change et une débâcle. Prestenent n'avait jamais vu cela, mais désormais, il était plongé dedans, au départ avec une vivacité excitante qui faisait frémir ses muscles quand il frappait.
Une attaque déviée, mais qui touche tout de même l'épaule sans blesser profondément. Pas grave. À force le chevalier en haubert s'épuiserait et demanderait grâce. C'était ainsi que devait se dérouler le duel d'après les prévisions de Prestenent. La victoire était presque assurée. Bien sûr, si son ennemi n'avait pas échoué ses premiers assauts et n'avait pas été déséquilibré par la maladresse et la malchance, il en aurait été bien autrement, mais une force au delà de tout calcul avait déterminé la direction première du combat, quelle vague prendrait le dessus sur l'autre. C'était un duel visant à les départager au regard de la Dame du Lac, et visiblement elle n'avait pas mis longtemps à choisir sa position.
L'épée du chevalier rata Prestenent à nouveau. Il vint à l'esprit du Moussillonnais l'impression que peut-être son adversaire n'osait pas essayer réellement de le toucher, comme s'il avait peur de blesser une femme. Non, impossible. D'une part, il avait clairement manifesté sa haine, mais en plus cette idée était insupportable pour Prestenent, et il sentait que si il gardait cette pensée il risquait de s'enrager et de frapper avec trop de colère, peut-être de blesser grièvement le chevalier. Non, il fallait procéder avec méthode, lui faire comprendre qu'il était surpassé, que la Dame du Lac lui avait donné tort, qu'il avait tout bonnement perdu.
Un autre coup était lancé. Cette fois, pas paré. Encore une blessure pour le chevalier de Vagne. Il devait commencer à être à bout de souffle. Il s'arrêterait bientôt. Il n'y avait pas d'autre possibilité. Il était à bout de force. Il fallait juste tenir bon quelques instants, calmer les trépignements, souffler, se tenir prêt à parer. Mais Prestenent avait sous estimé son adversaire, ironiquement. Il pensait que n'importe qui de raisonnable reconnaitrait que ce duel devait avoir une fin correcte.
Mais le chevalier balafré n'était pas raisonnable. Quel chevalier était raisonnable ? Alors que Prestenent se croyait fermement concentré sur ce magnifique jeu de méthodes qu'était le combat, il était en fait perdu dans une contemplation fausse. Il perçut le raidissement fol de son adversaire. La vision de Prestenent se brouilla. Non pas qu'il voyait moins bien, mais qu'il ne différenciait plus sa vision de celle d'un autre, ou d'un rêve. Il oublia que ce qu'il voyait était en train d'arriver sur lui, et l'acte de son ennemi plus que le geste parvinrent à le prendre par surprise.
Aussi, il ne réagit pas. Pas à temps du moins. Le blond à la balafre raidit tout son corps et s'élança dans un nouvel assaut, plus assuré, plus déterminé, plus désespéré peut-être. Une volonté de vaincre, d'écraser, de détruire et de tuer mêlée à une vaillance et refus obstiné de la défaite avaient animé le chevalier Bretonnien pour donner un coup à la tête de son ennemi. Pas de protections, par de parade, rien ne pouvait empêcher Prestenent d'être tué.
La seule chose que ne fit pas Gastien de Vagne fut orienter convenablement sa lame. S'il avait donné le bon angle, elle eut frappé à la manière d'un couperet, déchiré la mince peau qui recouvre la tête, fendu l'os du crâne comme un hachoir de boucher coupe l'os de la volaille, et sans nul doute la lame eut pénétré dans la tête, arraché tout ce qui y vit, écrasé la cervelle, fait gicler le sang, et évidemment ôté la vie au jeune chevalier Moussillonnais.
Mais de Vagne n'avait pas donné un coup mortel. La lame n'avait pas le bon angle, et au lieu de trancher et de fendre elle cogna, déchira, et assomma.
Prestenent tituba sous l'effet du violent coup à la tête, hésitant quelques fractions de seconde, ne sachant pas encore s'il était toujours destiné à vivre. La peau entaillée de son cuir chevelu laissait échapper une quantité terrifiante de son sang qui dégouttait dans ses cheveux, les souillant de carmin. Mais son crâne était entier, sa cervelle encore là, et lui bien vivant.
Le reste se passa en un temps infinitésimal. Un raisonnement agita l'esprit du chevalier Moussillonnais. Plus de sourire. Plus de joie. Plus de jeu. Il avait été arrogant, et la Dame du Lac avait voulu le lui faire comprendre. Peut-être était-ce la lâcheté qui donna la force à son geste, ou un zèle dévot exacerbé envers la Dame qu'il devait satisfaire, ou bien un réflexe parti directement de ses nerfs sans avoir pu transiter par son cerveau désemparé. En tout cas, la seconde d'après il se retrouvait les yeux écarquillés, dévisageant un jeune chevalier dans les derniers instants de sa vie pittoresque. Son épée était profondément enfoncée dans le ventre de son ennemi. Comment ? Prestenent avait frappé plus fort qu'il ne l'eut crû possible, avec plus de précision qu'il ne l'eut crû plausible.
Il y avait un léger espace entre les tassettes et le plastron. Était-ce sa faute si l'armure n'était pas parfaitement ajustées ? Non, ce n'était pas la bonne manière de raisonner. Il venait de transpercer un homme de par en par. Restait-il une chance ? Non. Il avait orienté sa lame de biais, il avait dû...
Comment était-ce possible ? La Dame l'avait-elle voulu ainsi ? Ce chevalier impétueux et balafré avait-il déplu à la déesse de la chevalerie ? Ou Prestenent avait-il tué un homme ? C'était un duel loyal, dans les plus pures traditions, mais tout de même. Prestenent n'aurait jamais crû tuer quelqu'un à son premier duel, et il aurait encore moins crû que la première personne qu'il tuerait serait un chevalier. Toute joie l'avait désormais quitté. Il vit le mourant, dans un dernier sursaut de fierté, lui déclarer que telle était sa valeur. Le Moussillonnais, encore embué par le sang qui coulait sur son visage et la tête qui lui tournait, désemparé par l'hémoglobine qui giclait sur ses mains en charriant le long de sa lame, se glissant sournoisement entre son gant et sa peau, se trouvait trop troublé pour trouver quoi répondre. D'une façon hésitante, il déclara:
"Vous l'avez montré. Vous vous êtes bien battu, mais vous n'êtes pas bien mort, ça non. Je demeure persuadé que vous valiez mieux que ça."
Puis, pour peut-être mettre fin aux souffrances de l'homme, il ôta son épée d'un coup sec. Le sang qui jaillissait était la chose la plus laide qu'il ait jamais vu. Le corps s'effondra avec la lourdeur de l'armure. Définitivement sans vie. Prestenent le contempla d'un œil indécis. Curieux et triste en même temps. Il était donc si aisé de mourir ? La Dame avait-elle complètement abandonné ce chevalier aujourd'hui ? Ou comme on le disait en Moussillon, il y avait des gens qui méritaient de mourir pour ne pas avoir à souffrir les calamités du monde ou à se voir pervertis par elles ? Compte tenu du chemin sur lequel ils étaient, le balafré devait se diriger vers la Grismerie ou le Moussillon, donc on pouvait penser que sa mort lui avait épargné un destin bien tragique que ne méritait aucun chevalier errant.
Ces pensées ne devaient durer qu'un temps cependant. Prestenent retira son gant embué de sang pour le laver avec son outre d'eau, puis en le renfilant il déclara à l'adresse du corps.
"J'avoue ne pas savoir ce qu'il convient de faire dans ces circonstances. mais ce qui est sûr, c'est qu'il est hors de question de laisser le corps d'un chevalier comme ça dans le désert. Heureusement, aussi sûr que les bordelins savent distiller du vin, les Moussillonnais savent enterrer des corps."
S'il avait été capable de le faire, Prestenent aurait aimé donner tous les honneurs dus à ce chevalier inconnu. Un vrai cercueil, et une épitaphe. Mais même s'il l'avait pu, qu'aurait il dû dire ?
"Ce chevalier est mort dans un duel d'honneur. Bien que la Dame du Lac l'ait défavorisé, dans ses derniers instants il a fait rempart de sa vie pour protéger son honneur, si bien que même dans la défaite il demeure autant respectable que dans la victoire."
Heureusement peut-être, Prestenent ne savait pas écrire, et encore moins graver sur une pierre. Au lieu de cela, il posa sur la tombe l'anneau que de Vagne portait à son doigt, sans doute un symbole qui permettrait de le reconnaitre. Si un parent à lui passait par là, par chance il pourrait le reconnaitre et récupérer son corps pour l'enterrer dignement dans le cimetière idoine.
Maintenant, il lui fallait poursuivre sa route. Il avait goûté à ce qui lui manquait dans sa vision de la chevalerie. L'honneur et la mort. Gastien de Vagne avait peut-être offert au jeune Moussillonnais une des dernières leçons que n'aurait pas pu lui dispenser sa propre famille, et qui lui permettrait de s'approcher bien mieux de son idéal de la chevalerie.
En revanche, et cela pouvait être un bien comme un mal, la victoire sanglante de Prestenent d'Affreloi l'avait conforté dans son idée qu'il était élu par la Dame du Lac. La déesse devait avoir un destin pour lui, un destin qui valait que la première personne à remettre en question sa masculinité trouve une mort rapide et injuste. Cela ne pouvait au fond pas présager beaucoup d'améliorations dans le comportement du chevalier.
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Selon les gages décidés avant le duel, la victoire de Prestenent implique que désormais, sur le Discord ou ailleurs, Gastien ne peut plus traiter Prestenent de femelle et est supposé se référer à lui en disant messire d'Affreloi (ce dernier détail, on l'appuiera moins quand même). Prestenent est ouvert à jeter le gant à quiconque autre voudrait le traiter de femme, la seule condition étant que le combat soit équilibré (même rang) et en 1v1.