Nombreux étaient les pirates qui peuplaient Sartosa. Nombreux étaient ceux qui avaient amassé assez de richesse pour s'offrir le titre pompeux de seigneur Pirate. Mais ce titre ne valait plus rien lorsque le code était piétiné. Nombreux étaient les seigneurs et les prétendus Roi des pirates, qui avaient payé cher le prix de cette erreur. Nombreux étaient les ambitieux qui, dans leur quête d'or, de gloire et de pouvoir, avaient été ramenés à la dure réalité par le code.
C'était une chose qu'Edmond ne devait jamais oublier. C'était quelque chose que son séjour sur la Tentatrice lui avait fortement inculqué. Ça et le respect des dames et du travail bien fait. Mais le monde et ses mers n'en attendait pas moins d'un marin bretonnien, d'un marin bretonnien de sang bleu de surcroît! Même si ce sang, jadis pur, ne valait tripette dans un endroit comme l'île des pirates.
Edmond marchait sur le long des quais de la cité, admirant l'incessant ballet des navires battant le pavillon noir, allant et revenant de la course. La guerre de course. Un bel euphémisme, inventé par quelques romantiques, pour masquer avec pudeur ce qui n'était rien d'autre que l'une des besogne les plus infâmes de ce monde : le vol, avec violence et fracas.
Toutefois, cet euphémisme était loin de cacher la réalité qui attendait ceux qui s'engageaient dans une telle carrière. Edmond pouvait en effet admirer le sombre travail des canons des lourd galions bretonniens et impériaux. Quand ce n'était pas des pans entiers des vaisseaux qui manquaient, c'était un marin à la jambe fraîchement amputée, qui clopinait sur ses béquilles, en direction du tripot le plus proche.
Edmond le suivit, d'ailleurs. Certaines mauvaises langues auraient pu dire qu'il était attiré, tel son dieu, vers la mince couche de sang séché qui maculait le nœud masquant le moignon du misérable. En réalité, leurs routes coïncidaient juste.
Edmond était sans emploi. Il avait quitté la Tentatrice, après avoir racheté sa liberté, dans un vain espoir de retrouver celle qui avait été sa promise. Cruels ou bons furent les dieux de lui rappeler qu'un homme mort depuis près de dix n'avait plus grande place dans le cœur de sa belle.
Après avoir conclu, dans un accès de rage, un pacte avec le puissant Stromfels, il s'était vite retrouvé, pendant plusieurs jours, à errer dans les rues de Bordeleaux, en quête d'un équipage pour le recruter, ou d'un pilote assez hardi ou fou pour l'emmener à Sartosa. Il finit par trouver l'un de ces pilotes, un contrebandier anonyme, qui troquait du cognac de contrebande contre les épices et autres trésors que les pirates de Sartosa arrivaient à piller.
Edmond pénétra dans la taverne. Un bouiboui miteux, heureusement rehaussé par l'ambiance paillarde et les rires gras de marins s’encanaillant avec des filles de joie bien en chair. Il avait vaguement vu un panneau à l'entrée. Le Lion de Mer. Sans doute un nom bien adapté à l'endroit. Ou pas, selon ce qu'on s'imaginait être un lion de mer.
Quelques hommes, dans une alcôve, s'étaient lancés dans une partie de cartes endiablée. Un dandy richement vêtu semblait dépouiller trois autres marins.
Une jolie rousse passait entre les tables, distrayant les convives en jouant de la flutte, esquivant avec grâce les mains potelées qui visaient vainement son séant.
Un poivrot semblait assoupi au comptoir, presque sur le point de s'écrouler.
Enfin, dans un coin plus discret, un homme bâti comme une armoire à glace, avec un petit coffret posé sur la table et un morceau de parchemin déroulé devant lui, jaugeait une demi-douzaine de gaillard s'alignant devant lui pour rejoindre son équipage.
Peut-être était-ce l'occasion qu'Edmond recherchait. Ou peut-être, après tant de jours passés sur les mers, en compagnie d'un contrebandier cherchant à lui vendre sa propre mère au prix de la Couronne Bretonnienne, avait-il envie de se détendre avec une bière fraîche, une partie de carte perdue d'avance ou une jolie musicienne.